Les courants nationalistes du clergé croate ont essayé de présenter la Croatie comme une “Pologne des Balkans”, où la foi catholique aurait été le vecteur principal de résistance au “régime communiste serbe de Belgrade”. Cette réécriture de l'histoire néglige évidemment la réalité multinationale du socialisme yougoslave, mais pouvait se révéler précieuse pour essayer de “vendre” la cause croate dans les années 1990.
Depuis l'indépendance, l'Église a obtenu des victoires notables, comme l'introduction de l'instruction religieuse à l'école et la signature d'un très avantageux concordat. Elle essaie de jouer un rôle social, qui ne fait pas toujours bon ménage avec les obligations internationales de la Croatie, candidate à l'intégration européenne.
Au moment de l'éclatement de la Yougoslavie, l'Église catholique a pris fait et cause pour l'indépendance croate, certains prêtres n'hésitant pas à glorifier le souvenir du régime oustachi. Le poids réel de l'Église catholique en Croatie est cependant difficile à évaluer. La pratique religieuse demeure assez faible, l'adhésion au catholicisme relevant souvent moins de la foi intime que d'une démarche identitaire et nationale, surtout dans les régions marquées par la cohabitation de plusieurs groupes nationaux, comme la Slavonie, au nord-est de la Croatie, ou encore les régions croates de Bosnie. L'influence de l'Église, restée forte dans les zones rurales, gagne cependant aussi les villes, notamment à la faveur de l'instruction religieuse qui a été réintroduite dans les programmes scolaires depuis l'indépendance.
Les choix de la diplomatie vaticane
Le Vatican a été souvent critiqué pour sa reconnaissance précoce, voire hâtive, des indépendances de la Slovénie et de la Croatie, qui aurait contribué à faire basculer l'ancienne Yougoslavie dans la guerre. Une histoire diplomatique impartiale doit relativiser la part de responsabilité imputable à Rome: à l'automne 1991, le processus de désagrégation de l'ancienne Fédération était déjà probablement irréversible. Cependant, une partie au moins des stratèges du Vatican songeaient alors à favoriser l'émergence d'un “bastion catholique” sur le flanc oriental de l'Union européenne, dont la Slovénie et la Croatie auraient été des pièces maîtresses.
Le nationalisme croate radical disposait de quelques relais d'influence au sein de la hiérarchie vaticane, probablement hérités de la période suivant la Seconde Guerre mondiale: l'Église avait alors offert sa protection à plusieurs dignitaires du régime collaborationniste des oustachis. Cependant, le ralliement de l'Église à la cause indépendantiste a plutôt procédé d'une stratégie politique raisonnée: le Vatican a très vite compris que la Yougoslavie socialiste était condamnée, et a décidé d'apporter son soutien aux aspirations sécessionnistes de la Croatie et de la Slovénie, deux républiques majoritairement catholiques. L'objectif du Vatican était probablement double: faire respecter le principe du droit des peuples à disposer d'eux dans le contexte de la nouvelle Europe en train de se dessiner, et construire des relais de son influence dans une zone stratégique et toujours divisée entre plusieurs traditions culturelles, politiques et confessionnelles.
Le Vatican a d'ailleurs également apporté son soutien à la Bosnie-Herzégovine, sans hésiter à dénoncer les excès du nationalisme croate [1]. Le pape a clairement rompu avec ce nationalisme dès qu'ont éclaté les combats croato-musulmans en Bosnie, en 1993. Lors de ses trois voyages en Croatie, le Saint Père a dénoncé les excès du nationalisme croate. Il a reçu un accueil enthousiaste lors de sa visite à Sarajevo en 1997, dépassant la seule communauté catholique. Lors de son voyage à Banja Luka, en juin 2003, il a même dénoncé en termes explicites les crimes commis par les catholiques durant les guerres des années 1990.
Le Vatican a soutenu tout au long des années 90 des initiatives œcuméniques en faveur de la paix, même si son soutien à la Croatie, puis à la Bosnie, a contribué à détériorer un peu plus ses relations avec le monde orthodoxe, soudé autour du soutien à la Serbie. En Croatie même, sauf exceptions individuelles, l'Église ne s'est guère engagée dans les initiatives œcuméniques et n'a guère tendu à la main à l'Église orthodoxe, elle-même engagée dans la cause sécessionniste serbe.
Jean-Paul II a naturellement apporté son soutien à la candidature européenne de la Croatie, et voit sûrement d'un bon œil la perspective de l'adhésion d'un nouveau pays très majoritairement catholique, où les options conservatrices (sur l'avortement, l'homosexualité, etc) jouissent toujours d'un large consensus dans l'opinion.
Des relations compliquées avec le pouvoir
Les nationalistes de la Communauté démocratique croate (HDZ), le parti indépendantiste de Franjo Tudjman ont tenu à se présenter, pour des raisons politiques, comme des fils fidèles de l'Église catholique, même si beaucoup des nouveaux dignitaires du régime étaient en fait sortis du moule communiste. Le catholicisme était précieux pour eux comme marqueur de l'identité nationale croate, et l'Église représentait un relais d'influence dont ces dirigeants ne voulaient pas se priver.
L'accession à l'indépendance et le revival identitaire croate s'est accompagné d'un phénomène de retour à la foi (baptême d'adultes, etc), qui est cependant demeuré assez limité: l'image d'une Église “triomphante” ne correspond guère à la réalité d'une pratique religieuse assez faible, même si près de 80% des Croates se disent catholiques.
L'Église croate, alors dirigée par le cardinal Kuharic, a cohabité sans problème avec le régime du HDZ, essayant simplement de faire payer au meilleur prix son soutien, mais sans jamais critiquer les excès nationalistes et xénophobes de ce régime, ni élever la voix contre les tentatives de réhabilitation du régime oustachi. L'Église a ainsi pu négocier un concordat, prévoyant entre autres une exemption fiscale pour les membres du clergé et l'introduction de cours de religion dans les écoles, tandis que les médias officiels lui étaient très largement ouverts. L'Église a également obtenu la restitution d'une bonne part de ses très importantes possessions nationalisées à l'époque communiste.
La mort de Franjo Tudjman, en décembre 1999, a été suivie par la victoire des sociaux-démocrates d'Ivica Racan, aux élections du 3 janvier 2000. La partie la plus radicale du clergé est alors entrée en guerre contre le nouveau régime de centre gauche, au point que l'Union européenne a dû demander la médiation du Vatican pour que l'Église croate modère ses attaques contre le gouvernement de Zagreb. Les franges les plus radicales du clergé n'hésitaient pas à collaborer ouvertement avec l'extrême droite nationaliste et à dénoncer toute collaboration avec le Tribunal pénal international de La Haye (TPIY), qui réclame toujours la reddition de plusieurs officiers supérieurs croates, suspectés de crimes de guerre [2].
Cette dénonciation de la collaboration avec le TPIY risque de mettre le gouvernement de Zagreb en porte-à-faux avec ses obligations internationales. Début mai 2003, les obsèques quasi-officielles du général Janko Bobetko, ancien chef d'état-major de l'armée croate, décédé en Croatie alors qu'il était inculpé par le TPI, ont offert l'occasion d'une grande communion nationale autour de la célébration de la “guerre patriotique” menée contre Belgrade en 1991-1995.
La Croatie vit cependant une période assez paradoxale de son histoire politique, depuis le retour au pouvoir du HDZ, après les élections de novembre 2003.Le nouveau Premier ministre Ivo Sanader, pourtant issu du sérail nationaliste, s'est donné pour but de conduire la Croatie dans l'Union européenne, et il est prêt à en payer le prix: réintégration de la minorité serbe, coopération avec le TPIY, rupture avec le nationalisme des années 1990. Il a ainsi pris depuis 18 mois des décisions que les sociaux-démocrates n'avaient pasosé prendre, par crainte de réactions des milieux nationalistes, et il pourrait rapidement se trouver en conflit avec l'Église sur certains points essentiels, comme l'introduction d'une législation permettant la reconnaissance des couples de même sexe, exigée par l'Union européenne. Cette stratégie est pour l'instant couronnée de succès, puisque la Croatie a officiellement obtenu le statut de pays candidat, et les négociations d'adhésion à l'Union doivent s'ouvrir le 16 mars 2004. La Croatie a bon espoir d'être intégrée en même temps que la Bulgarie et la Roumanie, dès 2007, ou au plus tard en 2008 ou 2009.
Mgr Bozanic, nouvel archevêque de Zagreb en remplacement du cardinal Kuharic, incarne une rupture très nette dans le discours de l'Église croate: le temps de l'Église nationale, du catholicisme fer de lance de l'affirmation identitaire, semble passé, au profit de l'affirmation d'une Église acteur de l'opinion, qui cherche à défendre ses options morales et sociales dans une société de plus en plus sécularisée.
L'Église catholique s'est aussi fortement engagée dans un travail de réécriture de l'histoire croate, définie selon le paradigme d'une “continuité historique” entre l'État médiéval, la période habsbourgeoise et la Croatie indépendante depuis 1991. Cette réécriture place au cœur de son discours l'identité catholique du pays, comme vecteur de son identité, et tend aussi à “marginaliser” l'épisode du régime oustachi, réduit au rang de simple “accident de l'histoire”.
Béatification contestée
Cette réécriture de l'histoire tourne autour de la figure centrale du cardinal Alojzije Stepinac, qui mourut en résidence surveillée peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cardinal Stepinac a été béatifié par le pape Jean-Paul II à l'automne 1998, lors de son second voyage en Croatie, mais doit-il être considéré comme un “martyr du communisme”, ou comme un “collaborateur” du régime pro-nazi des oustachis?
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles autorités communistes cultivaient, en effet, une grande méfiance à l'égard des religions, aussi bien de l'Église catholique que de l'Église orthodoxe serbe. Cependant, les raisons de la détention de Mgr Stepinac tinrent surtout aux relations ambiguës entretenues par ce prélat, durant la guerre, avec le régime collaborationniste des oustachis croates. À côté de quelques prêtres résistants, nombre de représentants de l'Église croate se compromirentavec ce régime, participant parfois directement à sa politique d'épuration ethnique. En Bosnie notamment, certains franciscains participèrent aux campagnes de conversion forcée des Serbes orthodoxes. Le souvenir de quelques prêtres directement associés aux camps de la mort oustachi, et le véritable martyre subi par l'Église orthodoxe, continuent d'empoisonner les relations serbo-croates [3].
La béatification du cardinal Stepinac permet également d'insister sur les “persécutions” du régime communiste, même si la Yougoslavie n'a pas mené de politique anti-religieuse aussi longue et soutenue que les autres pays communistes d'Europe. En fait, l'analyse du discours tenu sur ces persécutions montre une confusion entre les cas - rares bien bien réels - de répression anti-religieuse frappant l'Église catholique, et la répression du nationalisme croate, toujours considéré comme une menace majeure pour la Fédération yougoslave, au même titre que le nationalisme serbe. Le régime de Tito (lui-même d'origine croate) a toujours estimé qu'il était vital pour lui de museler le nationalisme des deux “grands” peuples de la Fédération.
L'Église catholique préfère escamoter le versant “sombre” de la biographie d'Alojzije Stepinac, pour ne retenir que sa mort en martyr du régime communiste. Cela lui permet de conforter son image de “force de résistance nationalecroate”, mais la béatification du cardinal Stepinac a été mal ressentie par l'Église orthodoxe, ainsi que par la communauté juive de Croatie.
Le cas bosniaque
Il existe aujourd'hui deux Conférences épiscopales distinctes, en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, alors que tous les évêques catholiques étaient réunis à l'époque de l'ancienne Yougoslavie socialiste [4]. Dans les années qui ont immédiatement suivi l'éclatement de la Fédération et qui ont été marquées par la guerre, la Conférence épiscopale de Bosnie-Herzégovine a eu bien du mal à prendre un rythme de fonctionnement autonome mais, sous la direction de l'archevêque de Sarajevo, le cardinal Vinko Pulic, elle a progressivement réussi à couper des liens organisationnels trop directs avec la Conférence de Croatie.
Cependant, les catholiques de Bosnie-Herzégovine et de Croatie ont bien conscience d'appartenir à un même peuple. L'identité nationale des différents peuples de Bosnie-Herzégovine se confond totalement avec l'appartenance confessionnelle, et le catholicisme est donc consubstantiel à la “croacité”. À l'époque ottomane, l'Empire ne reconnaissant que les identités confessionnelles, on parlait même plus volontiers des catholiques que des Croates.
Durant la guerre de 1992-1995, la hiérarchie catholique a parfois eu du mal à prendre ses distances avec le nationalisme croate, notamment en Bosnie centrale et en Herzégovine, durant le conflit croato-musulman, qui a fait rage de l'été 1992 au printemps 1994. Aujourd'hui encore, l'Église entretient des liens étroits avec le HDZ - Bosnie-Herzégovine, parti quasi-hégémonique parmi les Croates de Bosnie.
Les communautés catholiques de Bosnie-Herzégovine, souvent confrontées à un environnement majoritairement musulman ou orthodoxe, se sont généralement maintenues grâce à la présence du dense réseau des franciscains. Mais les franciscains eux-mêmes, pour qui la Bosnie est une terre de mission depuis le Moyen ge et la lutte contre l'hérésie, se divisent en deux provinces, celle de Bosnie et celle d'Herzégovine, qui ont développé, tout au long du XXe siècle, des modes d'insertion totalement différents dans une société multiculturelle. Les franciscains de Sarajevo sont en effet fortement engagés dans toutes les initiatives de dialogue œcuménique et interreligieux. Même la guerre de 1992-1995 ne les a pas fait renoncer, et le couvent de Sarajevo a joué un rôle important dans différentes initiatives de paix et de réconciliation.
À l'inverse, les franciscains d'Herzégovine s'arc-boutent sur la défense de l'identité nationale croate, et ont cautionné, voire directement participé aux différentes aventures nationalistes, depuis l'État collaborationniste des Oustachis de la Seconde Guerre mondiale jusqu'aux événements de la récente guerre. Ils ont apporté leur soutien à la République sécessioniste croate d'Herceg Bosna, apparue en 1992-1993, et aux chefs de guerre locaux. C'est dans ce contexte que s'inscrivent les apparitions supposées de Medjugorje.
Pas de miracle à Medjugorje
Les apparitions supposées de Medjugorje ont joué un rôle crucial dans la renaissance du nationalisme croate contemporain. Le 24 juin 1981, la Vierge serait apparue à six enfants de ce petit village d'Herzégovine occidentale, terre de prédilection traditionnelle du nationalisme croate. Depuis, les apparitions n'ont jamais cessé, la Vierge obéissant à un calendrier bien précis (apparitions quotidiennes, hebdomadaires, puis exceptionnelles en fonction de la révélation de “secrets”), même si certains des voyants ont été mis sur la touche.
Chaque année, des centaines de milliers de pèlerins du monde entier affluent à Medjugorje, faisant du site le troisième lieu de pèlerinage marial en Europe, après Lourdes et Fatima. Il importe cependant de souligner que les apparitions de Medjugorje n'ont jamais reçu la moindre reconnaissance officielle de l'Église catholique, et que les pèlerinages ont donc le simple statut de pèlerinages privés, parfaitement licites dans un lieu de culte consacré, comme l'église paroissiale de Medjugorje [5].
Le “dossier Medjugorje” a été systématiquement instruit par l'historien Joachim Boufflet, consultant auprès des postulateurs de la Congrégation pour la cause des saints [6]. Ce spécialiste a relevé les très nombreuses incohérences internes, dès les premiers récits des enfants gratifiés d'une apparition. Ces incohérences n'ont cessé de se développer avec la réécriture et la mise en scène du phénomène par les franciscains de Medjugorje.Les deux évêques de Mostar qui se sont succédés depuis le début du phénomène à Medjugorje ont explicitement dénoncé la supercherie, tandis que le Vatican a rappelé que seul cet évêque était juge. Les Conférences épiscopales de Yougoslavie (socialiste), puis de Croatie et de Bosnie-Herzégovine ont opposé à plusieurs reprises un clair constat de "non supernaturalitate", qui exclut formellement tout phénomène apparitionnaire, même si Medjugorje compte nombre de partisans à tous les niveaux du clergé croate et mondial.
L'histoire de Medjugorje s'inscrit dans le contexte très particulier de l'Herzégovine occidentale, une région majoritairement croate, dont la population avait largement soutenu les oustachis pro-nazis de la Seconde Guerre mondiale. Certains prêtres de la région s'étaient également fortement compromis avec les oustachis. À la Libération, les partisans communistes de Tito ont mené une sévère apparition, et nombre de familles demeuraient déchirées par ces affrontements politiques.
Par ailleurs, un vieux conflit opposait l'évêché de Mostar à l'ordre de saint François, qui conservait la commandite de nombreuses paroisses de la région. En 1977, une bulle pontificale ordonne la restitution de ces paroisses à l'ordinaire du lieu, c'est-à-dire à l'évêque. Quatre ans plus tard, la Vierge est mobilisée au service de la cause franciscaine, par le biais des apparitions.
Ce phénomène, étroitement contrôlé par les franciscains, va permettre de ressouder la population de la région, en dépassant de vieilles fractures, profondément installées dans cette région traditionnelle de vendetta. Medjugorje va également jouer un rôle essentiel dans l'émergence du nationalisme croate contemporain. Dès les premières années, le petit village d'Herzégovine accueille en effet de nombreux pèlerins, et le phénomène commence précisément un an après la mort du maréchal Tito, alors que la Yougoslavie commence à se débattre dans les contradictions politiques et nationales entre les différentes républiques qui la composent!
Durant la guerre de Bosnie, les franciscains vont embrigader la Vierge Marie dans la cause nationaliste croate. Alors que les thuriféraires de Medjugorje s'extasient sur le fait que la Vierge aurait protégé le village des combats et des bombardements, Medjurgorje occupe une place centrale dans le dispositif politico-mafieux mis en place par les nationalistes du HDZ - Bosnie et du Conseil croate de défense (HVO). À l'été 1993, alors que les Croates lancent des opérations de nettoyage ethnique contre les populations musulmanes d'Herzégovine et pilonnent la vieille ville de Mostar, des camps d'internement se multiplient dans la région de Medjugorje. La bourgade joue surtout un rôle central dans les trafics d'aide humanitaire, car des norias de camions ne cessent d'arriver à Medjugorje. Les franciscains de Medjugorje sont directement liés à quelques épisodes très sombres, comme l'assassinat de volontaires italiens à l'été 1993 [7].
Depuis la fin des combats, on note aussi une certaine “normalisation”, les partisans de Medjugorje concentrant leurs efforts sur la reconnaissance du phénomène apparitionniste, tandis qu'hôtels, pensions et magasins d'articles de piété se multiplient à Medjugorje. Certains voyants, comme Ivan, se sont largement retirés du phénomène: fortune faite grâce aux hôtels qu'ils possèdent à Medjugorje, ce dernier mène grande vie aux USA. Grâce aux pèlerinages, la bourgade est devenue l'un des principaux centres économiques de l'Herzégovine croate. Les franciscains demeurent fort liés aux nationalistes du HDZ, dont l'hégémonie politique se maintient dans la région.
Un voyage contesté
Le dernier voyage de Jean-Paul II en Croatie, en juin 2003, a suscité des polémiques inhabituelles, portant notamment sur le coût des installations prévues pour accueillir le pape. Selon certaines sources, la facture totale de ce voyage aurait dépassé les 30 millions d'euros dépensés pour la précédente visite, en 1998. Les villes qui ont accueilli le pape avaient prévu des installations grandioses, mais le gouvernement s'est fait tirer l'oreille pour contribuer aux frais engagés par ces communes. À Osijek, un autel d'acier et béton, spécialement conçu pour l'occasion, aurait coûté à lui seul quelques 760 000 euros.
Le commentateur catholique croate Zivko Kustic a reconnu que “le monde et le pape connaissent bien la situation économique difficile de la Croatie. Il n'y avait pas besoin de gâcher de l'argent pour des infrastructures qui ne serviront qu'une fois”. Le gouvernement de centre gauche d'Ivica Racan voulait pourtant avant tout essayer de capitaliser les conséquences politiques du voyage pontifical, pour faire pièce à l'opposition nationaliste de droite, qui l'accusait toujours d'être “communiste et athée”. Selon la plupart des analystes politiques croates, la visite du pape a été, de ce point de vue, un succès total: “les Croates ont compris que le Saint Père pouvait venir visiter le pays quelle que soit la couleur du gouvernement au pouvoir”, notait un commentateur [8|.
En fait, ce voyage pontifical, suivi quelques semaines plus tard d'un voyage historique à Banja Luka, dans l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine, au cours duquel le pape a demandé pardon pour les crimes commis par les catholiques durant les guerres des années 1990, marque une normalisation fondamentale de la situation de l'Église. Elle semble bien avoir tourné pour de bon la page des guerres, même si quelques "poches de résistance" nationalistes, notamment à Medjugorje, cultivent la mémoire d'un catholicisme d'affirmation et de combat.
Quelle place pour l'Église à l'heure de l'intégration européenne?
Le sommet de la hiérarchie catholique a en effet rompu avec l'ultra-nationalisme, sous l'impulsion du nouvel archevêque de Zagreb, Mgr Bozanic, qui a recentré le discours de l'Église sur les questions morales et sociales, même si une part du clergé reste liée au nationalisme, notamment à l'Union démocrate-chrétienne (HKDU), un parti d'extrême droite qui ne pèse guère que 3 à 4% des suffrages.
Les préoccupations morales de l'Église pourraient poser des problèmes d'un autre type alors que la Croatie se dirige à marche forcée vers l'intégration européenne. Sur des sujets comme l'avortement, la reconnaissance des couples homosexuels ou la lutte contre l'homophobie, il est certain que Zagreb répondra à toutes les exigences européennes, pour ne pas risquer de compromettre la candidature du pays. En prônant un discours intransigeant, l'Église donc de se retrouver en porte-à-faux avec les aspirations de la société croate, majoritairement acquise à la cause de l'adhésion européenne.
Selon une enquête réalisée en 2001, 76% des citoyens croates se déclaraient catholiques. Le pays compte en effet toujours des communautés orthodoxes, musulmanes ou réformées (chez les minorités hongroises du nord de la Croatie, notamment). L'engagement nationaliste de l'Église croate a cependant bloqué tout dialogue œcuménique. Des retrouvailles entre chrétiens catholiques et orthodoxes seraient pourtant la meilleure manière de tourner définitivement la page de la guerre.
Jean-Arnault Dérens
Notes
[1] Lire l'analyse documentée et modérée de Christine de Montclos, Le Vatican et la crise yougoslave, Paris, PUF, 1999.
[2] Lire “Croatie: le clergé en guerre contre Zagreb”, http://www.balkans.eu.org/article390.html
[3] Sur la Seconde Guerre mondiale, lire l'ouvrage très critique de Marco Rivelli, Croatie, 1941-1945, le Vatican et le génocide oublié, Lausanne, L'ge d'Homme, 1998. Marcus Tanner, Croatia, a nation forged in war, Londres, 1998, est plus modéré.
[4] En Serbie-Monténégro, la présence catholique, très minoritaire, se concentre surtout en Voïvodine, dans les communautés croates, hongroises ou slovaques. On compte également deux diocèses catholiques au Monténégro, à Bar et à Kotor. Ces deux diocèses regroupent en majorité des fidèles respectivement albanais et croates. La Conférence épiscopale de Serbie-Monténégro est présidée par l'archevêque de Belgrade, Mgr Stanislav Hocevar, lui-même d'origine slovène.
[5] Sur l'atmosphère et les motivations des pèlerins, lire l'excellente étude anthropologique d'Elisabeth Claverie, Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, 2003.
[6] Lire Joachim Boufflet, Medjugorje ou la fabrication du surnaturel, Paris, Salvator, 1999, et Joachim Boufflet, Faussaires de Dieu, Paris, Presses de la Renaissance, 2000.
[7] Lire Luca Rastelli, La guerra in casa, Turin, Einaudi, 1998.
[8] Lire “La prochaine visite du pape fait des remous en Croatie”, http://www.balkans.eu.org/article3116.html
Jean-Arnault Dérens, qui collabore régulièrement à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© 2005 Jean-Arnault Dérens