Le Père Sviatoslav Chevtchouk est vice-recteur du séminaire gréco-catholique de Lviv, dans l'Ouest de l'Ukraine. Il est également secrétaire du Cardinal Husar, chef de cette Eglise de rite byzantin mais rattachée à Rome.
Régis Genté - On a beaucoup dit que les diverses Eglises ukrainiennes avaient choisi leur candidat et fait campagne qui pour Iouchtchenko, qui pour Yanukovitch. Qu'en est-il de l'Eglise gréco-catholique?
Père Sviatoslav Chevtchouk - Nous n'avons soutenu aucun candidat. Nous n'avons soutenu que des élections libres et justes. Depuis six mois, nous prions pour cela. Après le second tour (21 novembre), une fois que les fraudes du pouvoir ont été prouvées, nous avons soutenu ceux qui ont défendu des élections démocratiques. Nous sommes allés manifester à Kiev. Pour le troisième tour du 26 décembre, le second second tour, à nouveau nous ne soutenons aucun candidat. L'Eglise gréco-uniate veut seulement contribuer à la création d'un climat où chaque citoyen et fidèle a la possibilité de choisir librement pour qui il vote. Nous sommes pour la démocratie, pour un style de vie basé sur le libre choix de l'individu, la critique de l'Etat criminel, le développement de la société civile.
Régis Genté - Peut-on dire que cette défense de la démocratie est une voie d'affirmation du nationalisme ukrainien aujourd'hui?
Père Sviatoslav Chevtchouk - Si «nationalisme» veut dire «libre affirmation du peuple ukrainien», si cela veut dire lutter pour une Ukraine indépendante, dans le concert des nations, alors oui. La démocratie est le moyen d'affirmation de l'Ukraine comme un Etat libre.
Régis Genté - Quel rôle a joué la question religieuse dans les événements de ces dernières semaines, dans la Révolution orange?
Père Sviatoslav Chevtchouk - Cette révolution n'a pas été une lutte entre confessions. Toutes les églises ont prié ensembles durant ces événements. Seule l'Eglise orthodoxe ukrainienne dépendante du Patriarcat de Moscou n'y a pas pris part. C'est aussi la seule qui a soutenu un candidat, en la personne de M. Yanukovich, le candidat du pouvoir.
A part cela, la religion a joué le rôle d'un simple acteur social qui veut que la société soit écoutée. En l'occurrence, et c'est plutôt nouveau dans les pays post-soviétiques, les Eglises ont suivi le peuple.
On s'est posé la question ici. Devons-nous participer aux manifestations? Mais il était clair que les élections ont fait l'objet de fraudes. On a donc décidé de manifester, à Lviv et à Kiev. On a aussi écrit une lettre au Président Koutchma, sur l'initiative de toutes les églises, sauf celle de Moscou, lui demandant de punir les tricheurs.
Régis Genté - Selon vous, quelle est la signification historique de cette Révolution?
Père Sviatoslav Chevtchouk - Trois points méritent d'être soulignés. Premièrement, il me semble que la traditionnelle rupture Est/Ouest, uniates/orthodoxes, a été dépassée. Le mouvement, contrairement au passé, n'est pas parti d'ici, de Lviv, mais de Kiev, la capitale. C'est très important. Cela signifie que l'unité du pays a eu la priorité, que nos clivages historiques ont été surmontés malgré les tentatives du pouvoir d'agiter le spectre du séparatisme dans les régions russophones de l'Est ukrainien. Bref, nous avons montré que nous sommes une nation unie.
Deuxièmement, la population a affirmé sa volonté d'être libre, choisissant elle-même son avenir. Les ukrainiens ont affirmé leur refus de l'autorité. Et notre église a accompagné ce mouvement.
Enfin, et surtout, ce sont les jeunes qui ont mené cette révolution. Je me souviens d'une jeune fille qui tenait une pancarte où il était écrit : «Nous ne donnerons pas notre avenir à une bande de criminels.» C'est un grand espoir pour l'Ukraine.
Régis Genté - Dans quelle mesure la question de la nation s'est-elle trouvée au cœur des débats pendant ces semaines révolutionnaires?
Père Sviatoslav Chevtchouk - C'est moins la question nationale que celle de l'identité qui a été au cœur des débats ces dernières semaines. Personne n'était contre une autre nation. Tout le monde était contre une injustice politique. Il fallait voir la multitude de drapeaux dans les manifestations: biélorusses, russes, ukrainien, géorgiens, polonais etc. Les Ukrainiens ont démontré qu'ils sont une nation civilisée. Ils se sont affirmés comme tels. Nous sommes très fiers de cela. Même les Russes vont être jaloux de nous.
Régis Genté - Quelle conception de la nation, quelle identité, l'église gréco-uniate défend-elle?
Père Sviatoslav Chevtchouk - L'Ukraine est un pays multiethnique et multiconfessionnel. Avant cet automne, le débat était de savoir qui est ukrainien. Et souvent, être ukrainien était considéré par une partie du pays comme quelque chose d'indigne. Quant aux Ukrainiens ukrainiens, ils souffraient d'un complexe d'infériorité.
Je crois qu'avec cette révolution la situation va changer. La volonté populaire s'étant affirmé si fortement, j'espère que c'est une nouvelle conception de l'Ukrainien qui va émerger. Celle du citoyen ukrainien, luttant pour des valeurs transcendant les identités ethniques et religieuses. Et si l'Ukraine pouvait un jour devenir membre de l'Union européenne, cela serait formidable car ce serait le signe qu'elle fait partie des nations occidentale. Ce serait prestigieux. Ces complexes d'infériorité dont je vous parlais disparaîtraient de cette façon.
J'y crois parce que dans les manifestations de Kiev, on était fiers d'être ukrainien. On a beaucoup parlé de la question des langues, de la division de l'Ukraine entre russophones et ukrainophones. Cette distinction est artificielle et résulte des manipulations des dernières années. Si on veut tous travailler pour le bien de l'Ukraine, il n'est pas difficile de mettre l'ukrainien comme langue officielle et d'avoir des régions ayant une deuxième langue locale.
Régis Genté - Quelles sont les relations historiques entre le nationalisme ukrainien et votre église?
Père Sviatoslav Chevtchouk - L'existence de notre église a toujours dépendu de l'indépendance de l'Ukraine. Ce problème est inscrit dans nos gènes puisque la naissance même de l'église gréco-catholique, lors de son rattachement à Rome en 1596, n'a pas été acceptée par Moscou. Peu à peu, entre le XVIIème et le XIXème siècles, à mesure que le Tsar reconquiert l'Ukraine, l'Eglise orthodoxe russe, érigée en patriarcat au XVIème, assimile les Eglises ukrainiennes. La fille a fini par tyranniser sa mère.
Seule l'Eglise uniate a pu résister grâce au soutien de Rome pour préserver son identité. Lorsque tout le territoire ukrainien a été soumis au Tsar, ce qui restait de l'Eglise gréco-catholique s'est réfugié dans l'Empire austro-hongrois. C'est là, fin XVIIIème siècle, que e métropolite s'est installé à Lviv, qui n'était pas ukrainienne à cette époque.
En 1783, un séminaire est créé. Dans cette région, ce sont les prêtres, issus de ce séminaire qui existe toujours, qui ont joué le rôle des intellectuels. Et ce sont eux qui sont à l'origine de ce printemps des peuples que la région connaît en 1848. Ils sont alors les promoteurs de la langue, de la culture et de la poésie ukrainiennes.
La situation est similaire après la seconde guerre mondiale. Le métropolite Andreas Cheptytski est alors la seule voix de la nation ukrainienne dans les relations internationales. On retrouve là la logique historique de notre église qui a toujours joué un rôle dans l'affirmation de l'identité nationale, tout en défendant sa propre identité. A l'époque communiste, on nous critiquait pour cela évidemment, nous désignant comme à la solde de l'Occident, etc. On retrouve un peu les mêmes arguments aujourd'hui. On voudrait à nouveau voir en nous ceux qui excitent les sentiments nationalistes. Il n'en est rien, je l'ai déjà expliqué. Ce n'est pas pour autant que nous accueillons avec sympathie les propos des idéologues russes qui affirment que la nation ukrainienne n'existe pas, qu'elle est une partie de la Russie, que c'est une invention de l'empire austro-hongrois etc.
Régis Genté - Comment définiriez-vous l'identité ukrainienne?
Père Sviatoslav Chevtchouk - Notre différence avec Moscou, je parle de la nation ukrainienne comme de l'église gréco-catholique, réside dans notre place de médiateur entre les civilisations occidentales et orientales. Notre rôle est là. Nous voudrions expliquer au monde de l'Est ce qu'est la civilisation de l'Ouest, et vice versa. Nos origines historiques et notre rattachement à Rome font de nous ce médiateur idéal. Aucun de ces deux mondes ne se comprend. Nous les comprenons tous les deux.
Propos recueillis à Lviv par Régis Genté.
© 2004 Régis Genté.