Rappelons l'origine de l'AKP. Dès 1970, avec la création du Parti de l'ordre national par Necmettin Eerbakan, une succession de partis d'orientation islamique, chacun frappés après plus ou moins longtemps par une interdiction, virent le jour dans une Turquie qui affiche des principes laïques rigoureux, mais où l'islam occupe toujours une place importante. Dans les années 1970, le Parti du salut national (nouvelle incarnation du précédent) participa à deux gouvernements de coalition.
Si le coup d'Etat militaire de 1980 contraignit provisoirement tous les partis à l'inactivité, il eut en revanche pour conséquence la promotion de ce que l'on appelle la "synthèse turco-islamique", conjoignant nationalisme et islam: cela contribua à une réévaluation de la place de l'islam, même s'il ne s'agissait pas du tout d'islamisme: affirmé comme composante de l'héritage turc, l'islam devait rester sous le contrôle de l'Etat et ne pas prétendre diriger la vie politique du pays. Dans une partie des élites turques, la laïcité est restée jusqu'à aujourd'hui un principe clé.
Pour des raisons qui ne tiennent pas seulement à l'étiquette islamique, mais aussi à une déception par rapport à la gestion des autres partis et à une capacité sans doute plus grande des militants islamistes à être présents sur le terrain pour essayer de répondre également aux problèmes de la vie quotidienne, le Parti de la prospérité (Refah), fondé par Erbakan en 1984, remporta un succès électoral croissant et participa en 1996-1997 à un gouvernement de coalition. Erbakan devint Premier ministre en juin 1996, avant de se voir contraint à la démission l'année suivante, sous la pression du Conseil de sécurité nationale. Une sorte de coup d'Etat qui ne disait pas son nom et que les Turcs ont baptisé le "coup d'Etat postmoderne".
Après son interdiction en 1998, le Parti de la prospérité se reconstitua rapidement sous le nom de Parti de la vertu (Fazilet), interdit à son tour en 2001.
Cependant, les expériences engrangées au fil des ans (et des interdictions) ainsi que les évolutions personnelles tant de la société turque que de certaines des figures de proue des partis successifs conduisirent le mouvement politique turc d'inspiration islamique à une scission: au Fazilet succédèrent deux partis, le Parti du bonheur (Saadet), resté fidèle à Erbakan, et le Parti de la justice et du développement (AKP), autour de Recep Tayyip Erdogan, qui fut maire d'Istanbul dans les années 1990.
Sous la direction d'Erdogan et d'une équipe plus jeune, l'AKP donna une image novatrice et bénéficia de l'usure des partis traditionnels: avec quelque 34% des voix, il arriva au pouvoir lors des élections de 2002, obtenant une majorité absolue au Parlement, en raison du système turc de quotas qui exige qu'un parti recueille au moins 10% des voix pour obtenir des sièges. Le Saadet, en revanche, ne moissonna qu'un faible pourcentage de voix (un peu plus de 2%).
Alors que les politiciens d'inspiration islamique avaient durant longtemps été hostiles au rapprochement avec l'UE, un certain nombre d'entre eux changèrent de point de vue dans les années 1990: l'AKP fit de l'adhésion un objectif majeur, également utilisé comme moyen de pression à usage interne pour une rénovation en profondeur du système politique turc. Depuis l'arrivée de l'AKP au pouvoir, des réformes ont été mises en œuvre à un rythme sans précédent. L'AKP, parti d'orientation conservatrice, est en train de mener au pas de charge la modernisation du système politique turc.
Mais où en est l'AKP par rapport à la religion? Quelle place l'islam occupe-t-il dans son projet politique? Et qu'en est-il de son frère aujourd'hui ennemi, le Saadet? A travers des entretiens avec des responsables de ces deux partis ainsi que des analystes politiques turcs, Religioscope vous propose quelques informations et observations.
L'image moderne de l'AKP
Tous les grands partis politiques turcs ont leur siège central - dans des bâtiments souvent imposants - dans le quartier de Balgat, à Ankara. Le visiteur qui arrive au siège de l'AKP y reçoit un accueil très professionnel, avec des hôtesses élégantes qui guident le nouveau venu vers la personne avec laquelle il a son rendez-vous. Femmes portant foulard ou tête nue, avec des vêtements à la mode, se mêlent dans les bureaux aux portes entrouvertes, où tout le monde semble en plein travail: plus de 500 personnes s'y activent en effet. Dans les bureaux eux-mêmes, aucun signe religieux: un tableau représentant Istanbul ou un paysage turc, un portrait de Kemal Atatürk, une carte de la Turquie, peut-être quelques cadeaux reçus lors de voyages à l'étranger et exposés dans une vitrine.
En discutant avec des responsables et en les interrogeant sur leur parcours, le visiteur découvre rapidement que l'AKP n'est pas simplement l'héritier du Refah et du Fazilet, mais une nouvelle composition politique: bien des membres haut placés dans l'appareil du parti n'avaient pas eu d'activités politiques antérieures, que ce soit dans un cadre islamique ou laïc. Certains ont plutôt le profil de technocrates, séduits par un parti qui leur paraît disposer des leviers nécessaires pour transformer la société turque.
Quant nous l'interrogeons sur les liens entre religion et politique et lui demandons si l'on peut comparer - comme cela se fait souvent - l'AKP à un parti de type démocrate-chrétien en Europe occidentale, Saban Disli, président adjoint responsable des relations internationales et membre du Parlement, nous explique considérer l'insertion d'un adjectif se référant à une religion dans le nom d'un parti comme une erreur: en effet, la religion se trouvera blâmée pour les déficiences et fautes que pourrait commettre le parti. Il s'oppose donc à une politique qui serait fondée sur la religion.
Certes, poursuit-il, la plupart des électeurs sont des croyants, qui pratiquent leur religion à différents degrés: mais la pratique religieuse doit rester une affaire personnelle.
L'AKP se reconnaît-il donc dans un modèle séculier? Selon Saban Disli, le concept de sécularisme tel que l'entend l'AKP signifie que l'Etat ne peut pas avoir une religion et que les partis ne peuvent pas être religieux.
Il est vrai que la plupart des fondateurs du parti sont des croyants: mais ils comprennent que le Coran doit être interprété en fonction du contexte de l'époque dans laquelle on vit. A ceux qui soutiennent que nous devrions vivre comme vivait le prophète Muhammad, Disli réplique que nous ne connaissons pas de façon personnelle le contexte dans lequel vivait le prophète - notre environnement est tout différent.
Les propos de Saban Disli laissent également entrevoir - ce que confirment tous les observateurs familiers avec la vie politique turque - que des réformes en profondeur du Diyanet, le puissant bureau chargé des affaires religieuses, seront mises en œuvre.
Discours semblable chez Reha Denemeç, lui aussi membre du Parlement, chargé au sein de l'AKP du secteur de la recherche et du développement. Légalement, souligne-t-il, il n'est pas possible pour un parti politique turc d'adopter une étiquette religieuse: "mais même si cela était possible, nous ne le ferions pas, car cela reviendrait à associer la religion aux erreurs humaines." C'est donc un discours de séparation de l'Etat et de la religion au nom du respect même de la religion et de ses idéaux que tient l'AKP. Erdogan lui-même serait à l'origine de cette ligne.
"Les membres de l'AKP sont honnêtes quand ils parlent de séparer religion et politique", remarque un observateur de la vie politique turque. D'une part, même parmi les islamistes, peu de gens en Turquie voudraient d'un Etat islamique: ils ont tiré les leçons des résultats mitigés de la révolution islamique d'Iran, pour laquelle certains s'étaient enthousiasmés au départ, mais qui ne leur paraît pas avoir apporté au peuple ce qu'ils attendaient. D'autre part, les idées de plus d'un islamiste d'hier se sont réellement transformées au cours de la décennie écoulée (notamment par rapport à leur perception de l'étranger), et parfois plus qu'ils n'en ont conscience eux-mêmes. L'apport d'un sang neuf dans l'AKP - des gens sans passé islamiste - achève la mue, même si une partie de l'électorat de l'AKP campe probablement encore sur d'autres vues.
Le Saadet, fidèle à l'idéologie du Milli Görüs
Du côté du Saadet, l'atmosphère est quelque peu différente. Les locaux du Saadet sont moins vastes et moins modernes. Quelques décorations sur les murs des bureaux évoquent des références islamiques. Mais c'est surtout le discours, nettement plus idéologique, qui se différencie de celui que tient l'AKP. Et le traumatisme de la scission qui a suivi l'interdiction du Fazilet est encore sensible.
L'un des vice-présidents du Saadet, Mete Gündogan, explique à Religioscope ce qui fait la différence entre les deux partis. Il perçoit l'AKP comme un parti plus proche des sentiments des "élites globales" qu'adapté à la nature du peuple turc. L'AKP serait donc l'instrument des opérations régionales de forces étrangères aux intérêts du peuple turc. En revanche, le Saadet s'inscrirait dans la fidélité à l'héritage des mouvements politiques précédents, dans la continuité du Milli Görüs, l'"idéologie nationale" développée par Erbakan. Selon le Saadet, l'AKP ne se situe plus dans la lignée du Milli Görüs, même si nombre de ses adhérents ont cru de bonne foi à une simple adaptation tactique.
Les partis successifs ont tous été des partis dont le Milli Görüs était l'inspiration. Cette idéologie représente un projet de civilisation, aspirant à créer une Turquie vivable, une Turquie influente et un monde nouveau. Et si l'on veut des références historiques, le Milli Görüs entend représenter la vision de Saladin, celle du sultan Mehmet II (le conquérant de Constantinople), celle des combattants de Gallipoli, celle de la guerre pour l'indépendance de la République turque, celle de l'intervention à Chypre pour y sauver les musulmans.
L'idéologie du Milli Görüs s'articule autour de trois éléments: ses adhérents considèrent Haqq ("la vérité", ce qui est absolument correct et droit, en vocabulaire musulman) comme supérieur à toute autre vue; ils sont spirituels, et non matérialistes; ils s'efforcent d'être au service du peuple, de l'humanité, et non d'intérêts égoïstes. Il en découle la capacité à distinguer le vrai du faux, le bien du mal, etc. Cela débouche sur un projet contemporain visant à améliorer les conditions de vie, à reconstruire la société sur des fondements non matérialistes, etc.
Mais "nous ne nous sommes jamais identifiés comme un parti islamique", même si "nous sommes musulmans", insiste Gündogan. Il s'agit de retrouver les qualités, adaptées au génie du peuple turc, qui ont fait la force de la Turquie dans le passé: l'islam n'en était pas l'unique force motrice.
Si l'on considère le peuple turc d'un point de vue purement religieux, on risque d'en avoir une compréhension inexacte: des gens peuvent boire de l'alcool, c'est un péché du point de vue de l'islam, mais ils n'en restent pas moins musulmans, ils continuent de croire et d'adhérer à l'islam. Seul Dieu est juge.
La référence islamique est visible dans le discours des membres du Saadet. En même temps, des modes de fonctionnement d'un environnement séculier ont aussi été intégrés. Quant à la méfiance face à des forces extérieures, elle ne s'articule pas avant tout en termes religieux - en tout cas dans le discours public des dirigeants - mais sur le mode d'arguments géopolitiques et de critiques de l'impérialisme.
Foi privée, vie publique?
Des gens comme Erdogan ou le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül sont très religieux, témoigne Nazli Ilicak, qui dirige le journal Tercüman: ils pratiquent leurs prières quotidiennes, et c'est aussi la religion qui est à la source de leurs préoccupations sociales.
Mais les convictions personnelles peuvent entraîner des applications variées sur le plan politique: le projet d'Erdogan et Gül n'est certainement plus aujourd'hui l'avenir auquel ils aspiraient vingt ans plus tôt. L'islam turc est riche en cercles et débats intellectuels, comme en témoigne la qualité de la production de certaines maisons d'édition islamiques: les fruits de cette réflexion se sont aussi sentir.
Le projet de l'AKP n'est pas l'établissement d'un Etat islamique: même si certains de ses dirigeants le voulaient, ils ne trouveraient plus derrière eux les troupes pour l'établir. Ce n'est pas un projet de société théocratique. Paradoxalement, c'est peut-être l'aspiration à un Etat véritablement séculier, permettant le libre épanouissement des convictions religieuses, ce qui suppose également d'abandonner le laïcisme sourcilleux qui a voulu à la fois brider et contrôler la religion.
A cet égard, des questions comme celle du foulard (bien présent en Turquie, mais interdit dans les universités et d'autres cadres) font figure de symboles: mais, comme tout symbole, elle est si sensible qu'il est délicat d'y toucher, d'autant plus que les partisans du laïcisme sont encore fortement présents dans l'appareil administratif, judiciaire et militaire du pays.
Pourtant, il faudra que l'AKP - s'il se maintient au pouvoir - s'y attaque tôt ou tard, ne serait-ce que pour répondre aux attentes d'une partie de son électorat, qui pourrait sinon se montrer déçu et se tourner vers d'autres formations, comme le Saadet. Pour l'instant, cependant, les analystes politiques ne donnent guère de chances à ce dernier, bien que la vie politique turque réserve parfois des surprises et que les membres du Saadet eux-même se déclarent confiants pour l'avenir.
Finalement, pour comprendre un phénomène tel que l'AKP, il faut aussi éviter de projeter sur celui-ci les catégories politiques occidentales, suggère un proche de l'actuel gouvernement: c'est en effet se condamner à n'y rien comprendre. Conservateur sur le plan culturel, Erdogan est plus progressiste sur le plan politique que bien des politiciens aux allures modernes, observe notre interlocuteur.
Quant à savoir quel impact aura sur le monde musulman l'évolution des partis politiques turcs d'origine islamique, il est plus difficile de le prédire: par son histoire et ses spécificités, la Turquie occupe une place à part. Elle représente à certains égards un pont entre l'Europe et le monde musulman, mais elle ne fait pas figure de modèle pour ce dernier.