Comme le faisait remarquer Andrew Greeley, sociologue et spécialiste du catholicisme américain, dans un article du site d'information Salon.com au mois de mars, depuis Kennedy il y a 44 ans, aucun catholique n'a été candidat aux élections présidentielles américaines. John Kerry est catholique, même s'il compte des juifs et des protestants parmi ses ancêtres, il a été enfant de chœur et est considéré comme pratiquant régulier - lorsqu'il se trouve à Boston, il participe à la messe dans une communauté de sensibilité progressiste.
L'observateur bien informé qu'est Greeley pense que les catholiques voteront en effet plus pour Kerry - parce qu'il y a traditionnellement plus de votes catholiques pour les démocrates; faible sera en revanche le pourcentage de ceux qui choisiront Kerry parce qu'il est catholique.
Kerry n'est d'ailleurs pas un catholique modèle, aux yeux de la hiérarchie: ses positions sur l'avortement ne correspondent pas à celle de l'Eglise romaine, puisque, bien que se disant personnellement défavorable à l'avortement, il entend que celui-ci soit légal et respecte le libre choix de la femme qui y recourt. Interrogé à ce sujet au mois d'avril, l'influent cardinal Francis Arinze a refusé de se prononcer sur le cas particulier de John Kerry, mais a rappelé qu'un homme politique catholique se prononçant clairement en faveur de l'avortement ne devait pas avoir le droit de recevoir la communion. Pour les questions d'application à des cas particuliers, il renvoyait cependant aux évêques américains, responsables de l'interprétation des règles de l'Eglise dans leurs diocèses: l'Archevêque de Boston ne paraît guère enclin à interdire à Kerry de recevoir la communion, et la plupart des évêques partagent cette position, "réticents à utiliser l'Eucharistie comme une sanction" et
à donner un caractère public à une question qui doit être discutée en privé entre un fidèle et son évêque (Washington Post, 24 avril 2004).
Des questions telles que l'avortement sont certes sensibles aux Etats-Unis, mais les enquêtes ne démontrent pas que les choix s'effectueraient sur cette base: l'attitude des électeurs catholiques à l'égard de l'avortement est aussi variée que celle du reste de l'électorat américain.
A cet égard comme sur d'autres questions, Kerry est probablement "un catholique américain très typique: il n'est pas d'accord avec tout ce qu'enseigne l'Eglise", note Michele Dillon, professeur de sociologie à l'Université du New Hampshire (Los Angeles Times, 2 mai 2004).
Les milieux catholiques conservateurs ne cachent pas leur faible sympathie pour Kerry. Cela offrira-t-il donc aux républicains une occasion de recueillir des voix qui ne leur seraient pas déjà acquises? Dans la lettre d'information du printemps 2004 d'un think tank chrétien conservateur, l'Ethics and Public Policy Center, George Weigel lançait une mise en garde: les politiciens catholiques opposés au libre choix en matière d'avortement risquent de se retrouver bientôt très isolés dans leur parti.
Ancien maire de Boston et ambassadeur au Vatican durant les années Clinton, Raymond Flynn fréquente une paroisse du sud de Boston, avec beaucoup de fidèles d'origine irlandaise. Flynn confie au chroniqueur Terry Mattingly (30 août 2004): "De leur vie, ces gens n'ont jamais voté pour les républicains. Mais ils ont maintenant le sentiment d'être des démocrates orphelins dans leur propre parti. Ils sont pro-life [c'est-à-dire contre l'avortement, NDLR], pour la famille, pour le mariage, pour la justice et pour les pauvres, et ils ne savent plus comment voter." En fait, dans la perception de ces électeurs, c'est le Parti démocrate qui a changé, mais cela ne les transforme pas nécessairement en républicains. Selon l'institut de sondage évangélique Barna (27 septembre 2004), on assisterait actuellement à une véritable "glissement sismique" d'une partie du vote catholique vers le camp Bush, au point que ce dernier devancerait maintenant largement Kerry parmi les électeurs catholiques. Seules des enquêtes très détaillées après l'élection permettront de savoir si ces pronostics étaient exacts et quel rôle ces différents facteurs auront joué; en outre, des changements peuvent encore intervenir au cours des prochaines semaines, à commencer par les cruciaux débats télévisés entre les deux candidats.
En tout cas, les enjeux, à plus long terme, dépassent la question de Kerry et de l'élection présidentielle 2004. Kerry aurait recommandé à son équipe de ne pas trop remuer les thèmes religieux (Washington Times, 18 juin 2004), ce qui correspond aussi à un style culturel de croyant de la Nouvelle-Angleterre, qui considère que la foi est avant tout une affaire privée. Cela ne l'empêche pas d'être conscient de l'importance de ces facteurs dans un pays où, contrairement à l'Europe occidentale, la majorité de la population est pratiquante. Son style n'est certes pas celui du protestant born again, mais il sait utiliser quand il le faut les références bibliques, par exemple en s'adressant à une communauté baptiste noire (New York Times, 10 septembre 2004).
Une question qui se pose, pour la première élection présidentielle depuis le 11 septembre 2001, est celle de l'attitude qu'adopteront les électeurs musulmans. Américains d'origine arabe et musulmans voteraient massivement, selon certaines enquêtes effectuées: il est bien possible que leurs voix aient fait la différence en Floride, en l'an 2000, pour permettre à George Bush de l'emporter avec une marge infime. Depuis cette époque, dans l'atmosphère de l'après-11 septembre, la popularité de Bush a chuté de façon vertigineuse dans ce segment de l'électorat (Los Angeles Daily News, 1er mai 2004).
Depuis quelques mois, les responsables de plusieurs communautés musulmanes ont vivement encouragé les fidèles à se faire enregistrer comme électeurs, espérant que leur vote dans les Etats ayant une forte concentration de musulmans pourra peser dans la balance et donner aux musulmans plus d'influence (Newsday, 2 mai 2004).
La grande majorité des électeurs musulmans ne votera probablement pas pour le tandem Bush-Cheney en novembre 2004 - un retournement total, puisque près de 80% avaient soutenu Bush en l'an 2000. Mais beaucoup de ces électeurs, socialement conservateurs, ne se sentent guère à l'aise par rapport à Kerry. Jusqu'à maintenant, beaucoup de musulmans avaient en effet de la sympathie pour les républicains en raison des prises de position sur des questions de moralité. "Les démocrates deviennent-ils un parti de musulmans?": la question lancée par la Jewish World Review (30 juillet 2004) paraît à ce stade pour le moins prématurée et relève plutôt des polémiques pré-électorales.
Bush a pour sa part l'image d'un chrétien convaincu et sait en jouer: "l'un des présidents les plus ouvertement religieux de l'histoire américaine", notait Alain Cooperman dans le Washington Post (16 septembre 2004). En même temps, relevait le journaliste, tout en lançant en permanence des "clins d'œil" et allusions complices aux milieux religieux par l'usage de certaines expressions, Bush se garde bien d'en révéler trop sur ses propres convictions, même si l'on sait qu'il lit la Bible chaque matin. D'origine épiscopalienne, passé au méthodisme au moment de son mariage, il attribue le point de départ de sa "reconversion" à une discussion avec le célèbre évangéliste Billy Graham (un ami de la famille), Bush ne se qualifie pas lui-même de born again ou d'évangélique "bien que des dirigeants évangéliques n'hésitent pas à le revendiquer comme l'un des leurs".
Mais d'importantes figures du monde évangélique ont mis en garde contre le danger de lier trop étroitement le message chrétien aux orientations d'un parti politique: à l'heure où d'autres Américains tendent parfois à voir chrétiens conservateurs et Parti républicain comme de synonymes, ils appellent à ne pas confondre l'Evangile avec un mouvement politique (Washington Times, 3 juillet 2004). Tout semble cependant indiquer que Bush recevra un appui massif des électeurs évangéliques.
Le choix du président Bush de rester discret sur ses positions doctrinales est identifié par certains observateurs à un calcul: il ne s'agit pas de s'aliéner d'autres segments de l'électorat. Probablement a-t-il une sensibilité de chrétien conservateur et n'est-il tout simplement pas très doctrinaire dans ses orientations théologiques. Cela correspond à des réalités plus profondes de la société américaine, comme le fait observer Kenneth White, politologue qui enseigne à la Catholic University of America: "Ce n'est pas le vieux fossé entre protestants et catholiques, mais la différence entre ceux qui vont régulièrement à l'église et ceux qui n'y vont rarement ou jamais." (Seattle Post-Intelligencer, 6 mai 2004) Les lignes de faille ont changé, dirigeants évangéliques et évêques catholiques se retrouvent sur plusieurs points avec des positions communes, et une partie du monde évangélique en arrive à apprécier le pape Jean-Paul II, relève Laurie Goldstein (New York Times, 30 mai 2004).
Un groupe que le président Bush entend bien convaincre de le soutenir est la communauté juive. Au mois de mai, l'influent American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) avait réservé au Président un accueil triomphal. Ses positions pro-israéliennes et sa "guerre contre le terrorisme" séduisent une partie de la communauté juive, dont la majorité a jusqu'à maintenant plutôt voté démocrate.
Il faut dire que, depuis son accession à la présidence, l'équipe de George Bush a fait de gros efforts pour courtiser la communauté juive (Los Angeles Times, 19 mai 2004). les républicains ont notamment le sentiment qu'ils devraient réussir à convaincre les milieux juifs orthodoxes de les soutenir massivement, tant pour les élections présidentielles de novembre 2004 que lors de futures occasions, en raison de valeurs partagées sur le plan moral, au delà de la question du Proche-Orient. Certes, les milieux juifs orthodoxes représentent "une minorité dans la minorité", mais ils ont développé ces dernières années une plus forte conscience politique (Jewish Telegraphic Agency, 1er septembre 2004).
Les facteurs religieux ne représentent bien sûr qu'un paramètre parmi d'autres pour déterminer les choix des électeurs. Ils ne sont cependant pas insignifiants aux Etats-Unis. En outre, derrière les choix politiques se profilent aussi des enjeux relevant de choix moraux et du rôle des religions dans la société américaine.