Née en 1967, Nathalie Narbel est licenciée en lettres. Après des études en philosophie et en histoire des religions à l'Université de Genève et à l'Université de Fribourg, elle a obtenu une licence spéciale en histoire des polythéismes antiques à l'Université libre de Bruxelles. Elle a ensuite travaillé dans le domaine contemporain, avec un mandat de recherche sur les Eglises protestantes vaudoises et les réfugiés durant la 2e guerre mondiale. Un ouvrage en a été le fruit : Un ouragan de prudence: les Eglises protestantes vaudoises et les réfugiés victimes du nazisme, 1933-1949 (Genève, Labor et Fides, 2003). Elle a ensuite travaillé à l'Institut d'éthique sociale de la Fédération des Eglises protestantes, alors dirigé par le professeur Roland Campiche.
Enfin, début 2002, elle a été chargée de mettre sur pied le Centre intercantonal d'information sur les croyances et sur les activités des groupements à caractère religieux, spirituel ou ésotérique (CIC). Dans ce cadre, elle a également publié, avec Emmanuel Grandjean et Gabriel de Montmollin, Naissances divines (Genève, Labor et Fides, 2003).
A la fin de l'été 2004, Nathalie Narbel s'est engagée dans de nouvelles activités professionnelles. Cette occasion nous a paru bonne pour faire le point sur l'activité du CIC et tirer avec sa première responsable un bilan provisoire de cette expérience encore fraîche. En effet, outre le CIC, des centres financés par des pouvoirs publics pour répondre aux interrogations sur un certain nombre de courants spirituels ont été créés ces dernières années dans plusieurs pays. Chacune de ces expériences a ses accents propres, comme nous le voyons en lisant les réponses de Nathalie Narbel aux questions de Religioscope.
Site du CIC : http://www.cic-info.ch/
Religioscope - Le CIC, que vous avez dirigé jusqu'à maintenant est l'aboutissement d'un processus long. Cela démarre par l'audit sur les dérives sectaires de 1997 élaboré par une commission nommée par les autorités genevoises. Pourriez-vous relater les principales étapes de la création du CIC, pour ceux qui ne connaîtraient pas cet arrière-plan ?
Nathalie Narbel - A ma connaissance, tous les cantons romands se sont réunis après l'audit commandité par le conseiller d'Etat genevois Gérard Ramseyer [membre du gouvernement cantonal, NDLR] pour discuter du projet de formation d'un centre d'information sur les croyances.
Il faut savoir que, après l'affaire de l'Ordre du temple solaire (OTS), plusieurs pays européens ont réfléchi à la constitution d'institutions de contrôle ou d'information. Cela a donné lieu, en France, à la création de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), et du Centre d'information et d'avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) en Belgique.
En Suisse, ce projet a donc été discuté entre cantons de 1999 à 2001. Certains d'entre eux se sont retirés. Finalement, à fin 2001, quatre cantons, Genève, Vaud, le Valais et le Tessin, se sont engagés à créer une fondation de droit privé financée par eux-mêmes.
On peut également mentionner la position du Conseil de l'Europe. En 1999, dans la recommandation 1412-99 préconisant la nécessité d'une information objective sur les nouveaux mouvements religieux ou ésotériques dans le cadre du respect de la liberté de conscience et de religion, le Conseil de l'Europe invitait les Etats à créer des centres correspondant à cette recommandation. C'est donc aussi dans ce cadre-là que le CIC s'inscrit.
Pour terminer, je puis encore citer le rapport de 1999 de la commission de gestion du Conseil national [chambre basse du Parlement suisse, NDLR] au Conseil fédéral [gouvernement fédéral suisse, NDLR] qui demandait à ce dernier d'élaborer une nouvelle politique en matière de « sectes ». La réponse du Conseil fédéral, l'année suivante, disait que la législation en vigueur était suffisante, mais, néanmoins, encourageait la recherche universitaire de même que le développement d'efforts d'information sur ce type de sujet.
Religioscope - Il faut donc préciser à l'intention des lecteurs ne vivant pas en Suisse qu'il s'agissait d'une initiative de plusieurs cantons en Suisse, et non du gouvernement fédéral suisse.
Nathalie Narbel - En effet, en Suisse, les questions religieuses sont de compétence cantonale. Il existe ainsi vingt-six systèmes en la matière. Au niveau fédéral, il n'y a pas d'office fédéral des cultes. En fait, la Confédération ne s'occupe pas des questions religieuses.
Religioscope - Pour parler de la philosophie qui préside à cette initiative, on retrouve notamment dans vos rapports annuels l'idée d'une information qui doit être aussi objective que possible. On ne se prononce pas par rapport à des groupes mais on va avant tout fournir de l'information. Pourriez-vous nous expliquer la nature de cette approche et ce qui en motive les règles?
Nathalie Narbel - Je pense que l'intention a certainement évolué. En 1994, après l'affaire de l'OTS, l'opinion publique était bouleversée, l'émotion était à son comble. La volonté des gouvernements était peut-être d'être répressive. On voulait créer des centres de contrôle ou d'information pour surveiller la situation.
De mon côté, j'ai été choisie pour mettre sur pied cette structure. Pour moi, il n'entrait pas dans notre domaine de compétences de porter des jugements de valeur sur des mouvements. Il nous fallait différencier notre travail des associations de défense des victimes qui, elles, font un travail militant. Etant des professionnels de formation scientifique, nous avons pour mission d'informer en donnant plusieurs points de vue. A l'aide de ce matériel, les gens doivent pouvoir se faire leur propre opinion.
Religioscope - A votre connaissance, existe-t-il des façons de travailler semblables dans d'autres pays européens ? L'accent est-il mis de façon différente dans ces autres centres?
Nathalie Narbel - Tout d'abord, il existe des différences liées à la façon d'appréhender les questions religieuses dans chaque pays. Aux Etats-Unis, au Canada ou même en Angleterre, on peut déceler une vision que nous partageons en Suisse aussi. La Suisse est un pays particulier car elle est relativement libérale en matière religieuse.
En Suisse romande [régions francophones de la Suisse, NDLR], étant donné l'influence des médias français, on a l'impression, à tort, que le traitement de cette problématique est le même qu'en France. En effet, à l'inverse de la Suisse, la France a une attitude beaucoup plus répressive et centralisée. L'Eglise catholique et la notion de laïcité y ont joué et jouent toujours un rôle important. En Suisse, mis à part deux cantons, l'Eglise n'est pas vraiment séparée de l'Etat. C'est un pays qui vit les différences à la fois de langue et de religion depuis toujours.
On l'a vu, à travers la réponse du Conseil fédéral, la Suisse est beaucoup moins répressive que la France. D'une part, le terme de secte n'existe pas dans la législation - c'est le cas aussi en France -, d'autre part, des mouvements endoctrinants peuvent exister mais la législation en vigueur est jugée suffisante. Il faut d'ailleurs entendre le terme de mouvements endoctrinants au sens large. Il peut comprendre tant des sectes que des mouvements à caractère raciste ou antisémite.
Nous avons des points communs avec le centre belge. La Belgique se rapproche également de la France en ce qu'elle donne plusieurs points de vue mais pas tellement celui du mouvement lui-même, ce que nous faisons pour notre part. Lors de réunions européennes, nous partageons nos perspectives. Le dialogue se crée si on est respecté. Il est vrai qu'avec la France, nous sommes en désaccord sur quelques sujets. Par exemple, le rapport parlementaire de 1996 a listé 172 mouvements considérés comme dangereux. Il est utilisé en Suisse, alors même que c'est un document étranger n'ayant aucune valeur légale. Nous devons donc préserver notre propre attitude.
Religioscope - Vous avez évoqué la principale activité du centre : la préparation de dossiers sur des groupes à propos desquels on vous interroge. A partir de quelles sources constituez-vous un dossier pour qu'il soit équilibré?
Nathalie Narbel - Premièrement, nous travaillons effectivement sur demande. Nous en recevons une quarantaine par mois et, à la suite de cela, nous accusons un certain retard dans l'élaboration des dossiers. Nos services sont d'ailleurs gratuits.
Nos rapports comprennent quatre parties : le mouvement par lui-même, la littérature scientifique, les médias généralistes ainsi que les associations de défense des victimes (ADFI) et les rapports parlementaires.
Pour la première partie, nous commençons par faire des recherches sur Internet. En effet, beaucoup de mouvements disposent de leur propre site Internet. On peut déjà se faire une idée du mouvement, de sa doctrine, de sa structure. Nous appelons ensuite les responsables pour nous renseigner sur leur statut, la publication de périodiques, leur inscription au registre du commerce, etc. Nous nous livrons à une compilation des documents nous paraissant intéressants dans la première partie.
La deuxième partie concerne la littérature scientifique. Il s'agit de recherches dans les encyclopédies, les ouvrages et revues spécialisées - que ce soit de sociologie ou d'histoire des religions - ou encore dans les centres de documentation. Cependant ces centres n'offrent pas tous une documentation scientifique. Par exemple, le Centre de liaison et d'information concernant les minorités spirituelles (CLIMS) met à disposition des fiches réalisées par les gens appartenants à ces mouvements. Ces documents rentrent donc dans la première partie du dossier.
La troisième partie concerne les médias généralistes. Nous effectuons de nouveau des recherches sur Internet pour trouver des articles ou des références sur le mouvement. Nous disposons aussi de notre propre centre de documentation qui regroupe les articles de presse parus dans les principaux journaux et magazines francophones. Il arrive aussi que l'Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu (UNADFI), en France, nous les faxe.
La dernière partie concerne les associations de défense des victimes (ADFI, etc.) et les rapports parlementaires. Nous mentionnons donc ici les positions des associations de défense des victimes, notamment les articles de Bulles, l'organe de l'ADFI. De même, nous signalons les éventuels problèmes du mouvement avec la justice. Nous nous limitons cependant à mentionner tous ces faits sans porter de jugement de valeur.
Religioscope - Mais la constitution d'un dossier suppose que le mouvement étudié soit déjà connu. Si vous avez affaire à un petit groupe local, inconnu sur lequel il n'existe pas de littérature scientifique, qui n'a pas de site internet, qui n'a jamais attiré l'attention de personne, comment allez-vous enquêter ? Cela doit certainement arriver dans l'espace francophone, dans lequel les enquêtes ont été peu fréquentes. Allez-vous faire de l'observation sur le terrain ? Comment menez-vous une enquête de ce genre?
Nathalie Narbel - Cela nous est relativement peu arrivé. Il est vrai que nous disposons d'un réseau à la fois formel et informel de correspondants. Nous faisons rarement de l'observation participante et, si c'est le cas, lors de grandes manifestations comme des rassemblements de raëliens ou des ministères de guérison. Deux raisons expliquent cela. D'une part, nous disposons de peu de temps. Il faut savoir que nous ne disposons que de l'équivalent de deux postes à plein temps. D'autre part, notre technique de recherche dépend pour beaucoup de qui nous pose la question. Le mandataire du dossier doit d'ailleurs rester confidentiel. Par exemple, si la question provient d'une personne ayant eu des problèmes avec le mouvement religieux, nous ne pourrons pas entrer en contact avec lui. Sinon, le groupe pourrait identifier de qui il s'agit. Nous tentons donc de faire des recherches autrement, sans passer directement par le groupe.
Toutefois, pour ce qui est des mouvements établis en Suisse, il est vraiment rare qu'il n'existe aucune documentation sur le mouvement. Nous trouvons au moins quelqu'un à rencontrer. Je n'ai pas le souvenir d'avoir eu affaire à un groupe sur lequel nous ne savions rien du tout.
Si nous devons faire de l'observation participante, nous déclinons toujours notre identité et notre fonction professionnelle. Nous préférons nous rendre à de grandes manifestations afin de nous fondre dans la masse. Je suis allée dernièrement à un culte, annoncé par affiche, organisée par l'Eglise universelle du royaume de Dieu. Beaucoup de pasteurs évangéliques m'invitent à assister à des cultes. Mais, personnellement, cela me gêne. J'ai l'impression d'être un voyeur quand je fais cela.
De plus, nous ne retranscrivons pas les entretiens avec des responsables d'un groupe. Nous allons aux manifestations surtout pour prendre de la documentation, c'est-à-dire des dépliants.
Religioscope - Ainsi, les questions que vous recevez tournent souvent autour des mêmes groupes?
Nathalie Narbel - Non. Il est vrai qu'il y a des dossiers que nous avons beaucoup envoyé mais nous recevons beaucoup de questions à propos de groupes différents. Comme je vous l'ai dit, la plupart de ces mouvements, doctrines ou techniques apparaissent quelque part. Par exemple, rien qu'avec le registre du commerce où les noms des membres de la fondation figurent, on peut déjà tirer quelques informations. Nous n'utilisons que de la documentation accessible au public. Nous n'avons pas du tout accès à des documents confidentiels de la police ou de la justice, par exemple. Mais, en général, nous parvenons toujours à savoir quelque chose.
Religioscope - Répondez-vous à des questions sur tout groupe religieux, y compris les grandes religions traditionnelles? Posez-vous certaines limites ou même refusez-vous certaines questions parce qu'elles ne vous paraissent pas relever du CIC?
Nathalie Narbel - Il est très difficile de déterminer les frontières de notre domaine. Nous répondons à toute question sur tout groupe ou technique qui aurait une dimension spirituelle. C'est donc assez large. Nous avons eu effectivement des dossiers limites, par exemple, un dossier sur la programmation neurolinguistique (PNL). C'est une thérapie brève qui relève plutôt de la psychologie. Il n'y a pas vraiment d'aspect transcendant ou spirituel. Nous avons traité le dossier parce que la question posée était la suivante: la PNL est-elle une secte ? Il nous arrive donc de refuser une question mais c'est relativement rare.
Par rapport aux questions sur les grandes religions, nous y répondons quand elles sont précises. Sinon, nous offrons souvent des bibliographies. Nous avons beaucoup d'étudiants, en fin d'année, qui nous en demandent. Le cas échéant, nous renvoyons aussi à des universitaires compétents.
Religioscope - Justement, qui s'adresse à vous? Quel est le profil de votre clientèle ? Des particuliers ou des institutions publiques ? Quelles sont leurs attentes à votre égard?
Nathalie Narbel - Deux tiers des demandes viennent du monde professionnel et donc un tiers de particuliers. Parmi eux, et au contraire de la représentation commune, il ne s'agit généralement pas de victimes. Par contre, des victimes indirectes se tournent vers nous. Je qualifie ces victimes d'« indirectes » parce qu'elles ne sont pas victimes en
soi d'un mouvement, mais d'un conjoint qui change, qui a une révélation, qui entre dans un mouvement. Elles ne sont donc pas vraiment des victimes - les comportements des conjoints ne sont pas punis par la loi.
Dans le monde professionnel, plus de la moitié des demandes proviennent de l'administration publique. Souvent, c'est l'administration fiscale genevoise qui fait appel à nous par rapport à des questions d'exonérations. En effet, depuis 2001, la loi d'harmonisation fiscale fédérale demande que les organisations religieuses ne soient plus reconnues d'utilité publique. Elles sont à but cultuel. Si elles veulent être reconnues d'utilité publique, il faut qu'elles créent une autre entité pour leurs activités caritatives. Le canton de Genève fait exception: le canton de Genève est le dernier canton à accorder la reconnaissance d'utilité publique aux organisations religieuses si elles répondent à certaines conditions. Souvent, nous avons des demandes dans ce cadre-là. D'autres cantons, comme celui de Vaud, font appel à nous pour ces questions d'exonérations fiscales.
Nous avons des demandes des services de la santé publique. Nous avons des demandes des services sociaux, du tuteur général. Par exemple, pour le placement des enfants, des familles qui se proposent pour recevoir des enfants appartiennent à tel ou tel mouvement. Nous avons fait une liste pour l'Hospice général de toutes les communautés religieuses établies à Genève en partant des réformés, catholiques, évangéliques, bouddhistes, hindouistes, etc. Elle est destinée aux requérants d'asile arrivants à Genève, afin qu'ils s'adressent à la bonne communauté, pour autant que cette liste soit toujours valable. Beaucoup d'assistants sociaux et de psychologues s'adressent à nous quand ils ont un patient appartenant à tel ou tel mouvement et qu'ils aimeraient mieux comprendre.
Nous avons fait une expertise judiciaire à la demande du tribunal d'arrondissement de Lausanne.
Les services communaux s'adressent aussi à nous pour des questions de location de salles, par exemple.
Religioscope - Votre refus de vous prononcer sur l'éventuelle dangerosité d'un mouvement est-il perçu avec irritation par certains de vos interlocuteurs, qui attendent peut-être des réponses leur permettant une classification de ce mouvement?
Nathalie Narbel - Comme je vous l'ai dit, nous répondons toujours de la même façon, à travers la structure du dossier, aux questions qui nous sont posées. Il est vrai que, quand il s'agit des services de l'Etat, on nous demande notre avis sur la dangerosité potentielle ou les dérives éventuelles d'un mouvement. Comme nous ne faisons pas d'infiltration de mouvements, il est difficile de se prononcer. On peut simplement dire si un mouvement a eu un problème avec la justice. Cela n'implique pas que tous les membres de ce mouvement soient dans l'illégalité ou des escrocs potentiels.
C'est vrai que c'est parfois irritant de ne pas avoir de réponse précise. On explique alors aux mandataires que la notion de dangerosité est relative. Tout dépend des gens. Ce n'est donc pas à nous d'évaluer la dangerosité d'un mouvement. On peut mettre en garde les gens, par exemple, en leur disant qu'il y a des questions d'argent, qu'il faut faire attention à ce que l'on signe, etc.
Souvent, on nous demande si tel mouvement est une secte ou non. Nous expliquons alors qu'il n'y a pas une catégorie de secte du point de vue légal et que, en Suisse, l'article 15 de la Constitution garantit la liberté de croyance. Les gens peuvent croire à ce qu'ils veulent. On a également le droit de porter des jugements sur les croyances des autres. Mais, nous, professionnellement, n'avons pas le droit de dire qu'il vaut mieux être évangélique que raëlien. Ça n'a pas de sens!
La réponse est complexe. Au début, les gens sont un peu étonnés, mais en même temps, on arrive à rassurer. Par exemple, un proche d'une personne appartenant à un mouvement s'inquiète, car on lui a dit que ce groupe était dangereux. Quand on lui apprend que c'est un mouvement qui existe depuis plus d'un siècle, qu'il est institutionnalisé, qu'il existe dans beaucoup de pays, qu'on peut s'adresser aux responsables, c'est déjà rassurant.
Nous demandons aux gens un certain travail, une réflexion, la réponse consistant en un rapport de dix pages, accompagné de vingt pages d'annexe. Ils se déterminent ensuite par rapport à ce travail. Ce n'est pas à nous de diriger leur opinion.
Religioscope - Il est frappant d'observer depuis une trentaine d'années, par rapport à ce qu'on appelle communément les sectes ou mouvements religieux non-conformistes, une croissance des acteurs qui s'en occupent. Je pense en particulier à des associations privées: de défense, de parents ou de victimes. Il en existe dans tous les pays occidentaux et aussi en Suisse. Comment ces associations perçoivent-elles l'activité d'un centre qui reçoit des fonds publics? Quel type de collaboration ou non-collaboration avez-vous avec ce genre d'associations?
Nathalie Narbel - Certaines nous ont envoyé des gens, d'autres pas. En Suisse, le tissu associatif est très vaste dans ce domaine-là. Beaucoup d'associations de défense des victimes ont été crées par des personnes ayant été touchées dans leur vie par cette problématique. Il existe une forme de concurrence entre l'association bénévole et la structure professionnelle.
C'est vrai que nous collaborons assez peu en Suisse romande, mais très bien en France, même s'ils savent parfaitement ce que nous faisons. Alors que nous avons des visions très différentes, nous n'avons jamais eu de problème pour obtenir des informations de l'Union nationale de défense des familles et de l'individu (UNADFI).
En Suisse romande, nous collaborons beaucoup plus avec les universités qu'avec les associations de défense des victimes. Nous avons très peu eu affaire à des victimes directes de mouvements religieux.
Religioscope - En ce qui concerne les différentes structures mises en place à l'initiative d'Etats avec des subventions de source publique dans différents pays européens, avez-vous des réunions régulières qui les rassemblent? Qu'y fait-on? Y échange-t-on des informations sur des groupes ou sur des méthodes, des philosophies, des sensibilités ? Comment se met en place ce type de coopération?
Nathalie Narbel - Dans le cadre du Conseil de l'Europe, il existe une réunion annuelle des organisations d'état chargées des dérives sectaires, à laquelle nous participons. Nous avons été désignés par le Département des Affaires Etrangères (DFAE) pour représenter la Suisse. Une douzaine de pays sont présents à cette réunion.
L'échange se fait plutôt au niveau des systèmes. On s'intéresse à la façon d'appréhender les nouveaux mouvements religieux dans tel ou tel pays. En juin 2004, la réunion a eu lieu à Bucarest. C'était très intéressant d'avoir des représentants des pays de l'ex-bloc de l'Est et de voir de quelle façon ils enregistrent et reconnaissent officiellement les nouveaux mouvements religieux. C'est donc plutôt à la façon dont les Etats traitent cette problématique que l'on s'intéresse. L'Italie, présente cette année, est un pays exemplaire en Europe latine pour son traitement des nouveaux mouvements religieux. Bien qu'on discute, je ne sais pas si les gens changent d'appréciation.
Religioscope - Dans quelle mesure le modèle de travail et d'activité du CIC a-t-il fait école ? Avez-vous le sentiment d'être un cas unique en son genre, à l'échelle européenne? Des structures d'autres pays ont-elles des approches semblables ? L'expérience de votre centre les intéresse-t-elle?
Nathalie Narbel - Nous diffusons beaucoup de documentation francophone, étant donné notre type de public. Nous discutons donc beaucoup avec les pays francophones, la Belgique et la France. Nous n'avons pas le même avis sur certains sujets. Mais je ne sais pas si cela fait évoluer ou non les choses.
Nous observons de toute façon une évolution en quelque sorte naturelle: depuis l'affaire de l'Ordre du Temple Solaire (OTS), qui date bientôt de dix ans, il n'y a pas eu d'événements aussi tragiques. De plus, le recensement montre qu'il n'y a pas une grande hausse de gens disant appartenir à des nouveaux mouvements religieux. Cela reste une minorité, environ 2% de la population se dit non chrétienne et 4% se dit évangélique. L'engouement pour les sectes, même s'il fait vendre du papier, est retombé.
La Mission interministérielle française de lutte contre les sectes (MILS) a d'ailleurs changé de nom, ce qui dénote, je pense, une volonté d'ouverture. Elle se nomme maintenant Mission de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES). Cela montre donc qu'il y a un changement. On tend à accepter la pluralisation du religieux. C'est aussi un phénomène de la mondialisation.
Religioscope - Votre tâche principale consiste à répondre aux nombreuses questions que vous recevez. Ce travail vous permet d'occuper aussi une place privilégiée pour observer des évolutions, tendances, etc. Si vous vous penchez, par exemple, sur votre travail de ces derniers mois, de ces deux dernières années, sur quel type de groupe vous interroge-t-on principalement?
Nathalie Narbel - Nous ne classons le mouvement ou la technique que dans un type, même si on pourrait les recouper. Les mouvements dits thérapeutiques sont ceux sur lequel nous sommes le plus sollicités. Ensuite viennent les mouvements chrétiens.
Nous avons aussi d'autres questions d'ordre juridique qui reviennent souvent. Puis des questions sur des mouvements orientaux, ésotériques, soucoupistes arrivent enfin. Donc, clairement, les mouvements à forte dimension thérapeutique arrivent en tête de nos demandes.
Religioscope - S'agit-il réellement de mouvements ou de praticiens? On a le sentiment que, dans ce domaine, il y a beaucoup de praticiens individuels qui ne sont pas liés à un mouvement même s'ils sont porteurs d'un message spirituel. Les questions posées ne seraient alors plus liées pour une bonne part à des mouvements structurés mais à des relations individuelles avec un thérapeute.
Nathalie Narbel - Il existe des mouvements que l'on peut appeler thérapeutiques qui sont institutionnalisés. Il existe également des techniques sur lesquelles nous sommes interrogés. La santé est une valeur essentielle de la société. Elle est également un marché. De ce fait, les croyances, techniques et mouvements thérapeutiques sont en croissance. La demande est en effet forte.
On peut faire une différence entre des mouvements institutionnalisés religieux, comme les Témoins de Jéhovah, et ce que Françoise Champion appelle la nébuleuse mystique-ésotérique. Cette nébuleuse recouvre des doctrines non institutionnalisées qui existent, se diffusent, se transforment au gré des personnes qui les reçoivent et qui sont ensuite reprises et redonnées par des thérapeutes de toutes sortes. Ce sont des doctrines floues, qui se rattachent à la personne qui l'a inventée ou publiée. Ensuite, elles sont diffusées et chacun l'aménage à sa manière. Nous travaillons souvent sur ce type de croyances, même si les mouvements structurés sont au nombre des interrogations.
Religioscope - Pourriez-vous nous donner un exemple de type de croyance qui se diffuse ainsi ? Comment cela se passe-t-il? Où surgit le problème? Pourquoi, à un certain moment, vous interroge-t-on à propos d'une technique thérapeutique qui pose des difficultés? Pourriez-vous nous expliquer comment cela se passe?
Nathalie Narbel - Prenons un cas connu, les enfants Indigo. Il s'agit d'une doctrine propagée dès le milieu des années 80, d'abord par un livre. Elle a été systématisée à la fin des années 90 par deux thérapeutes américains. Ils ont écrit un ouvrage parlant de ces enfants Indigo. Cette doctrine dit qu'un enfant sur deux naîtrait aujourd'hui avec une aura bleue. Ils auraient donc une forme d'ascendance divine. Cette doctrine est floue, peu cohérente. Elle appartient à cette nébuleuse ésotérico-new-age. Chacun dit quelque chose d'autre. Par exemple, par rapport à l'ascendance divine, on dit, dans les années 60-70, que c'était des enfants Téflon. On ne sait pas non plus de quel dieu les enfants tiennent leur ascendance. Ces enfants auraient une mission à remplir sur terre. Ils auraient du mal à s'intégrer dans la société, d'où des problèmes de comportements. Ainsi, des enfants psychotiques ou hyperactifs seraient potentiellement des enfants Indigo. Pour l'anecdote, j'avais trouvé le programme d'une chargée de cours en linguistique allemande à l'Université de Genève qui parlait des nouveaux termes utilisés. Elle traduisait, en allemand, le terme indigo par hyperactif. Les thérapeutes qui diffusent ces doctrines-là qui n'ont aucun fondement scientifique proposent des solutions aux parents et enseignants concernés par cette problématique. Ce dossier nous a été énormément demandé.
Religioscope - Dans le cas des enfants Indigo, il s'agit typiquement d'une croyance qui n'est pas liée à un groupe précis mais à une nébuleuse de praticiens et qui se diffuse par différents canaux de gens qui sont intéressés par ailleurs par des idées variées dans le domaine spirituel et thérapeutique.
Nathalie Narbel - On essaie de repérer qui diffuse le plus, en particulier ici en Suisse romande, notamment par le biais de ces salons de médecine naturelle, ces doctrines et les ouvrages sur ces doctrines. On s'adresse aussi à ces personnes-là pour savoir un peu plus de quoi il s'agit. Sur Internet, on a également des milliers de sites sur les enfants indigo : des sites pas les enfants eux-mêmes, des sites de parents, d'enseignants, etc. Un jour, un enfant indigo de 35 ans m'a même appelée! On a le droit de croire qu'on est enfant indigo, c'est garanti par la Constitution. On peut aussi affirmer que cette doctrine n'a aucun fondement scientifique. Mais on ne peut pas vraiment aller plus loin.
Religioscope - A vous entendre, on a l'impression qu'autant qu'un centre d'information sur les croyances spirituelles, c'est d'un centre d'information sur les pratiques thérapeutiques dont on aurait presque besoin. Avez-vous également le sentiment qu'il y a ici pour les autorités un besoin d'avoir une approche plus rigoureuse face à ce foisonnement?
Nathalie Narbel - Parmi les demandes de l'administration, je ne suis pas sûre qu'elles concernent les mouvements thérapeutiques. A mon avis, elles concernent plutôt des mouvements de type institutionnalisé. Il arrive que les doctrines thérapeutiques intéressent les pouvoirs politiques et les services administratifs. Cependant, ils ne sont pas une priorité pour les services de la santé publique. Pour l'instant, ce sont plutôt des demandes qui nous viennent des personnes privées, que ce soit parce qu'elles-mêmes s'intéressent à ce type de doctrine ou parce qu'elles s'intéressent à des formations proposées par des thérapeutes, ou encore parce qu'elles ont justement commencé une formation mais qu'elles sont insatisfaites de l'information reçue, etc.
Il est vrai que le domaine sur lequel nous travaillons est assez vaste. Nous avons répondu à des questions allant de «qu'est ce qu'un diacre dans l'Eglise catholique?» à des questions portant sur des techniques thérapeutiques. Ces dernières doivent cependant contenir une dimension spirituelle. Aujourd'hui, beaucoup de ces techniques thérapeutiques contiennent une dimension spirituelle. Notre centre a donc de l'avenir! Mais, actuellement, je ne sais pas si les services de santé publique sont intéressés par cette question, au contraire des particuliers.
Religioscope - Par rapport aux expériences qui vous sont relatées, avez-vous l'impression qu'existe un besoin de plus grand contrôle de ce marché du thérapeutique?
Nathalie Narbel - Non, je ne crois pas. Nous organisons prochainement un colloque avec l'Université de Genève, le 14 octobre 2004, consacré aux nouvelles croyances thérapeutiques , qui sera l'occasion de discuter, par exemple, avec Santé Suisse. Les assureurs-maladie ont un intérêt pour le marché des médecines parallèles. En effet, certaines des assurances complémentaires proposées couvrent les soins pris en charge par les médecines dites douces. Mais il semble que le besoin de contrôle, peu fort à l'heure actuelle, se développera à partir du moment où ce marché ne deviendra plus rentable. Pour l'instant, ce marché est en expansion et ne fait l'objet d'aucune plainte. Il est même vu d'un bon œil à l'heure actuelle où les coûts de prise en charge des maladies grimpent sans cesse. En effet, la philosophie des techniques thérapeutiques implique une meilleure hygiène de vie et favorise ainsi la prévention des maladies. Ces médecines parallèles sont donc bien tolérées et inquiètent peu les pouvoirs publics.
Religioscope - Avez-vous l'impression que, parmi les mouvements proprement religieux sur lesquels on vous interroge, ce sont aussi les groupes dont les médias parlent beaucoup? Constatez-vous un lien entre couverture médiatique de certains groupes et le nombre de demandes qui vous viennent?
Nathalie Narbel - Pour les professionnels, les demandes sont peu influencées par les médias, car elles sont liées à un besoin précis. Par exemple, telle entreprise est approchée par un client potentiel et veut en savoir plus sur... Une autre veut mettre en place un cours de formation continue pour ses employés.
Pour les particuliers, il y a toute sorte de demandes. Elles sont généralement liées à un problème qui se pose dans leur entourage. Dans d'autres cas, les particuliers sont simplement curieux et désirent en savoir plus sur un groupe en particulier.
Nous répondons également beaucoup à des journalistes qui, eux, s'intéressent à des mouvements ayant une actualité. Par exemple, pour le Mouvement raëlien, il s'est réuni en Suisse en décembre et cet été. Cependant, si nous avons eu des demandes à son sujet, leur nombre n'a pas été excessif.
Je pense que les demandes qui nous sont faites sont plus liées à la vie des gens ou ce à quoi le professionnel est confronté directement qu'à des préoccupations médiatiques. Il est cependant vrai que des émissions de télévision ont eu quelque influence sur les demandes. Par exemple, une émission sur Landmark Education a suscité des réactions: des gens ne savaient pas du tout que c'était considéré comme une secte dangereuse en France. Mais, de manière générale, l'impact médiatique est assez rare.
Religioscope - Les mouvements eux-mêmes prennent-ils contact avec vous pour voir ce que vous écrivez? Le cas échéant, cela suscite-t-il des discussions? Comment réagissent les personnes concernées à vos écrits les concernant?
Nathalie Narbel - En général, cela se passe très bien. A la fin des rapports que l'on rend, on indique toujours que si les personnes concernées ont des critiques à faire ou des compléments à donner, nous les recevons volontiers. Si cela est justifié, nous changeons également le texte. Cela est d'ailleurs rarement arrivé. Nous avons eu des demandes de la part de certains mouvements, mais nous n'avons pas accepté. Nous acceptons volontiers de discuter, d'entendre leurs remarques, mais nous ne changeons pas le texte si nous considérons que cela n'est pas justifié. Quand cela s'est passé, cela n'a pas posé de problèmes par la suite dans l'entente.
Aux débuts du CIC, nous avons imaginé que nous aurions des problèmes d'entente avec les mouvements religieux. Mais, étant donné que nous restons objectifs et que nous donnons plusieurs points de vue, ils n'ont pas vraiment de raison de nous en vouloir.
Religioscope - Terminons par un peu de prospective. Depuis 2002, vous observez au quotidien le paysage spirituel, au sens large, en Suisse. Au regard des tendances émergentes, quels seraient les développements prévisibles pour les dix prochaines années? Vous êtes historienne et pas futurologue, mais pensez-vous que le CIC recevra plus de demandes sur tel ou tel sujet?
Nathalie Narbel - Nous voici sur le terrain glissant de la spéculation ! Nous vivons dans une société individualiste, où la santé, le développement personnel et la spiritualité, qui est un terme voulant tout et rien dire à la fois, sont des notions très importantes pour l'épanouissement de la personne. Le spirituel et le
religieux sont donc un vrai marché. La plupart des gens s'y intéressent actuellement.
Mais je ne sais pas très bien comment cela se passera d'ici dix ans! S'il se produit un excès du point de vue des questions de santé en Suisse, au niveau des assurances-maladie, je suppose que les assureurs n'hésiteront pas à revenir en arrière. Il est possible que dans l'avenir les thérapies spirituelles des médecines parallèles ne soient disponibles qu'aux personnes pouvant se les offrir. Pour l'instant, les assurances complémentaires sont encore abordables. Il faudra peut-être les augmenter.
Religioscope - Votre analyse va plutôt dans le sens d'un éclatement....
Nathalie Narbel - Sans doute la mondialisation ne simplifie-t-elle pas les choses. On peut facilement s'intéresser et se documenter sur une pratique grâce à l'utilisation d'Internet. Chacun peut avoir une tribune publique sur ses croyances et pratiques par le biais d'un site Internet. Grâce à la disponibilité des informations sur Internet., on se dirige vers plus d'ouverture, ce qui conduit à un élargissement du marché.
Forcément, les choses vont changer mais je ne sais pas dans quel sens. On note que les Eglises historiques sont en recul. Malgré leurs efforts, je ne vois pas comment elles pourraient arrêter ce mouvement. La transmission de la foi ne se fait plus de façon traditionnelle, par la famille. Aujourd'hui, chacun doit faire ses choix individuellement.
L’entretien s’est déroulé à Genève, dans les locaux du CIC, le 23 août 2004. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. La transcription de l’entretien a été assuré par Gladys Taglang. Le texte a été revu par Nathalie Narbel en septembre 2004.