Le Sandjak de Novi Pazar est un carrefour. Cette petite région, partagée entre la Serbie et le Monténégro depuis les guerres balkaniques de 1912-1913, jouxte la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. Alors que les relations entre Slaves orthodoxes et musulmans, ces derniers étant légèrement majoritaires, sont très mauvaises, le Sandjak a réussi à éviter de sombrer dans les guerres civiles des années 1990. Le calme précaire doit beaucoup aux différents réseaux du crime organisé qui s'entrecroisent dans la région, notamment à Novi Pazar. Une éventuelle séparation du Monténégro et de la Serbie remettrait pourtant en cause l'unité du Sandjak.
Dans le même temps, la société musulmane du Sandjak est de plus en plus affectée par un phénomène de réislamisation en profondeur, impulsé par le jeune et dynamique mufti de Novi Pazar, Muamer Zukorlic. Le Sandjak est-il également en train de devenir une plaque tournante de l'islam radical en Europe?
Une région ballottée par les vents de l'histoire
L'affaire est entendue: les musulmans des Balkans, Bosniaques ou Albanais, seraient de piètres croyants, n'hésitant pas à faire fi de nombreuses interdictions, comme celle de boire de l'alcool... Et le Sandjak de Novi Pazar se détacherait dans cet islam bien peu rigoriste des Balkans. À Novi Pazar comme à Sjenica, à Tutin ou à Rozaje, d'un côté ou de l'autre de la frontière serbo-monténégrine, les mosquées sont assidûment fréquentées et la société musulmane du Sandjak se caractérise par son respect des obligations religieuses ainsi que par son traditionalisme. Ici, l'islam est en effet un facteur central dans l'affirmation identitaire, par contraste avec les orthodoxes serbes ou monténégrins.
En réalité, l'émergence de l'identité spécifique du Sandjak de Novi Pazar doit beaucoup au hasard. Le terme de sandjak désigne une circonscription administrative ottomane. Après la “Crise d'Orient” de 1876-1878 et l'expansion territoriale des deux principautés de Serbie et de Monténégro, le Congrès de Berlin décida de maintenir sous possession ottomane le Sandjak de Novi Pazar, afin d'empêcher les deux États slaves indépendants d'obtenir une frontière commune [1].
De ce fait, le Sandjak devint une zone refuge pour les populations musulmanes des Balkans, fréquemment victimes de harcèlement, surtout en Serbie. Le territoire de cette région correspond pourtant en large part à celui de la Raska, la première principauté médiévale serbe, le bastion de la dynastie de Nemanjic. À ce titre, on trouve dans le Sandjak quelques-uns des plus beaux monastères serbes orthodoxes, comme Mileseva, Sopocani ou Djurdjevi Stupovi, et le Sandjak mérite au moins tout autant que le Kosovo la réputation de “berceau” de la Serbie [2].
Afin de garantir les droits ottomans dans le Sandjak, le Congrès de Berlin avait prévu le déploiement de troupes austro-hongroises dans la région. Ces bataillons autrichiens peuvent, en quelque sorte, être considérés comme les précurseurs des nombreuses forces internationales qui se sont déployées dans les Balkans de la fin du XXe siècle... Les Austro-Hongrois ont laissé, comme souvenir de leur passage, quelques petites chapelles destinées aux soldats, aujourd'hui désaffectés, car le Sandjak ne compte pas de populations catholiques. À l'issue de la première guerre balkanique (1912), ces bataillons se retirèrent, et le Sandjak fut partagé entre la Serbie et le Monténégro.
Durant la Seconde Guerre mondiale, les montagnes du Sandjak furent une zone assez active de résistance où, comme dans beaucoup d'autres régions, s'opposèrent les partisans communistes de Tito et les tchétniks serbes. En 1943-1944, un Comité anti-fasciste de libération nationale du Sandjak fut créé, et cette étape aurait pu déboucher sur la reconnaissance de cette région par le fédéralisme de la Yougoslavie socialiste, soit comme République fédérée, soit au moins comme province autonome [3]... Le futur dissident Milovan Djilas, qui présida à la définition des frontières entre les entités fédérées, ne retint pourtant pas cette hypothèse, et le Sandjak, dépourvu de toute existence administrative, fut partagé entre les républiques fédérées de Serbie et du Monténégro, la frontière passant sur la même ligne qu'en 1912.
La population de la région se partage entre orthodoxes et musulmans, et les identités nationales sont bien moins établies que les identités confessionnelles. À l'époque de la Yougoslavie socialiste, trois peuples à l'identité clairement définie cohabitaient dans le Sandjak: les habitants de tradition orthodoxe de la partie serbe du Sandjak étaient des Serbes, ceux de la partie monténégrine des Monténégrins. Quant aux Slaves musulmans, ils se définissaient comme Musulmans, au sens national du terme, tout comme en Bosnie-Herzégovine. Le plénum de 1969 du Comité central du Parti communiste bosniaque avait en effet décidé de faire de cette communauté un peuple (narod), au plein sens constitutionnel que prenait cette notion en Yougoslavie. Un peuple était en effet “peuple constitutif” d'une ou plusieurs républiques fédérées, ainsi que de la Fédération socialiste. À ce titre, il était un sujet fédéré de plein exercice, au même titre que les républiques elles-mêmes.
Les Musulmans, au sens national du terme, étaient donc l'un des (trois) peuples constitutifs de la République fédérée de Bosnie-Herzégovine, et les Slaves musulmans du Sandjak serbe et monténégrin se référaient eux aussi à cette identité nationale. En 1992, la Bosnie-Herzégovine devient indépendante; de ce fait, les Musulmans ne peuvent plus prétendre constituer un peuple de la nouvelle Fédération yougoslave, qui ne regroupe plus que deux Républiques, la Serbie et le Monténégro, et deux peuples, les Serbes et les Monténégrins, ainsi que des minorités nationales... Voici les Slaves musulmans du Sandjak réduits au rang de minorité nationale, mais sous quel nom? Deux ethnonymes sont en concurrence: celui de Musulmans, au sens national, en héritage de l'ancienne Yougoslave, et celui de Bosniaques, comme les conationaux/coreligionnaires de Bosnie-Herzégovine [4].
Belgrade, Podgorica ou Novi Pazar?
Les différentes communautés ethno-confessionnelles du Sandjak cohabitent, mais sans guère se mêler. Il est largement illusoire de parler de multiethnicité, quand chaque village est mono-ethnique, et que la même situation se reproduit également dans la plupart des quartiers urbains. On estime que les Slaves musulmans représentent environ 60% des 600 000 habitants du Sandjak, partie serbe et partie monténégrine réunies. Dans l'est de la région, vers le Kosovo, deux communes sont presque exclusivement musulmanes: Tutin, côté serbe, et Rozaje, côté monténégrin. De même, le pourcentage de musulmans est-il supérieur à 95% dans la commune serbe de Sjenica, et proche de 80% à Novi Pazar. Ailleurs, comme à Priboj ou Nova Varos, on ne compte pas de musulmans, tandis que les deux communautés sont de poids similaire à Prijepolje.
Côté monténégrin, les orthodoxes sont également majoritaires à Berane, tandis que les musulmans l'emportent à Bijelo Polje, en plus de Rozaje. La commune de Plav est généralement assimilée au Sandjak de Nov
i Pazar, même si elle n'en a, en réalité, jamais fait partie. Cette ville, isolée dans le massif des Montagnes Maudites (Prokuplije), rattachée au Monténégro en 1878, dépendait auparavant du Sandjak ottoman de Shkodër. Patchwork ethnique, Plav compte une majorité de Slaves musulmans, ainsi qu'environ 20% d'Albanais et 10% de Monténégrins orthodoxes. La position géographique ainsi que la situation ethnique et politique de la commune justifient son assimilation au Sandjak monténégrin.
En 1992, les nationalistes musulmans du Parti d'action démocratique (SDA), antenne locale du parti d'Alija Izetbegovic, au pouvoir à Sarajevo, organisèrent un référendum clandestin d'autodétermination du Sandjak, sur le modèle du référendum pareillement organisé par les Albanais du Kosovo. Cette consultation ne fut organisée que dans la partie serbe de la région. Le résultat fut sans surprise: seuls les Musulmans prirent part à cette consultation, et ils se prononcèrent en écrasante majorité pour le droit à l'autodétermination de la région.
Dirigé par un chirurgien dentiste, le docteur Sulejman Ugljanin, le SDA se fit alors le chantre d'une affirmation nationale des Musulmans du Sandjak, en revendiquant l'ethnonyme de Bosniaques. Sur la même ligne que les courants les plus radicaux de Sarajevo, le SDA et le Conseil national bosniaque du Sandjak (BNVS), placé sous sa coupe, revendiquent même une langue bosniaque, différente du serbe ou du “serbo-croate”.
En 1993, le SDA rédigeait un Mémorandum pour l'établissement d'un statut spécial du Sandjak, évoquant la possibilité d'un retour aux frontières d'avant 1912. Ce mémorandum a été réactualisé en 1999. Peu après le référendum clandestin de 1992, Sulejman Ugljanin dut s'exiler et il revint au pays qu'à l'automne 1996, quand le SDA conquiert la municipalité de Novi Pazar. En fait, un jeu trouble semble avoir uni le dirigeant bosniaque au régime de Slobodan Milosevic, le radicalisme verbal de Sulejman Ugljanin n'étant que le corollaire du blocage total de la situation sur le terrain. L'influence du SDA et du BNVS se limite cependant toujours à la partie serbe du Sandjak.
En effet, l'évolution fut bien différente au Monténégro, où les Musulmans se sentent beaucoup mieux intégrés que ceux de la partie serbe du Sandjak. À partir de 1996, l'homme fort du Monténégro, Milo Djukanovic, alors Premier ministre, prend ses distances avec Belgrade et le régime de Slobodan Milosevic. Le discours “souverainiste” mis en avant par Milo Djukanovic s'accompagne d'une exaltation du caractère multiethnique de la société monténégrine. Les Slaves musulmans et les Albanais du petit pays sont courtisés et vont assurer, au moins pour plusieurs années, les succès électoraux de Milo Djukanovic.
En réalité, ce dernier a passé un pacte de nature “impériale” avec les communautés minoritaires, comparable au système de gestion mis en place par l'Empire ottoman ou même le pouvoir titiste. Ce pacte repose fondamentalement sur l'équation protection contre allégeance politique. Aux musulmans effrayés par les guerres de Bosnie et du Kosovo, Milo Djukanovic promet que jamais ils ne seront les victimes d'une guerre civile au Monténégro. Accessoirement, il permet aussi aux minorités nationales de développer librement une série de trafics. Le succès de cette “intégration” des Musulmans du Monténégro est tel que les partis “ethniques” ou “ethnico-religieux” sont toujours restés confinés à des scores marginaux.
Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que les Slaves musulmans du Sandjak monténégrin aient longtemps rejeté l'appellation de Bosniaques, au profit de celle de Musulmans, voire de Monténégrins musulmans... Il y a quelques années, on pouvait même entendre à Rozaje ou à Plav des réflexions du type: “nous sommes des Musulmans, pas des Bosniaques, les Bosniaques, ce sont des intégristes”, le radicalisme politique des courants bosniaques du Sandjak serbe étant associé, de manière pas forcément justifiée, à l'extrémisme religieux.
Cette situation est cependant en train de changer. Le dernier recensement monténégrin, organisé à l'automne 2003, a révélé un véritable séisme identitaire dans la petite république [5]. De 1991 à 2003, le pourcentage des Serbes a explosé, passant de 10 à 30% des 650 000 citoyens du Monténégro: en effet, lors des recensements, la déclaration de nationalité est librement remplie par les interrogés, et les militants des partis de l'opposition pro-serbe ont essayé de transformer le recensement en référendum contre l'indépendance du Monténégro... Dans le même temps, les 17% de Musulmans recensés en 1991 éclataient en deux blocs de poids égal, la moitié se déclarant désormais Bosniaques. Le ralliement à cette identité “exogène” est un signe fort de l'essoufflement du “système Djukanovic”. Il exprime le mécontentement des populations face à la pauvreté, à la criminalisation de la société et aux atermoiements autour de la perspective d'indépendance.
Le ralliement à une identité nationale bosniaque de part et d'autre de la frontière ne signifie pas, pour autant, que les différences s'atténuent entre le Sandjak serbe et le Sandjak monténégrin.Trois centres religieux restent toujours en conflit ouvert pour le contrôle des populations musulmanes du Sandjak. En 1994, la Communauté islamique de Yougoslavie a été officiellement remplacée par une nouvelle Communauté limitée aux musulmans de Bosnie-Herzégovine. La charge de Reis-ul-Ulema, jusqu'alors assumée par Jakup Selimovski, fut confiée à Mustafa Ceric. Cette centralisation sur la Bosnie a laissé les musulmans du Sandjak privés de structures d'encadrement [6].
Les autorités de Podgorica ont réagi à cet éclatement en suscitant la création d'une charge de Reis-ul-Ulema du Monténégro, ayant autorité sur tous les musulmans, slaves et albanais, de la petite république. Cette “nationalisation” de l'islam, fortement aidée par les autorités républicaines, est assez largement couronnée de succès. Côté serbe, par contre, le mufti de Belgrade n'a jamais réussi à imposer son autorité sur le Sandjak où Muamer Zukorlic a restauré la charge de mufti de Novi Pazar, qu'il assume depuis 1994. Belgrade étant hors-jeu, l'enjeu religieux se situe donc entre Novi Pazar et Podgorica. Le mufti de Novi Pazar parviendra-t-il à imposer son autorité sur l'ensemble du Sandjak, y compris la partie monténégrine de la région, ou bien le Sandjak monténégrin se maintiendra-t-il à l'écart du mouvement d'affirmation ethno-
confessionnelle qui embrase le Sandjak serbe? La réponse à la question pourrait déterminer la survie du Sandjak comme entité spécifique...En tout cas, le Sandjak ne peut espérer devenir une région qu'à la condition que soit maintenu un lien entre la Serbie et le Monténégro. En cas de séparation entre ces républiques, les deux segments de la société musulmane devraient continuer de s'éloigner.
Un balcon avec vue sur les guerres
Le paradoxe du Sandjak est sûrement d'avoir été épargné par les guerres qui ont déchiré l'espace yougoslave durant toutes les années 1990, mais les projections identitaires et les relations intercommunautaires sont lourdement marquées par les traumatismes liés à ces conflits. Durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995), de nombreux réfugiés ont afflué dans le Sandjak: Bosniaques musulmans et Serbes de Bosnie ou même de Croatie. Les réfugiés serbes ont été parfois hébergés dans des structures collectives, tandis que les musulmans l'étaient généralement chez des parents ou des alliés [7].
Le Sandjak a néanmoins connu deux épisodes de “purification ethnique”. Durant la guerre de Bosnie, le leader ultranationaliste serbe Vojislav Seselj avait appelé au “nettoyage” des régions proches de la frontière. Ainsi, des miliciens se sont attaqués aux villages musulmans des communes frontalières de Priboj (Serbie) et de Pljevlja (Monténégro), déterminant la fuite de plusieurs milliers de personnes. Encore aujourd'hui, certains villages restent dépeuplés [8].
La guerre du Kosovo (1999) a déterminé de nouveaux flux de réfugiés. Dès les premiers combats entre l'Armée de libération du Kosovo (UCK) et la police serbe, des milliers de réfugiés albanais ont afflué dans le Sandjak monténégrin, essentiellement à Rozaje. Cette bourgade avait également la réputation de servir de base d'approvisionnement pour les guérilleros albanais. Depuis le Kosovo, plusieurs pistes de montagne mènent effectivement à Rozaje, notamment par le col du Cakor. Lors de l'exil massif des Kosovars, durant les bombardements de l'OTAN du printemps 1999, près de 100 000 réfugiés auraient utilisé ces pistes, arrivant à Rozaje, avant d'être conduits dans d'autres centres de résidence établis au Monténégro.
Soucieux de conforter son image démocratique et de se rapprocher de l'Occident, le gouvernement monténégrin garantissait la sécurité de ces réfugiés, mais il craignait cependant de voir l'UCK se comporter comme en terrain conquis à Rozaje. À plusieurs reprises, des unités combattantes en débandade ont été évacuées vers l'Italie par la police monténégrine, dans la plus grande discrétion. Les autorités de Podgorica craignaient, non sans raison, que le cocktail explosif réuni dans les alentours de Rozaje - réfugiés albanais, armée yougoslave, milices serbes, guérilla albanaise et police monténégrine - ne dégénère en bain de sang. La gestion très ferme de la crise, qui a permis d'éviter le pire, a été portée au crédit de Milo Djukanovic par les Musulmans du Monténégro, renforçant encore leur allégeance politique. D'ailleurs, la police monténégrine n'avait pas hésité à distribuer massivement des armes aux civils musulmans de Rozaje, une marque de confiance politique inimaginable dans le Sandjak serbe.
Durant les bombardements de l'OTAN, un autre mouvement d'exil a déterminé près de 20 000 Musulmans du Sandjak à se réfugier en Bosnie-Herzégovine, par crainte d'éventuelles représailles ou de basculement dans la guerre civile. Ces réfugiés venaient principalement de la partie serbe du Sandjak, mais aussi du Monténégro.
Les liens sont en effet étroits entre les populations musulmanes du Sandjak et de Bosnie: à Sarajevo, il existe une importante communauté de Sandjaklija, d'ailleurs souvent critiqués par les Bosniaques pour leur traditionalisme et leur supposé intégrisme religieux. On les accuse également d'avoir des liens étroits avec les milieux criminels et les cercles politiques nationalistes. Parmi les dirigeants de l'aile dure du Parti d'action démocratique (SDA), la formation nationaliste musulmane de Bosnie, on compte plusieurs personnalités originaires du Sandjak.
Nationalisme laïc ou affirmation religieuse?
Plusieurs dirigeants d'une branche intégriste du SDA de Bosnie-Herzégovine, le SDA - Voie islamique, devenu en 1996 le SDA - Juste voie, sont originaires du Sandjak. Dans la province serbe, Sulejman Ugljanin continue de dominer la vie politique, le SDA contrôlant les municipalités de Novi Pazar, Tutin et Rozaje. En 2000, Sulejman Ugljanin a su négocier son ralliement à l'opposition démocratique serbe et, lors des législatives de décembre 2003, le SDA avait même présenté des candidats sur les listes du Parti démocratique (DS), ce qui lui permet de disposer toujours de deux députés à Belgrade.
Pourtant, le SDA de Sulejman Ugljanin est soumis à la concurrence de plus en plus vive du Parti démocratique du Sandjak (SDP) de Rasim Ljajic. L'opposition entre les deux hommes remonte au début des années 1990. Quand Sulejman Ugljanin met en avant l'identité nationale et n'exclut pas l'hypothèse d'une sécession du Sandjak, Rasim Ljajic parle de régionalisation de la Serbie et joue un rôle actif dans le regroupement des forces démocratiques de tout le pays. Après la chute du régime de Slobodan Milosevic, en 2000, Rasim Ljajic est devenu ministre fédéral des Minorités et des droits de l'homme, un maroquin qu'il occupe toujours dans le cadre de la nouvelle Union de Serbie et Monténégro. Cette position enviable à Belgrade lui a permis de sortir de la marginalité politique, et il fait désormais à peu près jeu égal avec son rival Ugljanin.
La ligne de fracture politique entre les deux courants paraît bien clair: le SDP décentralisateur et démocrate de Rasim Ljajic s'oppose aux nationalistes bosniaques du SDA. Sur le chapitre des relations avec la religion, les positions des deux partis sont beaucoup moins tranchées... Le SDA s'appuie sur un important réseau de notables locaux, notamment les imams de villages. Cependant, ce parti ne place pas l'islam au cœur de son projet politique, centré sur l'affirmation d'une identité nationale du peuple bosniaque: si l'islam est bien le paradigme identitaire fondamental de ce peuple, le SDA développe pourtant un projet politique d'inspiration nationaliste laïque. Les mauvaises relations que le SDA entretient avec le mufti Zukorlic ont amplifié cette évolution vers un projet politique laïc.
À l'inverse, le SDP de Rasim Ljajic n'insiste pas sur l'affirmation nationale du peuple bosniaque, ce qui lui vaut une réputation un peu rapide de “modération”. Rasim
Ljajic est de longue date un interlocuteur privilégié des courants démocratiques serbes et de la communauté internationale. Pourtant, le “clan” Ljajic ne manque pas d'entretenir des relations étroites avec certains cercles criminels ainsi qu'avec les milieux islamistes les plus radicaux.
La nouvelle islamisation
Combien sont-ils, ces jeunes musulmans qui affichent leurs convictions dans les rues de Novi Pazar? Quelques dizaines, peut-être 200 au maximum. Barbe imposante, hématome sur le front dû aux longues prières, ils tiennent le haut du pavé dans le centre de la ville. Ils se retrouvent pour les prières à la mosquée “arabe”, qui porte ce nom depuis des siècles. Parmi eux, il y aurait quelques étrangers: d'anciens volontaires arrivés dans les Balkans à l'occasion de la guerre de Bosnie, ou bien des militants islamistes se contentant de “transiter” par le Sandjak.
Même si leur nombre demeure limité dans une ville de 100 000 habitants, leur présence est fortement visible dans le centre, tout comme celle de jeunes filles portant un voile noir épais, qui n'appartient pas à la tradition balkanique, mais dont le modèle a été importé du Proche Orient. L'immeuble abritant le siège de la Communauté islamique, de la Mesihat (administration du mufti) et la medresa sert de point de ralliement à cette petite société islamiste.
La medresa de Novi Pazar joue un rôle essentiel dans la stratégie de reconquête religieuse lancée par Muamer Zukorlic, un jeune homme de 35 ans, devenu mufti de Novi Pazar en 1994, après avoir achevé des études de théologie à Sarajevo puis en Algérie. Muamer Zukorlic, qui maîtrise habilement sa communication, proches des courants salafistes, veut imposer l'image d'un islam tranquille mais conquérant, ayant réponse à tous les problèmes de la vie quotidienne. Dans sa stratégie de reconquête,le dispositif de formation joue un rôle essentiel, à commencer par la medresa de Novi Pazar, qui a ouvert ses portes à la fin des années 1990.
Dans une région pauvre, où les perspectives économiques sont très limitées, s'engager dans le parcours de formation de la medresa, pour devenir imam, est un investissement intéressant pour les familles, et nombre de jeunes gens affluent à Novi Pazar afin de s'assurer une prébende confortable. Seuls les plus motivés et les plus brillants poursuivront leurs études à l'Université de théologie islamique de Sarajevo et / ou dans les Universités du monde arabo-musulman. Les bourses d'études sont généreusement proposées aux étudiants. À quelques niveaux que s'achève la formation universitaire, l'enjeu demeure de toute façon de former les nouveaux cadres de l'islam balkanique. Une promotion d'une soixantaine d'étudiants quitte ainsi chaque année la medresa de Novi Pazar.
Le journal des étudiants de la medresa propose une version sans nuance de l'islam, faisant l'apologie de courants radicaux comme les Taliban d'Afghanistan. À l'occasion des attentats du 11 septembre 2001, ce journal a repris sans commentaire les élucubrations évoquant la responsabilité du Mossad, qui avaient cours dans nombre de pays arabes. La dernière guerre d'Irak a été fermement dénoncée, ainsi que l'occupation américaine.
Toutes les publications de la Mesihat de Novi Pazar, placées sous la responsabilité du mufti Zukorlic, propose également une relecture de l'histoire de la région, qui valorise l'apport ottoman mais surtout qui impose une conception orthodoxe de l'islam. Le mufti Zukorlic est très engagé à faire disparaître toute trace de pratiques déviantes de l'islam, notamment celles des derviches soufis d'inspiration chi'ite. Dans l'indifférence totale des administrations publiques chargées de la protection du patrimoine, des turbe et de teke derviches disparaissent également chaque année de la région, tandis que les mosquées “rénovées” s'alignent sur les standards en vogue dans le Golfe, proscrivant notamment les fresques et les motifs figuratifs qui sont une marque de l'islam ottoman des Balkans.
Le dispositif de formation inauguré avec la medresa a été complété en 2002 par la création d'une Université de Novi Pazar, officiellement placée sous la direction du mufti. Cette Université privée dispense des formations théologiques, mais aussi des cours de pédagogie, de psychologie, de langues orientales et occidentales. Elle compte une Faculté de journalisme et une autre d'éducation physique...Le département d'informatique possède des moyens dont ne dispose aucune autre Université en Serbie. Le financement de cette somptueuse Université, établie dans de jolis bâtiments blancs à la périphérie de la ville, n'est pas connu. Par contre, cette Université, qui compterait environ 2000 inscrits, a bénéficié du soutien tacite des plus hautes autorités de l'État.
Parallèlement à cela, la municipalité de Novi Pazar contrôlée par le SDA de Sulejman Ugljanin, essaie, mais sans grand succès, d'attirer des Facultés délocalisées des Universités publiques serbes de Kraljevo et de Kragujevac. La situation ne manque pas d'être paradoxale: ce dernier projet est tenu en suspicion, car il alimenterait le nationalisme bosniaque du Sandjak, tandis que l'Université privée du mufti est ouvertement favorisée par l'État...
Fin politique, le mufti Muamer Zukorlic entretient les meilleures relations avec les dirigeants démocrates de Belgrade. Il était notamment fort lié à l'ancien Premier ministre Zoran Djindjic. Ces bonnes relations reposent sur un marché très simple: le revival religieux comme contrepoids au nationalisme, aux tendances séparatistes et aux désordres sociaux... De plus, le mufti Zukorlic entretient aussi des relations très privilégiées avec le ministre Ljajic: originaires du même village, les familles des deux hommes entretiennent un vague cousinage.
Un carrefour mafieux
Le Sandjak est, de très longue date, un carrefour commercial: c'est ici que s'entrecroisaient plusieurs routes majeures des caravanes traversant la péninsule balkanique. La vocation commerciale de Novi Pazar ne s'est jamais démentie au cours de l'histoire, et aujourd'hui encore, des dizaines d'autobus partent chaque jour de la gare routière de cette ville vers Istanbul. Le Sandjak constitue le “pont” naturel entre la Bosnie, le Kosovo, la Serbie et le Monténégro. Cette fonction dépend bien sûr du degré et des conditions d'ouverture des frontières. Ainsi, quand les sanctions internationales frappaient la Serbie, mais épargnaient partiellement le Monténégro (1998-2000), le Sandjak monténégrin était devenu une sorte de vaste supermarché où transitaient toutes les marchandises nécessaires au Kosovo aussi bien qu'à la Serbie. La redéfinition des relations entre la Serbie et le Monténégro, par contre, a entraîné la c
réation d'une frontière interne entre les deux républiques associées, qui n'ont pas pu harmoniser leurs tarifs douaniers. Les barrages fiscaux constituent un frein notoire aux échanges.
En plus du commerce, Novi Pazar s'est spécialisé dans les années 1990 dans la production de vêtements en toile de jean. À la fin des années 1980, les grandes entreprises textiles d'État de la ville sont tombées en faillite et des centaines d'ateliers privés ont ouvert. On estimait en 2003 que près de 2000 entreprises familiales fonctionnaient encore dans cette ville de 100 000 habitants, malgré la crise sévère qui frappe cette activité depuis quelques années. Les ateliers de Novi Pazar s'étaient en effet spécialisés dans la contrefaçon de grandes marques internationales. Paradoxalement, le régime d'isolement international de la Serbie, rendant impossible toute répression des fraudes, a permis à cette activité de prospérer, et la production de Novi Pazar inondait un vaste marché, allant jusqu'en Asie centrale. Aujourd'hui, les contrôles sont beaucoup plus stricts, et la concurrence chinoise, tirant les prix à la baisse, a entraîné la ruine des fabricants de Novi Pazar. Les efforts visant à relancer la production et à créer des labels originaux, soutenus par des aides internationales, n'ont pas encore été couronnés de beaucoup de succès.
Dans ces conditions, seules les activités criminelles permettent encore à la région de survivre économiquement. La proximité du Kosovo et de la Bosnie-Herzégovine, avec leurs colonies de militaires et de fonctionnaires étrangers, alimente le marché du sexe, et le Sandjak est un nœud majeur dans les trafics d'êtres humains. La région figure également en bonne place dans les itinéraires des voitures volées, notamment Rozaje, dans le Sandjak monténégrin, où cette activité s'est développée avec la tacite autorisation des autorités politiques et de la police locale. Le Sandjak représente enfin une étape importante sur les routes balkaniques de la drogue, d'autant plus que la consommation locale est très importante: à Novi Pazar, la police évoque le chiffre d'un millier d'héroïnomanes[9].
Histoires de familles et d'intérêts
Les barons mafieux du Sandjak pratiquent généralement plusieurs activités: une entreprise privée légale sert de vitrine, et ils s'adonnent au trafic des êtres humains ou de la drogue. Avec une spécialité locale: l'assurance des cargaisons de drogue transitant à travers les Balkans. L'homme clé de ces trafics aurait longtemps été Esad Ljajic, le frère du ministre Rasim Ljajic. À l'instar de quelques autres caïds de Novi Pazar, il aurait servi de garant, s'engageant sur la sécurité d'une cargaison de drogue transitant depuis la Turquie vers l'Europe occidentale. Cette fonction d'assurance assumée par les mafieux de Novi Pazar limite les risques par rapport à la police, puisque les stupéfiants n'ont même pas besoin de passer physiquement par le Sandjak.
Durant la vaste campagne lancée contre le crime organisé en Serbie au printemps 2003, après l'assassinat du Premier ministre Zoran Djindjic, la vague d'arrestations a ainsi relativement épargné le Sandjak. Une figure comme Esad Ljajic s'était, cependant, éclipsé dans la nature, ce qui ne l'a pas empêché de succomber à un “empoisonnement” fort suspect au printemps 2004.
La famille Ljajic, qui compte donc à la fois un chef mafieux présumé et le ministre fédéral des Minorités, également chef du second parti politique en importance du Sandjak, entretient des relations de cousinage avec le mufti Muamer Zukorlic. Pour compléter ce tableau, il faut enfin signaler que, depuis la révolution démocratique d'octobre 2000,le chef de la police de Novi Pazar est un Bosniaque, alors que ce poste avait toujours été monopolisé par des Serbes dans les années 1990. Suad Bulic, le nouveau chef de la police, est lui aussi cousin du ministre Ljajic et du mufti Zukorlic... La boucle est ainsi bouclée.
Depuis quelques années, le mufti a décidé de s'attaquer de front au problème de la consommation de drogue: l'été, il organise des stages de désintoxication dans les montagnes qui entourent la ville, avec la bénédiction de la police, qui reconnaît son incapacité à développer un travail de prévention. Les camps sont naturellement encadrés par les jeunes islamistes militants qui gravitent dans l'entourage de Muamer Zukorlic. Certains citoyens de Novi Pazar demeurent néanmoins perplexes, soulignant la double vie que mènent beaucoup de jeunes désœuvrés, qui s'affichent pieux musulmans pour rassurer leurs familles, tout en continuant à consommer de l'alcool et de la drogue.
La misère sociale et culturelle de Novi Pazar explique en bonne part cette situation. L'effondrement de la production textile prive la région de toute perspective économique “saine”, tandis que le Sandjak et sa capitale ressemblent de plus en plus à un désert culturel, que les États, la Serbie et le Monténégro, ont largement laissé partir en déshérence. Le dernier cinéma de Novi Pazar a fermé ses portes voici des années. Seul le complexe religieux organisé autour de la medresa et maintenant de l'Université représente un pôle de dynamisme dans la ville.
Un carrefour de l'islam radical?
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les services de renseignements américains gardent un œil encore plus vigilant sur les Balkans. Déjà, immédiatement après la guerre de Bosnie, des opérations commando avaient été lancées contre les bases des volontaires internationaux du jihad établis dans ce pays. Plusieurs citoyens bosniaques sont détenus à Guantanamo.
La présence de réseaux islamistes au Kosovo, régulièrement évoquée mais jamais confirmée, est un serpent de mer, et différents services de renseignements occidentaux agissent dans la plus grande discrétion. Cependant, ils se heurtent à un obstacle majeur: le “sanctuaire” que représente le Sandjak de Novi Pazar, partie intégrante d'un État souverain, la Serbie et Monténégro, qui n'apprécie guère de voir les agents secrets étrangers pulluler sur son sol...L'intérêt stratégique de la région pour les divers réseaux radicaux, locaux, régionaux ou transnationaux, est pourtant évident.
Certains analystes craignent la formation d'une “dorsaleverte”, unissant le Kosovo à la Bosnie par le Sandjak, et pouvant servir aussi bien au développement de divers trafics qu'à la diffusion d'un islam radical [10]. Le Sandjak, aussi bien serbe que monténégrin, représente déjà une zone où l'autorité des États est fort relative et où la communauté internationale n'a aucun droit de regard, contrairement
à la situation qui prévaut au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine. De surcroît, surtout attach&eaceacute; à conserver une paix sociale immédiate, le gouvernement de Belgrade semble disposé à tolérer la dérive mafieuse du Sandjak et la consolidation d'un islam radical.
Le Sandjak deviendra-t-il pour autant un véritable carrefour de l'islam radical? La réponse dépendra en large part des processus complexes de redéfinition identitaire qui affectent les populations musulmanes de la région. Les musulmans du sud du Sandjak continueront-ils d'adhérer au projet indépendantiste monténégrin ou se raccrocheront-ils à l'identité ethno-confessionnelle que promeuvent les partis bosniaques de Novi Pazar? Côté serbe, les amorces de décentralisation permettront-elles de renforcer la démocratisation de la société? Cette question est bien la clé des évolutions futures, car sans une intégration respectueuse de leurs particularismes, dans des sociétés réellement démocratisées, les Bosniaques / musulmans de Serbie et du Monténégro n'auront pas d'autre choix que de se tourner toujours plus vers l'islam, et ses formes radicales, pour affirmer leur identité spécifique.
Jean-Arnault Dérens
Notes
1) Pour trouver des aperçus généraux sur la région: Catherine Lutard, Géopolitique de la Serbie-Monténégro, Bruxelles, Complexe, 1998, et J.A. Dérens, Balkans: la crise, Paris, Gallimard, 2000.
2) Les monastères de Sopocani et Djurdjevi Stubovi dépendent de l'évêché de Prizren et Raska, qui couvre également la plus grande part du Kosovo. Lire J.A.Dérens, “Lendemains amers pour les orphelins de la Grande Serbie”, in Le Monde Diplomatique, novembre 1998.
3) Les Comités anti-fascistes de libération nationale ont en effet servi de base aux futures entités fédérées de la Yougoslavie socialiste.
4) Officiellement, en Bosnie-Herzégovine, le terme de Musulman, au sens national, a été remplacé par celui de Bosniaque. Il faut distinguer entre les Bosnjaci, c'est-à-dire les Bosniaques musulmans, et les Bosanci, c'est-à-dire tous les citoyens de Bosnie, Bosnjaci, Serbes et Croates. La distinction Bosanac (pl. Bosanci) / Bosnjak existe en anglais, avec le couple Bosnian / Bosniac. En français, le néologisme Bosnien a parfois été proposé pour traduire Bosanac.
5) Lire Amaël Cattaruzza, “Recensement: les enjeux pour le Monténégro”, in Le Courrier des Balkans, http://www.balkans.eu.org/article3796.html
6) Lire X.Bougarel et N.Clayer (dir.), Le nouvel islam balkanique. Les musulmans, acteurs du post-communisme 1990-2000, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
7) Lire Muhadziri u Sandzaku, Novi Pazar, Sandzacki Odbor za zastitu Ljudskih Prava i Sloboda, 1995.
8) Lire Sandzak dossier: Pljevlja i Doboj, Novi Pazar, Sandzacki Odbor za zastitu Ljudskih Prava i Sloboda, 1996.
9) Lire “Lutte contre le trafic de drogue à Novi Pazar”, in Le Courrier des Balkans, http://www.balkans.eu.org/article3162.html
10) Lire Kiro Nikolovski, “Come nasce la 'dorsale verde'”, in Limes, 3, 1998, pp. 15-27.
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Jean-Arnault Dérens, qui a déjà collaboré à plusieurs reprises à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© 2004 Jean-Arnault Dérens