Prudent mais déterminé, l'Institut des libertés entend, sans trop tarder, trier le bon grain de l'ivraie dans l'Eglise géorgienne. Selon cette O.N.G. de défense des droits de l'homme, très proche du nouveau pouvoir et dont le rôle fut déterminant lors de la «révolution des roses» en novembre 2003, le «mauvais grain», c'est la dizaine de «fondamentalistes» qui entourent et conseillent le patriarche Ilia II depuis une dizaine d'années. Pour l'Institut des libertés, il représente «un danger pour la nouvelle direction démocratedu pays.» Il s'agit donc d'œuvrer à leur remplacement par les quelques libéraux de cette église, actuellement très marginalisés. Certains d'entre eux comptent parmi les fondateurs de cet institut pour le moins puissant en Géorgie.
«Les valeurs de ces fondamentalistes sont tout sauf démocratiques et libérales, explique le père Kobakhidzé, un prêtre proche de l'Institut des Libertés. Or, notre Eglise est puissante et très écoutée. Elle apparaît à la plupart des Géorgiens comme la véritable gardienne des valeurs de la nation. Ce que dit le patriarche est parole d'évangile.» Pour l'Institut des libertés et les religieux libéraux dont ils sont proches, pas question de laisser en place cette «clique» à l'heure où le nouveau pouvoir a besoin d'un fort soutien populaire. Condition nécessaire pour faire de la Géorgie une vraie démocratie et rebâtir un pays ruiné par les conflits sécessionnistes qui ont fait suite à son indépendance, en 1991, ainsi que par la corruption des années Chevardnadzé.
Par ailleurs, estime le politologue Paata Zakareichvili, si les «fondamentalistes restent aux commandes de l'église géorgienne, ils freineront tôt ou tard le développement du pays.» Le pouvoir ne sera pas toujours à même d'imposer certaines réformes. De plus, cela nuira à l'image libérale que le pays veut aujourd'hui se donner. Les Etats-Unis, par exemple, principaux bailleurs de fond de la Géorgie, portent une attention toute particulière aux libertés religieuses. Une liberté dont l'actuelle direction de l'Eglise géorgienne est peu soucieuse, attachée qu'elle est à demeurer l'unique religion reconnue du pays, d'un point de vue juridique notamment.
Si coup d'Etat il doit y avoir, il se prépare en prenant garde de ne pas heurter cette population de 4,5 millions d'individus, dont 70% de Géorgiens orthodoxes. Depuis son élection en janvier dernier, le nouveau président, Mikheïl Saakashvili, n'a jamais manqué une occasion de placer ses actes politiques sous la bénédiction de l'Eglise nationale. «Le président Saakashvili ne voit pas d'urgence à éloigner l'entourage actuel du Patriarche, affirme Paata Zakareichvili. Pour le moment, il pense pouvoir coexister avec eux en les laissant tranquille. Il ne veut pas apparaître dans l'histoire comme celui qui a provoqué une scission dans l'Eglise nationale.»
Car tel est bien le risque. «Mais mieux vaut prévenir que guérir, estime Levan Abashidzé, historien de l'Eglise géorgienne. A terme, ces fondamentalistes pourraient devenir ingérables.» Et l'historien de minimiser l'importance du risque de scission. «Notre Eglise demeurera toujours écoutée par les Géorgiens. Si une nouvelle équipe vient à entourer le patriarche, c'est elle qui fera autorité.»
Quoi qu'il en soit, l'Institut des libertés ne veut pas brusquer les étapes. Il semblerait que dans un premier temps, le coup fatal devait être porté en août. Ce sera pour plus tard. Sûr de lui, Levan Ramichvili, qui dirige l'Institut des libertés, estime qu'avec le temps «on parviendra à écarter ces fondamentalistes du cercle des proches du patriarche.» L'activiste entend employer des méthodes éprouvées depuis des années par lui et ses acolytes pour renverser Edouard Chevardnadzé, dont il est un des principaux artisans de la chute.
«Nous allons fournir des matériaux et des informations aux journalistes du pays pour qu'ils puissent faire un vrai travail d'investigation, explique Levan Ramichvili. Deux choses peuvent être démontrées. D'abord, que ces fondamentalistes vivent de l'argent du crime organisé et de la corruption. Ils tirent une partie de leurs revenus du commerce des cigarettes et des bougies. Ensuite, il faut montrer qu'ils entretiennent des liens très étroits avec l'Eglise orthodoxe russe.» Selon l'Institut des libertés et les prêtres libéraux avec lesquelles ils travaillent, l'Eglise géorgienne est sous l'influence de sa grande voisine.
«Il suffit de lire l'abondante littérature religieuse publiée en Géorgie pour le comprendre», affirme le père Tchatchava, un prêtre libéral qui, actuellement, ferait l'objet d'agressions physiques de la part deces fondamentalistes. Une influence qui serait motivée par des raisons politiques. «L'Eglise orthodoxe russe est noyautée par l'ex-K.G.B. qui se sert de la religion, entre autres, pour garder une emprise sur les anciennes colonies de l'Empire, soutient le père Kobakhidzé. En maintenant notre Eglise dans une idéologie non progressiste, refusant la démocratie et les valeurs libérales, la Russie espère couper les ponts entre la Géorgie et l'Occident et ainsi l'enfermer dans sa sphère d'influence.»
«Je crois que c'est un peu exagéré, estime Levan Abashidzé, je n'exclue pas que cela soit possible, mais il faut aussi prendre en compte le fait que nos deux Eglises coexistent depuis deux siècles et que, naturellement, leur vision des choses convergent.»
Les pressions médiatiques et juridiques s'accompagnent d'un travail d'approche des «gris», c'est-à-dire des religieux qui ne sont ni fondamentalistes, ni libéraux. Soit l'immense majorité. «Ils sont opportunistes pour la plupart, juge Levan Ramichvili, ils changeront de camp le jour où ils comprendront que le temps des libéraux est venu.»
Pas question de destituer le Patriarche. «C'est impensable, explique un des organisateurs de ce coup d'Etat, mais ne nous voilons pas la face, tout le monde attend la mort d'Ilia II. L'enjeu est bien de s'assurer une majorité dans le Grand Concile qui élira le prochain patriarche.» Pour le moment, seul un libéral y siège. Depuis juin dernier, personne n'est autorisé à s'exprimer sur le sujet au patriarcat. En coulisse toutefois, les discussions vont bon train. Des échanges qui semblent accentuer les divergences de vues.
Régis Genté est un journaliste indépendant installé à Tbilissi.
© 2004 Régis Genté