Un récent ouvrage, La Turquie moderne et l'Islam, offre une vue d'ensemble. Spécialiste du monde turc, auquel on doit ces dernières années de nombreux travaux sur l'Asie centrale, Thierry Zarcone a vécu durant neuf années en Turquie. Il s'est beaucoup intéressé au soufisme, dont la compréhension est essentielle pour saisir les spécificités de l'islam en Turquie: il soutient depuis des années que le modèle confrérique (la "matrice" confrérique) a marqué les différentes expressions actuelles de l'islam en Turquie, qu'il s'agisse des communautés religieuses (cemaat) ou des formations politiques (p. 221).
Appliquer cette grille d'interprétation permet d'éclairer bien des aspects: n'oublions pas que, jusqu'au 19e siècle, les confréries soufies "furent la principale et même l'unique forme de sociabilité et en terre d'islam et parmi les musulmans de l'empire ottoman" (p. 56). En 1895, toutes confréries confondues, la ville d'Istanbul comptait pas moins de 350 tekke ("couvents" soufis)!
L'approche de Zarcone insiste sur la nécessité de prêter attention à l'islam, et pas simplement à l'islamisme (p. 10), ainsi que sur une compréhension des racines historiques de la situation actuelle. Les cent premières pages du livre résument donc la période ottomane. La démarche est d'autant plus légitime que ce parcours historique permet de prendre conscience à quel point les controverses qui agitèrent la Turquie au 19e siècle préparèrent la voie aux réformes qui suivirent.
Le livre analyse le rôle de Mustafa Kemal (1881-1938). Comme on le sait, la révolution kémaliste choisit la voie d'une laïcité à la française - bien que différente de celle-ci, car il s'agit d'une volonté de contrôler la religion, souligne Zarcone. Le régime kémaliste prit des mesures de modernisation qui affectèrent l'islam en profondeur: fermeture des tekke, interdiction des confréries soufies, suppression du culte des saints, etc.: la Turquie moderne se fera "contre l'islam des oulamas et celui des soufis, et même contre l'islam populaire" (p. 128).
Mustafa Kemal avait pourtant su jouer avec le facteur musulman, dont il connaissait l'emprise: en 1919, il présentait sa lutte de libération comme défense de l'islam et parvient à obtenir l'appui de dirigeants religieux.
Selon Zarcone, Mustafa Kemal entendait en fait mener à bien les politiques de réforme du 19e siècle et débarrasser l'islam de ses éléments "rétrogrades"; malgré les mesures de désislamisation prises, le projet du dirigeant turc aurait été celui d'une réforme fondamentale de la religion.
L'ouvrage distingue quatre périodes de l'histoire de l'islam dans la République turque. La première est celle du kémalisme d'Etat (1923-1946), avec ses vives mesures de "laïcité à la turque". La deuxième (1946-1973) est marquée par un assouplissement et le retour progressif de l'islam sur la scène publique (culminant avec la constitution de groupes politiques islamiques). La troisième (1973-1997) se caractérise par la consolidation de l'islam politique et sa participation, à trois reprises (1973, 1977 et 1996-97), à des gouvernements de coalition. La quatrième période est celle dans laquelle nous nous trouvons encore: tout d'abord, réaction des militaires à l'encontre de cet islam qui s'affirme, puis division de la principale formation politique islamique en deux partis, dont l'un, l'AKP (Parti de la justice et du développement) se réforme et finit par s'installer seul au gouvernement en 2002.
L'ouvrage décrit de fraçon détaillée ces quatre périodes, il n'est pas possible de les résumer ici: il faut lire directement le livre de Zarcone. Celui-ci introduit au fil des pages différents acteurs: les soufis nakchibendis, l'influence de Said Nursi (1873-1960), puis de Fetullah Gülen (né en 1938), mais aussi des facteurs moins souvent évoqués, comme le rôle de la franc-maçonnerie dans les années 1950 et 1960 (pp. 175-177), un sujet sur lequel il aurait d'ailleurs été intéressant de prolonger l'information jusqu'au début du 21e siècle.
Thierrry Zarcone nous explique également comment se mettent en place les cadres de l'éducation religieuse ainsi que cette importante institution qu'est la Direction des Affaires religieuses (Diyanet).
Il note aussi les premiers signes de manifestation d'un islam politique aux tonalités plus radicales, avec la fondation de la revue Büyük Dogu (Grand Orient) en 1951, dont le discours inspirera en partie, quelques décennies plus tard, des groupes islamistes qui passèrent à l'action violente.
Mais ces groupes se situent un peu sur les marges d'un islam politique à l'impact bien plus large et que Zarcone nous présente "au point de rencontre et de friction de tous les courants: islamisme, confrérisme, cemaat" (p. 182). Le livre raconte les différentes tentatives de créations de partis islamiques et les étapes de l'évolution de ceux-ci.
Il porte également attention aux tentatives alévies de développer une plate-forme politique, mais avec le handicap de ne pouvoir recueillir une large audience, puisque même la communauté alévie n'est pas unie pour soutenir ces entreprises. Les alévis vont soutenir les partis de gauche; plus récemment, la perte de crédibilité des espérances marxistes contribue au développement de la "renaissance alévie" des années 1990.
Même si la vision idéale de l'islam s'oppose en principe au nationalisme, la réalité turque est différente: la "synthèse turco-islamique" devient l'idéologie officielle durant l'ère Özal (1982-1993). Aux yeux de Zarcone, il ne fait aucun doute que "nationalisme et islam sont appelés à cheminer ensemble pour longtemps encore" (p. 201).
La victoire de l'AKP lors des élections de 2002 - à l'occasion desquelles la règle de la barre des 10% pour accéder au Parlement fait que cette formation se retrouve avec la majorité absolue - ne doit pas être interprétée comme une victoire de l'islam, explique Zarcone: "le résultat obtenu est de beaucoup supérieur à celui que l'islam politique obtenait par le passé" (p. 251). C'est une alliance des classes moyennes et inférieures ainsi que de tous ceux qu'ont méprisés les élites politiques turques.
Le parti lui-même présente une évolution notable: son chef, Recep Tayyip Erdogan (né en 1954), s'éloigne du modèle confrérique en politique - même s'il s'efforce de développer avec les confréries de bonnes relations, car il n'en ignore pas l'importance considérable. Zarcone résume notamment l'analyse de l'intellectuel musulman Kadir Canatan, qui considère l'AKP comme un "néo-islamisme". Le néo-islamisme, dans cette acception, ne
vise pas une transformation radicale de la société, mais cherche à répondre aux besoins de spiritualité et de morale de la population.
Il ne fait en tout cas aucun doute que l'islam turc a connu une expansion depuis les années 1950, avec des remises en question de la laïcité telle qu'elle avait été imposée durant la période kémaliste originelle. D'autre part, "les Turcs se reconnaissent davantage dans les Européens que dans leurs voisins orientaux" (p. 268). A partir de ces deux paramètres se pose la question cruciale de l'avenir des relations entre la Turquie et les pays européens, en particulier de l'éventualité d'une adhésion à l'Union européenne. Quel que soit le point de vue que l'on puisse avoir à ce sujet, une bonne connaissance de l'histoire et des acteurs de l'islam turc est aujourd'hui indispensable: le livre de Thierry Zarcone vient à point pour répondre à nos questions.
Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l’Islam, Paris, Flammarion, 2004, 362 p.