L'Église orthodoxe macédonienne a essayé, jusqu'au dernier moment, de s'opposer à ces changements. Pour cette Église, «schismatique», et de ce fait exclue de la communion des autres Églises orthodoxes, l'enjeu était de taille, car cette Église craint pour sa propre survie.
Quelque 70% des citoyens de Macédoine sont de tradition orthodoxe, soit environ 1,4 millions de personnes. Aux Macédoniens «ethniques» s'ajoutent en effet les 2% de Serbes que compte le pays d'après le recensement de 2002, les 0,5% de Vlachs ou Aroumains, ainsi que quelques Rroms. On comptait même une poignée de villages albanais orthodoxes, établis sur les bords du lac d'Ohrid, sur le territoire de la commune de Struga, mais les habitants de ces villages ont été largement assimilés par les Macédoniens.
Les contradictions de l'orthodoxie macédonienne
L'Église orthodoxe macédonienne souffre de l'énorme problème lié à son manque de reconnaissance par les autres Églises orthodoxes. Cette Église a en effet proclamé son autocéphalie en 1967, et ne jouit d'aucune espèce de reconnaissance internationale [1]. L'Église espérait que l'accession de la Macédoine à l'indépendance favoriserait sa reconnaissance canonique. Il n'en a rien été, et les chances d'un accord négocié avec le Patriarcat œcuménique et l'Église serbe, «Église mère» de l'Église macédonienne, paraissent désormais bien minces [2].
Après l'échec de l'accord initié par l'entremise du patriarcat œcuménique en 2002, le patriarche serbe Pavle plaçait le métropolite macédonien Jovan du Vardar et de Veles à la tête d'un exarchat serbe de Macédoine. Deux évêques ont été ordonnés dans cet exarchat, auquel trois monastères macédoniens se sont ralliés à l'automne 2003. La réaction de l'Église macédonienne, de la classe politique, de l'État, de la police et de la justice a été d'autant plus violente que cette Église s'est érigée en gardienne de l'identité nationale du peuple macédonien.
À l'heure où les revendications nationales albanaises pourraient remettre en cause la pérennité de l'État, et alors que la Macédoine doit entreprendre une décentralisation fortement critiquée par le VMRO-DPMNE, pourtant signataire des accords de paix d'Ohrid, mais repassé à l'opposition depuis les élections de septembre 2002, toute remise en cause du statut de l'Église est perçue comme une menace sérieuse contre l'identité nationale.
L'Église veille donc jalousement à sa position hégémonique en Macédoine, ce qui signifie que les fidèles orthodoxes d'autres traditions, Serbes ou Vlachs, doivent s'affilier à cette Église. Cela est d'ailleurs conforme au droit canon, puisque les privilèges d'une Église autocéphale s'étendent normalement sur un territoire donné, sans tenir compte des appartenances ethniques des fidèles vivant dans ce territoire. À défaut, une Église «ethnique» sombrerait directement dans le phylétisme dénoncé par la tradition orientale. Cependant, cette situation tend à favoriser une assimilation forcée des communautés orthodoxes non-macédoniennes.
Cela concerne peu les 2% de Serbes de Macédoine, essentiellement concentrés dans la commune de Kumanovo, au nord du pays, limitrophe avec la Serbie, qui peut garantir l'identité nationale de cette communauté. Les Serbes de Macédoine entretiennent des liens étroits avec la «mère-patrie». Les jeunes Serbes vont, par exemple, fréquemment étudier aux Universités de Nis ou de Belgrade.
Il n'en va pas de même pour les Vlachs, ou Aroumains, qui sont frappés, en Macédoine comme dans tous les Balkans, par un long processus d'assimilation. Orthodoxes, dépourvu d'un État de référence - ce rôle n'ayant jamais été assumé par la Roumanie - les Vlachs ont une tendance séculaire à se fondre dans le peuple orthodoxe localement dominant. En Grèce, ils deviennent Grecs, en Serbie, Serbes. En Macédoine, le très faible pourcentage de personnes se déclarant de nationalité aroumaine (moins de 0,5% de la population totale), ne préjuge pas du nombre de Macédoniens d'origine vlach. L'identité de ce peuple parlant une langue latine proche de l'actuel roumain s'est essentiellement conservée en Macédoine centrale, dans les communes de Krusevo, de Veles et de Prilep. Cependant, l'identité aroumaine, qui se traduit par l'usage de la langue ou la pratique de danses et de musiques spécifiques, se maintient essentiellement dans l'espace privé et familial, sans déboucher sur une affirmation publique. De ce point de vue, les Vlachs ou les personnes d'origine vlach sont des fidèles sans problèmes de l'Église orthodoxe macédonienne. À la fin du XIXe siècle, le missionnaire lazariste Jean-Claude Faveyrial (1817-1893), qui a longtemps résidé à Manastir / Bitola, dans le sud de la Macédoine, avait essayé de favoriser la création d'une Église aroumaine unie à Rome. Malgré le soutien, prudent, d'Apostol Margaritis, acteur majeur de la renaissance culturelle aroumaine, cette tentative d'une «uniatisme vlach» a fait long feu [3].
L'exception méthodiste et le défi des nouvelles confessions
Comme tous les anciens pays socialistes, la Macédoine n'est pas épargnée par l'émergence des sectes et des nouvelles confessions protestantes. Le phénomène, qui suscite l'inquiétude de l'Église orthodoxe macédonienne, demeure cependant limité. Le clergé macédonien essaye d'assimiler le nouvel exarchat de l'Église orthodoxe serbe en Macédoine à ces «nouvelles» confessions, en arguant de son caractère «non historique» dans le pays. L'État a largement emboîté le pas à l'Église, mais on peut envisager une normalisation progressive, qui impliquerait, à terme, une coexistence entre les deux Églises orthodoxes. Pour cela, encore faudrait-il que l'Église macédonienne finisse pas être réintégrée dans la communion des autres Églises orthodoxes.
Quant à lui, le catholicisme est extrêmement marginal en Macédoine. Il existe une très petite communauté catholique albanaise à Skopje, dont est issue la célèbre Mère Thérésa, mais la plupart des catholiques sont des immigrants, souvent des conjoints de Macédoniens venus d'autres républiques autrefois membres de la Fédération yougoslave. On compte également quelques congrégations qui développent un travail social, notamment des religieuses franciscaines, souvent originaires du Kosovo.
Le protestantisme dispose par contre d'une situation particulière en Macédoine, puisque quelques petites communautés méthodistes sont implantées dans des villages du
sud du pays, aux abords de Strumica et de Gevgelija, près de la frontière grecque, depuis le début du XXe siècle. Une missionnaire américaine, Ellen Stone, avait alors obtenu la conversion de quelques villages par ailleurs acquis au nationalisme macédonien du VMRO. Affirmation nationale et méthodisme ont toujours fait bon ménage en Macédoine. Aujourd'hui, avec douze paroisses, dont deux dans la capitale Skopje, et environ 4500 fidèles, l'Église méthodiste de Macédoine jouit d'un prestige social et politique bien supérieur à son poids démographique [4]. Il s'agit en fait du seul cas de protestantisme disposant d'un véritable ancrage social et historique dans les Balkans méridionaux.
Les communautés méthodistes ont bénéficié d'un important soutien, moral et financier, de la part des Églises protestantes étrangères, notamment des Églises suisses et américaines. En raison de leur ancienneté, ces communautés n'ont jamais été présentées comme des réalités exogènes à la Macédoine. L'ancien Président de la République Boris Trajkovski, tragiquement décédé dans un accident d'avion en février 2004, était lui-même issu de ces communautés.
Boris Trajkovski venait des rangs du VMRO-DPMNE (Organisation révolutionnaire intérieure de Macédoine - Mouvement démocratique d'unification nationale macédonienne), la formation nationaliste au pouvoir de 1998 à 2002. Ce parti, recréé en 1990, se veut l'héritier du VMRO historique, fondé en 1897, qui s'illustra dans la lutte contre l'occupant turc. Dans les années 1920, le VMRO éclata en deux tendances fortement opposées: l'une revendiquait l'identité bulgare des populations slaves de Macédoine, tandis que l'autre affirmait l'existence d'une identité nationale macédonienne, proche mais distincte de l'identité bulgare. L'actuel VMRO-DPMNE de la République de Macédoine s'inscrit dans cette tradition politique, à la différence des différents VMRO qui existent en Macédoine du Pirin, la partie bulgare de la Macédoine historique. Le VMRO-DPMNE soutient fermement l'affirmation d'une Église orthodoxe macédonienne indépendante, mais intègre les communautés méthodistes dans la nation macédonienne, en refusant de facto une totale adéquation entre l'adhésion à l'Église orthodoxe macédonienne et l'identité nationale.
La mort tragique de Boris Trajkovski a suscité une forte vague d'émotion dans le pays, affectant même, et pour la première fois, toutes les communautés nationales de Macédoine. Ainsi que le note le journaliste Borjan Jovanovski, ancien porte-parole du Président, «le côté positif de ce décès aura été de voir les Albanais et les Macédoniens partager pour la première fois une émotion commune». Il est vrai que le Président s'était démarqué des radicaux de son propre parti, en s'engageant fortement en faveur du dialogue intercommunautaire. Durant la crise de 2001, il avait joué un rôle modérateur, unanimement salué, dépassant même les compétences constitutionnelles assez étroites de sa charge. Les obsèques de Boris Trajkovski ont été un moment particulièrement intense de ferveur et de communion. La participation du chœur méthodiste de Skopje à la cérémonie a encore confirmé l'ancrage de cette confession dans la carte religieuse du pays.
La complexité des mondes musulmans de Macédoine
Les musulmans de Macédoines représentent environ un tiers de la population totale du pays, soit quelque 700 000 personnes. Les Albanais forment la majorité de ces fidèles, mais il faut leur adjoindre les Turcs (environ 80 000 individus), les Macédoniens musulmans, dits aussi Torbesi, les Bosniaques et la grande majorité des Rroms, qui sont environ 50 000 en Macédoine. Depuis le recensement de 1971, la Macédoine compte également une communauté «égyptienne», forte de 20 à 30000 individus. Cette affirmation identitaire surprenante concerne en fait certaines communautés rroms albanophones du Kosovo et de Macédoine.
Les Macédoniens musulmans sont des Slaves convertis qui parlent un dialecte de la famille macédo-bulgare. Ils sont proches des Goranci du Kosovo ou des Pomaks de Bulgarie et de Grèce. Leurs communautés sont réparties dans tout le pays, mais surtout dans le quart nord-ouest. Ils rejettent l'appellation traditionnelle de «Torbesi», considérée comme péjorative, car elle les désignent comme des «porteurs de sacs» (torba, en macédonien). L'affirmation de l'identité macédonienne de ce groupe spécifique a été fortement favorisée par le pouvoir communiste, surtout après les manifestations nationalistes albanaises du Kosovo en 1981. Pour les scientifiques proches des autorités communistes de l'époque, les Torbesi seraient des Macédoniens, et beaucoup d'Albanais ou de Turcs de Macédoine auraient même des origines torbesi, et seraient donc en réalité des Macédoniens islamisés et ayant perdu leur véritable identité nationale... Cette campagne de «macédonisation» est à rapprocher des tentatives similaires effectuées dans la Bulgarie communiste en direction des Pomaks.
Ils se distinguent des Bosniaques, assez nombreux dans la région de Tetovo, également musulmans, mais qui parlent le serbo-croate. Jusqu'en 1991, ces Bosniaques de Macédoine appartenaient au peuple musulman, reconnu constitutionnellement par la Yougoslavie socialiste, tout comme leurs compatriotes-coreligionnaires de Bosnie-Herzégovine ou du Sandjak de Novi Pazar. Ils revendiquent aujourd'hui leur identité bosniaque. Les chiffres concernant ces communautés ont toujours été fluctuants [5]: les Slaves musulmans serbo-croatophones n'étaient que 1248 en Macédoine selon le recensement de 1971. Dix ans plus tard, leur nombre atteignait presque la barre de 40 000: de nombreuses personnes se déclarant jusqu'alors comme turques ont probablement fait le choix de revendiquer une identité slave musulmane lors du recensement de 1981 [6].
Il faut cependant noter que les recensements ne contiennent plus de référence à la confession depuis 1953. Il est donc difficile de faire correspondre les chiffres disponibles sur les nationalités et l'appartenance confessionnelle. Les autorités islamiques de Macédoine affirment cependant que 82% des musulmans du pays seraient albanais. Pour la chercheuse Nathalie Clayer, ce chiffre serait nettement surévalué, et il faudrait plutôt envisager une proportion de l'ordre de 70% [7]. Les communautés musulmanes de Macédoine sont en effet affectées par un fort courant d'albanisation.
D'après le recensement de 1953, la Macédoine comptait 160 000 Albanais et 20 0000 Turcs, pour une population totale de 1,3 millions d'habitants. Le rapport global entre chrétiens et musulmans serait donc resté sensiblement
stable, avec une proportion des deux tiers contre un tiers. Par contre, le rapport relatif entre les Turcs et les Albanais s'est inversé. Cela s'explique par la forte émigration vers la Turquie dans les années 1950 et 1960, mais aussi par le fait que nombre de familles bilingues, à la fois albanophones et turcophones, ce qui est un cas de figure fréquent, surtout en milieu urbain, préfèrent aujourd'hui se dire albanaises, après s'être longtemps définies comme turques.
C'est surtout après les manifestations du Kosovo en 1981 que le pouvoir communiste a cherché à mieux encadrer la Communauté islamique de Macédoine. En 1984, la medresa Isa Bey était ouverte à Skopje, pour éviter que les jeunes Albanais ne fréquentent celle de Pristina au Kosovo. En 1987, paraissait le journal Hilal (Croissant de lune), destiné aux musulmans de Macédoine. Le reis ul-Ulema Jakub Selimovski, alors à la tête de la Communauté islamique de Macédoine, s'associa à la campagne «contre le nationalisme et le séparatisme», que les imams devaient dénoncer dans leurs prônes. Cependant, une Faculté des sciences islamiques n'a été créée à Skopje qu'en 1997.
Montée du radicalisme islamique?
Dans le même temps, pourtant, on percevait une forte albanisation des cadres de cette communauté. En août 1991, cette dernière passe sous la direction de Sulejman Rexhepi, un Albanais originaire d'un village proche de Skopje, alors que Jakub Selimovski prend la direction de la Communauté islamique de Yougoslavie.Le nouveau reis va s'efforcer de remplacer les cadres slaves musulmans par des Albanais et, dans une moindre mesure, par des Turcs. Parallèlement, une Union des étudiants musulmans albanais voit le jour en 1992 à Damas, et les Communautés islamiques de Macédoine et du Kosovo passent un accord à propos des activités religieuses dans la diaspora, notamment en Allemagne et en Suisse, où se trouvent les principales communautés albanaises expatriées.
La communauté islamique de Macédoine a cependant été affectée par de nombreuses contestations, tout au long des années 1990, venant notamment de la région de Tetovo, dont les cadres religieux ont envisagé, mais sans succès, la création d'un müftülük (zone de juridiction autonome d'un mufti). En 1996, Jakub Selimovski a même réussi, brièvement, à créer une Communauté religieuse des musulmans de Macédoine, dissidente de la Communauté islamique officielle. Cette dernière a été régulièrement critiquée pour son organisation du hajj, le pèlerinage de La Mecque, et pour sa gestion opaque des finances, notamment du zaqat (aumône). Elle a néanmoins réussi à conserver sa position dominante, en raison de son statut officiel, qui en fait l'interlocuteur du pouvoir politique, mais aussi des organisations musulmanes internationales.
En toile de fond des affrontements des années 1990, la Communauté islamique de Macédoine a été confrontée à la gestion de certains dossiers difficiles, à commencer par la place reconnue aux confréries de derviches, les tarikat, qui jouissent d'une forte implantation traditionnelle en Macédoine.
Les derviches bektashis, fortement associés à l'identité nationale albanaise, se situent en réalité très largement à l'extérieur des structures de l'islam traditionnel. Sous la direction de baba Tahiri, qui dirige la teqe de Tetovo, ils forment des communautés largement autonomes, et conservent une influence certaine dans les régions de Tetovo et de Kicevo. La communauté bektashi de Macédoine ne dispose cependant d'aucune reconnaissance officielle de la part de l'État [8]. Les autres tarikat sont davantage liés à la Communauté islamique, mais les derviches rroms du quartier de Suto Orizari, à Skopje, ont été tentés de faire sécession des structures officielles de l'islam. En marge des courants derviches, on note une petite implantation du chiisme, essentiellement à l'initiative de jeunes convertis dans la région de Tetovo.
Par ailleurs, les années 1990 ont été marqués par l'implantation de nouveaux mouvements comme les fethullaci venus de Turquie et différents courants salafistes. Cet islam radical est propagé par des missionnaires venus du monde arabe, mais aussi par de jeunes oulémas locaux, formés dans les Universités du Golfe Persique. Le reis Sulejman Rexhepi aurait également laissé s'implanter en Macédoine quelques organisations «humanitaires» très prosélytes. En 1995, la police a expulsé 17 volontaires étrangers de deux organisations humanitaires musulmanes, accusés de propager l'islam radical auprès des réfugiés de Bosnie-Herzégovine accueillis en Macédoine. La même année, l'International Islamic Relief Organisation se voyait également interdire toute activité en Macédoine. Une autre organisation, créée à Fribourg-en-Brisgau en 1992, l'Internationale Humanitäre Hilfe (IHH), qui dispose de branche en Croatie, en Bosnie et en Macédoine, a également été accusée de servir de relais des islamistes turcs du Refah Partisi [9].
La Communauté islamique officielle entretient des relations étroites avec la Direction des affaires religieuses de Turquie, et elle est membre de la Chourah islamique eurasienne créée en 1995 par cet organisme, et qui cherche à prendre le contrôle de l'islam dans les Balkans et en Asie centrale . Elle fait également partie du Conseil islamique pour l'Europe de l'Est, dont le congrès de 1994, à Istanbul, a avalisé la dissociation administrative des différentes Communautés islamiques des républiques ex-yougoslaves.
Dans la diaspora, notamment en Suisse, les Albanais de Macédoine sont également connus pour leur plus grande pratique religieuse et leur fort traditionalisme. De ce fait, ils sont particulièrement sensible aux prédicateurs radicaux venus du Golfe Persique. À l'automne 2002, la nomination d'un prédicateur albanais de Macédoine ouvertement acquis à l'école wahhabite avait fait scandale en Suisse.
Un islam en voie “d'ethnification”
Le principal relais humanitaire de la Communauté islamique demeure l'organisation de secours el-Hilal, directement gérée par les autorités religieuses de Skopje. Cette structure s'est parfois mise au service du nationalisme albanais. En 1995, Arben Rusi, le représentant de el-Hilal à Tetovo a été arrêté pour avoir collecté des fonds en faveur de l'Université «clandestine» albanaise de cette ville.
Quelques mois après l'élection de Sulejman Rexhepi à la tête de la Communauté islamique, celle-ci ouvrait les portes de la medresa de Skopje à l'organisation d'un colloque sur les Albanais de Macédoine. La publication des actes de ce colloque a suscité un tollé, notamment chez les Turcs de Macédoine, qui y
ont vu des attaques contre les Ottomans et même contre l'islam, et qui ont dénoncé les intellectuels albanais «catholiques ou matérialistes» qui auraient été invités.
Cette «albanisation» de la Communauté islamique de Macédoine prend de multiples aspects. Ainsi, près de 95% des cours de la medresa de Skopje seraient donnés en albanais, tandis que pratiquement tous les prédicateurs utilisent cette langue dans les mosquées. La langue albanaise devient ainsi la langue quasi-unique de l'islam en Macédoine, à l'exception de quelques villages où tous ou presque tous les fidèles sont turcs, ce qui est un cas très rare, ou slaves musulmans, ce qui est plus fréquent. Repliés dans quelques bastions villageois, les Torbesi ou les Bosniaques parviennent encore à sauver leur identité linguistique, d'autant plus qu'ils peuvent s'appuyer sur l'importante littérature pieuse éditée en serbo-croate à Sarajevo, tandis que les Turcs, majoritairement urbains, vivent dans des zones où les Albanais sont majoritaires, sont les premières victimes de cette vague d'albanisation qui touche l'islam de Macédoine.
Les dirigeants de la Communauté islamique essaient officiellement d'afficher des relations équilibrées avec tous les partis politiques albanais, turcs ou slaves musulmans de Macédoine, mais en raison de son poids politique, ils n'ont guère tardé à privilégier les partis du «bloc albanais». D'ailleurs, dans sa version albanaise, le journal de la Communauté contient de nombreux articles politiques.
La Communauté islamique a joué un rôle, discret mais fort efficace, dans les conflits politiques internes au monde albanais de Macédoine. Dans les années 1990, les instances de la Communauté ont soutenu le Parti de la prospérité démocratique (PPD) et son aile «modérée», plutôt que les radicaux de Tetovo, conduits par Arbën Xhaferi et Menduh Thaçi, et qui fondèrent finalement le Parti démocratique des Albanais (PDSh). En fait, les proches de Sulejman Rexhepi étaient surtout hostiles aux liens maintenus entre les dirigeants politiques albanais de Tetovo et Jakub Selimovski. En 1998, après la défaite du PPD, battu dans le camp albanais par le PDSh, qui devait s'allier avec les nationalistes macédoniens du VMRO-DPMNE, la polémique éclata au grand jour, Menduh Thaçi accusant les dirigeants de la Communauté islamique de malversations financières. En 1998-1999, durant la guerre du Kosovo, les dirigeants du PDSh n'hésitèrent pas à court-circuiter la Communauté islamique, en récoltant eux-mêmes, durant le ramadan, le zaqat et la sadaqa au bénéfice des Albanais du Kosovo!
En fait, deux logiques de récupération sont à l'œuvre: les nationalistes, pourtant formés à l'école très laïque du Kosovo et du militantisme radical albanais, ont utilisé l'islam pour augmenter leur audience dans une société qui demeure beaucoup plus pratiquante et traditionnelle que la société albanaise du Kosovo. De l'autre côté, la Communauté islamique a également utilisé le nationalisme albanais pour accroître son audience sociale, quitte à mécontenter les fidèles slaves ou turcs.
Cette double dynamique a été d'autant plus accentuée que les phénomènes religieux ont acquis une beaucoup plus grande visibilité depuis l'indépendance de la Macédoine. Les Albanais de ce pays se caractérisent par une forte pratique religieuse et un net penchant au traditionalisme, que confirme par exemple la place laissée aux femmes. Dans une ville comme Tetovo, le conformisme social veille aujourd'hui à ce que chacun pratique, du moins en apparence, le ramadan, et aucun Albanais n'oserait plus consommer de la nourriture dans un établissement public avant la fin du jeûne.
Les Turcs et les Slaves musulmans ont tenté d'opposer une certaine résistance, notamment dans le camp politique. Aux élections présidentielles de 1994, le Parti de l'action démocratique (SDA) - Voie islamique a ainsi présenté un candidat, Dzemil Bektovic, mais cette stratégie autonome n'a été que de courte durée. Les partis politiques turcs ont, au contraire, tenté un rapprochement avec les courants albanais radicaux. Lors des émeutes de Gostivar en 1997, on a ainsi vu flotter des drapeaux turcs aux côtés des drapeaux albanais.
En fin politique, Sulejman Rexhepi essaie en fait de proposer un islam «patriote», ainsi que le révèle le titre de son livre paru en 1996, «Pour la foi et la patrie» (Për fe e atdhe). Il cherche à faire coïncider les identités albanaises et musulmanes, quitte à ne pas renoncer à certains glissements aberrants: ainsi, durant la guerre de Bosnie, le journal de la Communauté islamique écrivait: «nous sommes tous des musulmans, contre les Slaves», oubliant au passage que les musulmans bosniaques sont, eux aussi, des Slaves... Le recteur de l'Université parallèle de Tetovo, Fadil Sulejmani franchit une étape supplémentaire, en expliquant qu'il n'y a pas de Turcs en Macédoine. Pour les minorités musulmanes non-albanaises de Macédoine, le ralliement à l'identité albanaise devient ainsi la condition requise pour pouvoir vivre leur foi.
Le conflit de 2001, et la nouvelle hégémonie politique acquise dans le camp albanais par les anciens guérilleros, regroupés au sein de l'Union démocratique pour l'intégration (BDI) pourrait cependant rebattre les cartes. En effet, les cadres de la guérilla n'ont guère fréquenté les mosquées, préférant le «national-communisme» albanais d'inspiration stalinienne. Le BDI, qui compte quelques femmes parmi sa direction, comme Teuta Arifi, l'une des doyennes de la nouvelle Université européenne de Tetovo, se veut un parti moderne, et a révélé sa capacité à attirer les jeunes intellectuels albanais de Macédoine, parfois formés à l'étranger. Ce parti a partiellement pris ses distances avec la Communauté islamique, qui pourrait être amenée à modifier sa stratégie politique, en opérant un rapprochement avec les musulmans non-albanais, plus tentés par le piétisme que les jeunes Albanais, grisés par l'aventure nationaliste.
La confusion du national et du religieux
Qu'il s'agisse de l'orthodoxie ou de l'islam, les facteurs confessionnels demeurent cependant indissolublement liés aux enjeux nationaux. Comme dans bien d'autres pays des Balkans, les différentes communautés nationales de Macédoine souffrent toujours de ce «péché de jeunesse», à la fois séquelle du post-communisme et symptôme du processus complexe de redéfinition des identités nationales qui affecte toute la région.
Si la mécanique des accords de paix d'Ohrid devait véritablement fonctionner, permettant à la Macédoine d'éviter les affres d'un nouveau conflit ou un total éclatement, les relations entre l'État, la soc
iété et les différentes communautés religieuses ne devraient pas manquer de se redéfinir progressivement. En réalité, il faudrait qu'émerge enfin, aussi bien chez les Macédoniens que chez les Albanais un espace libéré des raidissements identitaires et permettant de situer à leur juste place aussi bien l'affiliation religieuse que l'appartenance nationale et l'engagement politique.
Jean-Arnault Dérens
Notes
1) Lire J.A. Dérens, «Orthodoxie: l'Eglise serbe face aux schismes macédonien et monténégrin», Religioscope, 16 juin 2004 - http://religion.info/2004/06/16/orthodoxie-eglise-serbe-face-aux-schismes-macedonien-et-montenegrin/
2) Lire Pedro Ramet (dir.), Eastern Christianity and Politics in the Twentieth Century, Durham - Londres, Duke University Press, 1988, et Olivier Gillet, Les Balkans. Religions et nationalismes, Bruxelles, Ousia, 2001.
3) Sur ce chapitre passionnant et fort méconnu, lire l'Histoire de l'Albanie du père Faveyrial. Les éditions Dukagjini de Peja, au Kosovo, ont publié en 2001, en français, ce texte que l'on croyait disparu, avec une importante préface de l'albanologue Robert Elsie.
4) Sur ces communautés, on peut lire le rapport d'une délégation œcuménique: http://www.wcc-coe.org/wcc/what/international/albmac-f.html
5) Lire Hugh Poulton, «Non-Albanian Muslim minorities in MacEdonia», in James Pettifer (dir.), The New Macedonian Question, Londres, Palgrave, 1999, 2001.
6) Lors des recensements yougoslaves, la déclaration de nationalité était librement laissée à l'appréciation des recensés. La même règle a été retenue lors des recensements organisés en Macédoine depuis l'indépendance.
7) Lire Nathalie Clayer, «L'islam, facteur des recompositions internes en Macédoine et au Kosovo», in X.Bougarel et N.Clayer (dir.), Le nouvel islam balkanique. Les musulmans, acteurs du post-communisme 1990-2000, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, pp. 177-240.
8) Baba Tahiri ne réside que dans une partie de l'immense complexe d'Arabati Baba Teqe, dont le reste est placé sous la tutelle de l'État.
9) Lire Nathalie Clayer, op.cit., p. 197.
10) Lire Thierry Zarcone, «L'islam en Asie centrale et le monde musulman. Restructuration et interférences», in Hérodote, n°84, 1997, pp. 57-76.
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Jean-Arnault Dérens, qui a déjà collaboré à plusieurs reprises à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© 2004 Jean-Arnault Dérens