Il n'est pas fréquent qu'un mémoire universitaire de maîtrise soit publié comme livre. Tel est le cas de l'étude de la jeune sociologue française Amel Boubekeur, qui prépare actuellement une thèse de doctorat à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) sur les “nouvelles élites islamiques en Europe”. Il est vrai que le sujet de l’ouvrage lie l'actualité brûlante et un angle d'approche original: Amel Boubekeur a en effet essayé d'en savoir plus sur les comportements amoureux et stratégies matrimoniales des étudiantes musulmanes voilées en France!
Le résultat est un petit ouvrage, Le voile de la mariée, qui illustre autant des phénomènes de "bricolage religieux" que des mouvements de réislamisation. Parmi cette population d'étudiantes, le voile - et l'affirmation d'islamité qu'il implique - apparaît comme un moyen de rompre avec les structures familiales et claniques traditionnelles. La recherche d'Amel Boubekeur nous révèle ainsi quelques aspects de la complexité des recompositions en cours dans le paysage islamique français.
Amel Boubekeur, qui poursuit intensivement ses enquêtes de terrain sur différents aspects de l'islam en France et en Europe, a accepté de répondre aux questions de Religioscope et de partager avec nous ses observations.
Religioscope - Pourriez-vous tout d'abord nous dire en quelques mots quelle est la signification du voile chez les jeunes femmes que vous avez interrogées?
Amel Boubekeur - La signification du voile, stricto sensu, est très compartimentée en fonction de l’âge de celle qui le porte, de son milieu social, etc. Je parlerai surtout ici des étudiantes d’origine maghrébine.
Pour les parents, son adoption est souvent une grande déception, un grand malentendu et une crise familiale souvent dure entre parents et jeunes filles. Pour les parents, le principal projet dans l’immigration, c’était celui d’une ascension sociale par les études pour leurs enfants, celui d’une vie meilleure. Le voile vient donc le remettre en question symbolisant pour les parents un retour en arrière, un déni de modernité et aussi l’exclusion de toute capacité ou de projet d’ascension sociale par les études. C’est donc véritablement un drame pour les parents qui le refusent et le vivent très mal.
C’est aussi, pour eux, le signe d’un asservissement à l’homme, puisque les parents amènent avec eux la signification du voile telle qu’elle était portée dans les pays d’origine. Dans ces pays, c’était souvent un symbole de préservation de l’honneur par l’homme ou en tout cas par le groupe masculin et la fratrie.
A l'inverse, pour les jeunes filles, le voile a été adopté dans une sorte de stratégie de prise de pouvoir sur le corps. Elles étaient confrontées, pendant l’adolescence, à différents modèles féminins, d’éthique sexuelle et esthétique. Il y a celui de la mère, dont le voile est complètement réfuté. Il est vu comme étant une espèce de faux voile ou de voile folklorique. Par exemple, je la cite dans l’ouvrage, une jeune fille dit: "Ma mère, c’est un tout petit voile, elle le met quand elle va au marché ou quand elle va au Maroc". C’est intéressant de voir qu’elles considèrent le voile de leur mère comme un voile conformiste, mais non légitime, et pas du tout issu d’un choix personnel. Cela est très important pour elles, car c’est la clé de voûte de leur stratégie.
Donc, pour ces jeunes filles, le voile est avant tout un voile non conformiste, qui n’est pas folklorique, mais qui est issu d’un islam intellectualisé, découvert (souvent de façon autonome) à travers des livres, des cassettes, une lecture du Coran, etc. Ce voile est donc issu de ce qu’elles appellent le vrai islam - d'autres chercheurs en ont d'ailleurs parlé. Souvent, pour reprendre leur propre témoignage, elles expliquent qu’elles mettent le voile après avoir cherché dans les différentes sources. C’est donc un voile intellectualisé, issu d’une recherche, de la maturation d’un projet intellectuel. Elles arrivent ainsi à la conclusion que le voile est nécessaire.
Ce qui est plus nouveau c’est la reflexivité dont elles font preuve, en se justifiant sans cesse par rapport aux stéréotypes ou en tout cas aux interprétations dont elles peuvent souffrir dans la société française et même par rapport à leurs parents, stéréotypes selon lequel leur voile serait symbole d’une domination masculine. La principale justification apologétique mise en avant, dès les premiers instants, est que le voile ne représente pas du tout le symbole d’une soumission à l’homme mais d’une soumission à Dieu. L’élément fondateur de toutes leurs stratégies, particulièrement corporelles et amoureuses - c’est la relation intrapersonnelle, privatisée, individualisée avec Dieu pour s’assurer une marge de négotiation plus large. Et cela passe par le voile.
Avec le voile, elles arrivent à avoir des attitudes, à faire des choses qui ne leur était pas possible avant le voile. Il faut bien comprendre que même si, au début, c’est effectivement considéré très négativement par les parents, cela devient légitime, grâce à la justification par le savoir religieux. Elles ne se contentent pas, en tout cas pour les étudiantes, de porter le voile. Elles l’argumentent, citations coraniques à l’appui. Comme elles sont face à des parents qui, eux, se trouvent assez démunis par rapport à ce type de ressource scripturaire, intellectualisée, elles se taillent une image de musulmanes savantes. Il y a donc le savoir religieux qui est très important, et il y a le savoir universitaire aussi spécialement face à la société française. Souvent, les filles voilées ont l’impression qu’elles doivent faire la démonstration de leur réussite scolaire de façon beaucoup plus intense que les autres filles, non voilées, et cela pour combattre les accusations d’obscurantisme et de soumission à l’homme. Elles présentent le voile comme quelque chose de personnel, d’intellectualisé et, enfin, d’émancipateur.
Religioscope - Il apparaît très clairement, à la fois dans ce que vous venez de dire et dans votre ouvrage, que le voile n’est pas, pour ces étudiantes, le résultat d’une attente familiale, mais d’un choix personnel. Cela nous révèle sans doute aussi quelque chose sur une réaffirmation de l’identité musulmane dans une génération montante de l’islam en France? Ou avez-vous l’impression, qu’il y a vingt ans, on rencontrait déjà les mêmes affirmations? Il semble plutôt que ce phénomène soit récent.< br />
Amel Boubekeur - Effectivement, c’est la réaffirmation d’une identité musulmane. Mais, pour les jeunes filles, c’est avant tout la réaffirmation d’une identité féminine. C’est ce que j’entendais par la prise de pouvoir sur le corps. Tout d’un coup, vous n’êtes plus le corps de votre mère, vous n’êtes plus assignée à être le corps de votre voisine, “beurette de banlieue”. Vous êtes un produit original, vous êtes une personnalité très moderne, parce que vous choisissez votre trajectoire. Elles sont en effet très sensibles à l’image véhiculée et cela devient une sorte de contestation sociale de celle dégagée par le groupe “banlieue-immigrés-exclusion sociale”.
Elles sont finalement un produit très moderne car elles ont intériorisé la question du choix personnel comme élément majeur de modernité, de valeur et de légitimité, aujourd’hui, en Occident. C’est donc d’abord le choix de savoir “comment je veux être femme”. Je choisis ce que je veux montrer de mon corps. C’est aussi pour cela que le voile, en France, est, même si elles s’en défendent en le présentant comme pure, un choix culturel.
Il est évidemment influencé par ce qui se passe autour d’elles. Par exemple, c’est le voile comme symbole du refus d’une société consumériste et superficielle. Elles disent par rapport à la relation amoureuse: "Cela me permet de m’assurer de la qualité du sentiment amoureux puisque je sais que je suis aimée pour mon intellect, pour mon intérieur, pour mon âme et pas pour mon physique et ce que je donne à voir". Ça leur sert déjà à réglementer leur vie de femme au quotidien, dans leur relation à l’homme. Elles ont le sentiment d’échapper à la fois au statut de la femme-objet et à celui de la femme maghrébine traditionnelle qui, parce qu’elle est maghrébine, devrait être attachée à une certaine attitude vis-à-vis de l’homme.
Le voile leur apprend donc comment être femme. La façon de gérer les premières règles est, à mon avis, très intéressante. Il y avait un épisode assez amusant, raconté par une des interviewées, qui est le suivant. Lorsqu’elle a eu ses règles, sa mère souhaitait, pour que ses règles ne soient pas douloureuses, lui appliquer un certain nombre de traditions maghrébines. Ici il s’agissait de se laver le visage avec du lait. Au passage, il y a donc toute une gestion de la douleur et du corps féminin. La jeune fille a refusé catégoriquement ces traditions parce qu’elle ne voulait pas avoir un corps traditionnel maghrébin qui soit encore sous l’égide de la tradition et de ses habitudes. Elle y a opposé l’islam. Pour elle, les règles, ce n’était pas l’accès au féminin ménager, mais l’accès à la maturité religieuse. Elle m’a dit: "C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que j’étais responsable de mes péchés, je devenais adulte".
Religioscope - Dans ce que vous êtes en train de nous exposer, il émerge une dimension de féminisme, comme l'ont d'ailleurs observé déjà d'autres auteurs. Il semble que l'on observe une conjonction d’affirmation d’identité islamique, de féminisme et, dans ce sens, de repossession de son destin.
Amel Boubekeur - Oui, il y a repossession de son destin, de son corps et de son image vis-à-vis de trois instances.
Il y a bien sûr les parents, tout d'abord, qui ne peuvent plus, dès lors que leur fille est voilée, décider de leur stratégie matrimoniale et de la personne avec laquelle elle doit se marier. Quand les parents imposent de ne pas se marier avec un Noir africain pour des raisons ethniques parce que leur fille est Maghrébine, et qu’elle leur objecte le fait que, en islam, il n’y a pas de distinction entre les races car seule compte la qualité de la foi, vous avez effectivement des parents qui sont désemparés. Ils le sont plus encore parce que leur fille est voilée, et donc considérée comme légitime car pensée comme savante en religion.
Ensuite, une autre instance est la société française. Quand ce sont des filles qui réussissent particulièrement bien à l’école, qui arrivent à verbaliser leur comportement, à les expliciter. Par exemple, dans le refus de faire la bise, quand elles ne sont pas dans des logiques de refus frontal et qu’elles expliquent: « je ne fais pas la bise parce que ce n’est pas mon éthique sexuelle, parce que j’ai une conception du corps différente». C’est beaucoup plus efficace, vis-à-vis de la société française et des interlocuteurs non-musulmans, que de dire: "je ne le fais pas parce que je rejette votre modèle de non-musulmans". Elles disent, au contraire, "j’ai le droit, en tant que Française d’avoir d’autres choix corporels, etc."
Outre les parents et la société française, il y a aussi les jeunes musulmans pratiquants, à l’intérieur-même de ce que Khosrokhavar appelle la néo-communauté. Ces jeunes musulmans pratiquants sont une minorité. Là, à l’intérieur de leur néo-communauté, justement grâce à la justification de l’islam, elles réfutent des comportements masculins du type: "moi, je refuse qu’un 'frère' - c’est comme ça qu’elles les nomment - théâtralise ses comportements quand il est en face de moi en me montrant qu’il baisse les yeux, qu’il me respecte parce que je suis une 'sœur' musulmane alors qu’il est beaucoup plus à l’aise avec une fille qui ne porte pas le voile deux secondes plus tard, et qu’il se permet même des blagues. Moi, je refuse d’être traitée de façon différentielle. Le voile est un acte entre Dieu et moi. Je refuse donc également d’être obligée de baisser les yeux parce que je porte le voile et que je serais circonscrite à un certain type de comportement parce que je suis musulmane."
C’est vraiment le voile, la justification par l’islam et par le savoir, et religieux, et universitaire, qui leur permet de soustraire leur corps et leur identité à ce qu’on attend d’elles chez les parents, dans la communauté française non-musulmane et chez les musulmans pratiquants du même âge.
Religioscope - Dans l’affirmation et surtout dans la perception qu’ont ces jeunes filles d’un islam détaché de ses appartenances locales, de clan, de village, de pays d’origine, est-ce qu’on peut parler ici de l’émergence d’un islam qui est perçu avant tout comme français, marqué par des caractéristiques de la société française, ou d’un islam mondialisé au sens où peut l’entendre Olivier Roy? Peu importe qu
’on soit en France ou ailleurs, on est avant tout musulman. Quelle est la part, dans cette nouvelle identité émergente, du contexte spécifiquement français, pas simplement non-musulman?
Amel Boubekeur - Je crois que la problématique de la mondialisation doit être ici prise avec précaution car la convergence et la circulation des phénomènes ne doivent pas occulter la prégnance du local.
Ainsi, dans la question du choix du conjoint, pourquoi ces jeunes filles sont-elles typiquement françaises? L’interdit majeur reste le non-musulman, mais le converti ne leur pose aucun problème. Certaines ont d’ailleurs des petits amis ou des maris franco-français de souche et convertis. Mais le Maghrébin, né au Maghreb, avec lequel il serait possible de se marier, c’est non.
Le concept de l'umma peut effectivement marcher de façon transnationale quand il s’agit de se sentir proche d’une cause ou de ne pas laisser les appartenances nationales interférer dans la solidarité. Mais ici sur des sujets beaucoup plus intimes, comme le choix du conjoint, beaucoup plus personnel, beaucoup plus micro, beaucoup plus individualisé, c’est celui qui vous est semblable que vous préférez. Et celui qui est beaucoup plus semblable à ces jeunes filles aujourd’hui, c’est le franco-français, plus que le jeune qui est né et qui a grandi au Maghreb.
Religioscope - Vous parlez d’une interprétation intellectualisée d’une lecture religieuse dans votre livre. Pourtant, derrière cette interprétation intellectualisée, assez naturelle à des étudiantes qui sont engagées dans un parcours de ce type, on a le sentiment qu’il y a, dans la description qu’elles donnent de leur futur conjoint le rêve du prince charmant de toute jeune fille. Même si ce prince charmant, c’est la relation conjugale idéale selon un modèle musulman. Pourriez-vous parler de cet idéal conjugal tel qu’il s’exprime au travers de l’acceptation du voile comme accès au conjoint idéal puisqu’il sera un bon musulman - un vrai prince charmant en définitive?
Amel Boubekeur - C’est là que cette habitude de tout légitimer par la religion, depuis leur adolescence, trouve ses limites. Dans un premier temps, il y a cet idéal du couple islamique. Parce qu’il craint et aime Dieu, pour reprendre leurs propres termes, le musulman sera récompensé par Dieu d’un conjoint qui répond en tous points à ses attentes. Tout se passera bien entre eux parce qu’il suffit d’adorer Dieu pour pouvoir faire en sorte que ça marche. Cet ensemble permet la rencontre sur le mode de la fraternité religieuse.
J’ai essayé dans le livre de mettre en exergue les quatre phases différentes de la relation amoureuse, la façon dont elle se forme.
Il y a d’abord celle de la relation impersonelle où la rencontre a lieu via un même lieu de socialisation (l’université, l’association...). Puis celle du lien et de la fraternité religieuse entre “frères” et “sœurs” qui se rencontrent où, parce qu’ils sont une minorité, il y a une solidarité. Cela commence par un échange entre les deux acteurs d’informations religieuses, la base de légitimation étant toujours la religion. De là naît le sentiment amoureux, car il faut pouvoir gérer le fait qu’on veuille avoir une relation amoureuse et en même temps cette image normative de musulman qu’on construit de soi-même qui est que l’on n’a pas droit à l’erreur. Le problème va être le suivant. Ils vont commencer par avoir une relation sur une base religieuse et ils vont se servir de la religion pour se fréquenter, dans un modèle très idéal. Par exemple, on va à des conférences religieuses ensemble, on écoute le Coran ensemble, on prie ensemble et on ne parle pratiquement que de religion. En même temps, cela atteint vite ses limites parce qu’un quotidien plus intime s’installe. Et même d’ailleurs s’ils veulent sortir leur relation amoureuse, qui est la troisième étape, de la banalité de leur entourage religieux et en faire quelque chose d’un peu exceptionnel, d’un peu unique, ils sont obligés d’avoir des référents un peu plus intimes.
Alors, très vite, va arriver le projet du mariage parce que, pour la majorité, une relation amoureuse doit aboutir au mariage, dans un idéal très prude se retrouvant dans les grandes religions monothéistes. En même temps, le fait de porter le voile pour les jeunes filles leur permet de tester des relations amoureuses. Pour elles, une relation amoureuse doit se faire sans contact physique. Elles expliquent cela par une sorte d’idéologie du risque. "Si ça ne marche pas, je n’aurai rien perdu car je n’aurai pas eu de contact physique intime avec cette personne." Donc, dans un premier temps, ne pas sortir sa relation amoureuse de sa banalité est une sécurité. L’islam sert vraiment à cette sécurité, à faire connaissance de façon tout à fait banale comme dans n’importe quel autre couple à la différence que, là, vous y apposez une référence, l’islam, qui est censée transcender tout risque.
Ensuite, le couple s’installe, de même que le projet du mariage et peut aller jusqu’à la quatrième étape qui est le flirt, où relation appellée “haram pour le halal”. Cela veut dire illicite pour un but licite. Sur ce type de relation au croisement de plusieurs motivations (pulsions sexuelles, maîtrise spirituelle, socialisation amoureuse, justification par un mariage à venir, etc.), on trouve certes des bricolages, des petits arrangements, mais, en fin de compte, on espère que l’enrobage et le but soient islamiquement corrects. A ses débuts, le couple est assez isolé. Ils ne sont que deux, à la rigueur on peut inclure leurs “frères” qui sont également étudiants comme eux ou musulmans pratiquants. Mais dès lors que le projet du mariage devient pragmatique, il va falloir inclure les parents. C’est là, souvent, que les bricolages trouvent leur limite, parce que des tangentes culturelles, sociales se mettent en place et elles avaient été complètement ignorées lors de la construction idéale du couple islamique au sein de ce que j’appelle un contre-espace amoureux propre à la néo-communauté.
Je dirais que le couple islamique est en mutation. Il commence par se former sur une base très normative, très idéalisée. Ensuite vient le moment du mariage et là, il faut conjuguer avec les autres acteurs de cette relation. Par exemple, une jeune fille voilée mariée à un musulman barbu disait: "Au début, je pensais ne pas pouvoir m’autoriser beaucoup de choses parce que j’étais attachée à ce modèle de musulmane. Finalement, aujourd’hui, on va avec mon mari acheter de la lingerie fine. Ça me fait d’ailleurs rire de voir la tête de la vendeuse qui nous voit arriver tous les deux."
Il y a également un processus de maturation: ils avancent en âge, ont des enfants. Il y avait, par exemple, cet idéal d’éducation islamique pour les enfants. Une jeune fille pensait pouvoir mettre ses enfants dans une école maternelle dite musulmane. Elle s’est rendu compte très vite que ce n’était pas ce qu’elle voulait pour eux. De la même façon qu’elle s’était construite dans un univers pluriel, elle pensait les scolariser dans une école publique pour qu’ils fassent l’expérience de l’altérité, de la différence des autres.
Religioscope - Ce qui apparaît aussi, ce sont les modes, les canaux de rencontre. Vous avez cité un élément essentiel: les associations de jeunes musulmans engagés, lieux naturels de rencontre. Votre enquête en fait ressortir d’autres aussi. Il y a, par exemple, de nouvelles marieuses musulmanes qui jouent un rôle quasiment équivalent à celui d’agence matrimoniale musulmane. Il y a également le rôle des rencontres sur Internet puisque nous avons affaire à des jeunes qui maîtrisent parfaitement les technologies de l’information. Que pouvez-vous dire de ces nouvelles méthodes adaptées à une société en contexte technologique pour ces rencontres? Qu’est-ce que cela ouvre? L’élargissement du choix, peut-être?
Amel Boubekeur - Sur la question de la marieuse, ce ne sont pas du tout des marieuses traditionnelles. Elles sont peu nombreuses et la majorité des musulmans pratiquants ne recourt pas à ce type de pratiques. Cependant, c’est un phénomène qui existe et qui mérite d’être mentionné. Une fois encore, on retombe sur cette question de maîtrise du risque. L’islam, pensent ces jeunes, permet de ne pas vous tromper. Quelque part, cette marieuse, travaillant “dans le chemin de Dieu” (c'est-à-dire gratuitement) selon ses propres termes, a un positionnement de solidarité religieuse, cela assure une certaine sécurité.
Les marieuses remplacent aussi, d'une certaine façon, le rôle des parents, qui n’arrivent d’ailleurs pas bien à maîtriser cette question de nouvelle religiosité, ce registre de fraternité religieuse entre “frères” et “sœurs”. Les parents y sont complètement étrangers. Alors que la marieuse, au contraire, maîtrise ces codes. Par conséquent, elle pense pouvoir leur présenter des profils qui correspondent à leurs attentes. Par exemple, la marieuse me disait: "Attention aux minhaj, aux différents courants de pensée religieuse! Je fais très attention à ne pas marier un salafi avec une adepte de Tariq Ramadan! Cela créerait des problèmes!" Ainsi, la marieuse, c’est, d’une part, un personnage interne au monde des jeunes musulmans pratiquants, monde particulier qui a ses propres codes. D’autre part, c’est une autorité qui permet de remplacer les parents.
Quant à Internet, toujours par rapport à la question de la précaution et du risque, c’est savoir comment concilier l’envie de connaître une personne, d’avoir une relation intime avec elle, et la norme que l’on s’impose qui est celle de ne pas avoir de relations physiques. Internet est la solution idéale, qui permet de discuter pendant des heures avec un “frère” ou une “sœur”, toujours avec la justification prude de la base religieuse. Cela permet donc d’avoir un but licite, d’avoir des pratiques un peu plus illicites et ainsi, de se protéger.
Religioscope - Un élément qui ressort très clairement de votre enquête, c’est celui d’individualisme et d’individualisation dans la démarche par rapport au rôle traditionnel de la famille. Qu’en est-il par rapport à l’homme plus particulièrement ?
Amel Boubekeur - Quand elles portent le voile, elles le portent sur elles, en tant que vêtement mais elles portent presque aussi sur elles leur propre légitimité, au sens spatial du terme. Il y a une autre question que je n’ai pas abordée, celle de celles que j’appelle les semi-voilées. C’est une population qui existe et qui est de plus en plus nombreuse. Mais ce phénomène n’a pas été vraiment théorisé par les chercheurs sur la question du voile. Ce sont toutes des jeunes filles qui ne sont pas voilées mais choisissent une éthique vestimentaire qui est celle du hidjab. Elles s’habillent long, large mais ne font pas le choix du voile, soit par crainte de contraintes professionnelles à venir, soit parce qu’elles n’ont pas les armes nécessaires pour affronter les parents ou qu’elles ne voient pas la nécessité de porter le voile. Elles souffrent au sein de la néo-communauté, d’un manque de légitimité par rapport à leurs consœurs voilées.
Effectivement, quand vous êtes voilée, on ne se pose pas de question. On vous imagine tout de suite très savante en religion. Contrairement à un de mes préjugés de départ, avant que je ne commence cette recherche, les semi-voilées étaient beaucoup plus enclines à chercher l’approbation de l’homme, à chercher une espèce de guide religieux, pour reprendre leurs propres termes, en leur petit ami que les voilées. Les voilées, paradoxalement, ont beaucoup plus de mal à trouver un mari sur le marché matrimonial. Dans mon livre, je dis, sous forme de boutade, qu’il est plus facile de prendre une semi-voilée et de l’islamiser que de devoir palabrer pendant des heures avec une voilée qui, elle, est très arrêtée sur ce qu’elle veut et sur ce qu’elle ne veut pas. Les semi-voilées souffrent, en effet, d’un complexe de légitimité par rapport au voile et à une éthique islamique.
Par rapport à l’individualisation, elle a aussi ses limites, notamment sur la question du droit. Quand vous ne vous inscrivez pas dans des dynamiques collectives de revendication et que vous vous contentez de bricoler à un niveau personnel, à un moment donné, c’est un écueil dont vous êtes la première victime. Par exemple, par rapport à la question du droit, elles ne s’expriment pas sur la question du mariage civil et religieux. Sur la question institutionnelle et la question du droit, tant qu’elles ne s’inscrivent pas dans des dynamiques collectives de revendication, quelle que soit l’identité choisie, elles auront des problèmes. On arrive à des situations où des jeunes filles choisissent de se marier d’abord religieusement, puis civilement parce que c’est plus léger. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des étudiants qui sont un peu désargentés. Il est donc difficile de s’installer ensemble. Certaines jeunes filles choisissent donc l’option du mariage dit religieux qui comprend la récitation d’une fatiha, la première sourate du Coran, sans mariage civil. En même temps, quand il s’agit de revendiquer des droits qu’elles auraient en tant que femme mariée civil
ement, notamment une protection juridique dans le cas où elles tomberaient enceintes, elles sont bien ennuyées. Il y a donc individualisation, mais avec des limites.
Elles sont la première génération de ce retour moderne du religieux. Elles essuient un peu les plâtres de ce bricolage entre identité française, héritage culturel maghrébin et nouvelle religiosité islamique. On peut se poser la question de la possible routinisation ou institutionnalisation de leurs comportements hybrides.
Religioscope - Vous avez signalé l’après-mariage et le problème de la conciliation entre plusieurs éléments: une ambition professionnelle, souvent de carrière, à concilier avec les principes de l’islam qui sont supposés être ceux de la femme musulmane et qui doivent guider sa vie. Il faut ajouter à cela le voile qui, évidemment, dans une carrière professionnelle au sein de la société française, pose quelques obstacles. Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là? De nouveaux bricolages s'opèrent-ils? Ou, au contraire, la jeune femme musulmane se retrouve-t-elle prisonnière de la construction qu’elle a mise en place?
Amel Boubekeur - C’est exactement ce dont on vient de parler. Si vous vous contentez de bricoler de façon individuelle, au bout d’un moment, cela pose problème, notamment au niveau des logiques collectives comme dans le marché du travail. Elles sont par exemple très largement discriminées. Quand je les interrogeais sur leurs projets professionnels, c’était assez éloquent. Elles voulaient devenir chercheur, biologiste, professeur, diplomate même pour certaines. Elles ont cette volonté de travailler, avec leur voile, d’être indépendantes financièrement, de se réaliser de façon individuelle. Mais, en même temps, leur référence, la justification du voile comme outil émancipateur, est marginale. Elles ont encore beaucoup de mal à la faire passer dans la société globale, même si ça peut les aider à un niveau personnel.
Finalement, elles se retrouvent pour certaines à travailler dans les call-centers, travail où elles sont invisibles. Il y a donc un renoncement à leurs idéaux premiers dans lesquels le mariage apparaît comme l’unique solution pour continuer à faire des études, s’épanouir intellectuellement, à occuper une position de classe et une position intellectuelle que l’on veut avoir dans la société. Ce sont souvent d’éternelles étudiantes. La discrimination sur le marché du travail risque de briser toute cette stratégie d’indépendance vis-à-vis de l’homme, vis-à-vis de la famille. Il faut bien, au bout d’un moment, trouver un travail. Si ça n’est pas possible, quel est l’intérêt? Elles sont renvoyées, par la société française elle-même à cette logique de dépendance, parce que le fait d’occuper un emploi ne leur est pas accordé.
Religioscope - Vous n’avez peut-être pas mené une enquête d’une durée assez longue pour pouvoir répondre à la question suivante. Néanmoins, d’après les observations que vous avez pu faire durant votre étude, d’après les échos que vous avez eus en discutant avec les personnes interrogées ou d’autres interlocuteurs, est-ce qu’on voit des voiles tomber à cause de toutes ces contraintes? Comment cela est-il négocié par rapport à cette affirmation?
Amel Boubekeur - Ce que vous dites est très intéressant. Finalement, à quoi cela leur sert-il d’échafauder une identité de façon si énergique si c’est pour ne pas pouvoir la partager dans l’espace public, qu’elle n’ait pas d’implications concrètes comme se trouver un travail ou devenir un modèle?
C’est vrai que le voile tombe dans un certain nombre de cas. Avant que le voile tombe, il y a déjà le compromis. De plus en plus de femmes finissent par porter un chapeau, un bonnet, un bandana ou même une charlotte dans les professions médicales. Dans cette stratégie, il est très important, pour elles, d’être fidèles à elles-mêmes. Pour justifier à chaque fois ces évolutions, elles vont le faire par une nouvelle interprétation du corpus et de leur identité islamique. Par exemple, par rapport au voile, elles vous disent: "Finalement, j’ai laissé tomber le voile et je porte le foulard discret sur mes cheveux pour pouvoir travailler parce que j’ai compris que l’essentiel n’était pas le voile mais ma contribution à la société. De toute façon, le voile n’est pas une forme donnée. Je peux m’exprimer librement à travers ce voile." Elles ne se sentent donc pas en contradiction avec elles-mêmes.
Il est donc vrai que, parfois, le voile tombe, mais il reste un moment fondateur de la personnalité de ces jeunes femmes. C’est finalement assez logique et cohérent car elles passent d’une individualisation par le voile et d’une émancipation, à une autre émancipation du voile quand il devient un symbole trop contraignant, trop aliénant et surtout quand il devient une identité figée.
Une des caractéristiques de cette jeune populationtrès mobile, c’est de refuser les identités figées. On le voit bien, et c’est un autre sujet, dans la façon dont la militance est de plus en plus atomisée et ne se fait plus forcément à l’intérieur d’un mouvement social islamiste et utopique. Il y a beaucoup plus de stratégies à l’intérieur de mouvements non-musulmans. Par exemple, en ce qui concerne la lutte contre l’exclusion des voilées lors de l’élaboration de la loi Stasi, cela s’est fait dans le cadre d'un collectif qui s’appelle le CEDITIM, qui n’est pas un collectif exclusivement musulman.
Religioscope - En définitive, ce qui ressort de votre enquête, c’est que, aussi bien en France que d’ailleurs dans les pays du monde musulman, le voile se décline et se module de façon de plus en plus diversifiée.
Amel Boubekeur - Oui, il y a des convergences. Je crois que le voile est certes une réflexion théologique dont elles sont convaincues, mais en même temps, il me semble que c’est un phénomène profondément lié à l’actualité. Après avoir beaucoup réagi au stigmate et à ce qu’elles ne voulaient pas être, les jeunes musulmanes pratiquantes commencent à exprimer ce qu’elles veulent être. Il y a des filles qui portent le nikab, un voile qui couvre complètement le visage, et qui ont, en même temps, une activité intellectuelle très intense, veulent travailler si cela est possible. Il y a également des semi-voilées qui souhaitent rester au foyer et s’occuper de leurs enfants par justification coranique. Il y a encore des filles qui portent le voile et qui, par ailleurs, n’o
bservent pas les prescriptions rituelles.
Je pense que le voile est un phénomène qu’il faut étudier de façon particulièrement circonstanciée. Ce type de relation amoureuse sans contact physique, est un phénomène commun aux jeunes musulmans dans les sociétés occidentales, cependant par rapport au voile, comme n’importe quel autre objet sociologique, les questions générationnelle, de la classe sociale, de l’origine ethnique ou de la socialisation culturelle paraissent très importantes.
Amel Boubekeur, Le Voile de la Mariée. Jeunes musulmanes, voile et projet matrimonial en France (préface de Farhad Khosrokhavar), Paris, L’Harmattan, 2004, 178 p.
L’entretien s’est déroulé à Paris le 29 mai 2004. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. La retranscription a été assurée par Gladys Taglang.