Depuis quelques années apparaissent des livres qui tentent d’offrir une vue d'ensemble sur la situation religieuse dans une ville. Religioscope a déjà eu l’occasion d’évoquer un travail en cours sur la ville suisse de Fribourg ainsi que le gros volume réalisé par Christoph Peter Baumann sur la ville de Bâle (Religionen in Basel-Stadt und Basel-Landschaft, Bâle, 2000), aboutissement de longues années d’observation attentive et participante de la vie religieuse locale. Plusieurs autres livres de ce genre ont également été publiés ou sont en préparation en Allemagne, l’un des derniers en date sur la ville de Leipzig (Religionen in Leipzig, Leipziger Campusverlag, 2003).
Certains de ces ouvrages offrent un panorama des principales communautés religieuses, petites ou grandes, ce qui constitue déjà une précieuse contribution. D’autres ouvrages, comme celui de Baumann ou le travail en préparation sur la ville de Fribourg, aspirent à présenter un aperçu quasiment exhaustif du paysage religieux de la ville étudiée.
C’est dans cette seconde catégorie que se situe le volume (en allemand) de Claude-Alain Humbert, Religionsführer Zürich, qui vient de paraître et a été présenté à un public nombreux à Zurich le soir du lundi 10 mai 2004.
Ce livre, qui compte pas moins de 600 pages, contient des notices sur 370 groupes religieux et spirituels actifs en ville de Zurich! Cela donne une idée du considérable travail de recherche ainsi réalisé par un seul auteur. C'est d'ailleurs souvent l'enthousiasme d'un enquêteur persévérant qui se trouve à l'origine de telles initiatives.
Le livre est bien plus qu’une simple liste d’adresses et mérite son titre de “guide” (Führer). Chaque notice présente brièvement les croyances et l’histoire du groupe, retrace son implantation et ses activités actuelles à Zurich, puis indique des références bibliographiques ainsi que des adresses de contact et les heures et lieux de réunion. Sans négliger l’URL d’un site Internet le cas échéant: nombre de groupes de toutes les catégories ont un site, à l'image de l'utilisation croissante de l'outil Internet dans la population suisse.
L'auteur s'efface largement derrière les groupes qu'il décrit, sans se mettre en scène. Même si les notices sont rédigées de façon sobre et impersonnelle, on devine que Claude-Alain Humbert a bel et bien assisté aux réunions du plus grand nombre des groupes qu’il décrit. Cela lui permet également d’offrir dans de nombreux cas une évaluation statistique objective de la présence du groupe à Zurich, à travers des indications sur le nombre moyen de participants aux réunions.
A l’instar d’autres auteurs, Claude-Alain Humbert a choisi de subdiviser le livre en familles spirituelles plutôt que de choisir la voie d’un répertoire alphabétique. Il a repris les subdivisions adoptées dans son manuel des groupes religieux dans l’espace germanophone par feu le pasteur Oswald Egenberger (1923-2003), qui résidait également à Zurich et à l’égard duquel Claude-Alain Humbert reconnaît volontiers sa dette: c’est la découverte du répertoire d’Eggenberger qui avait, à l’origine, fasciné Humbert et l’avait motivé à commencer d’explorer la diversité des groupes religieux de la région. Rappelons qu’Oswald Eggenberger, pasteur protestant, avait publié des années 1960 aux années 1990 plusieurs éditions de son répertoire, qui a maintenant été repris - avec des accents en partie différents - par une équipe sous la direction de Georg Schmid, qui a publié en 2003 une nouvelle édition, Kirchen, Sekten, Religionen, dont Religioscope avait rendu compte.
A la différence du répertoire d’Eggenberger, le propos de Claude-Alain Humbert n’est pas de fournir, à côté du panorama des groupes, des évaluations théologiques. Les quelques personnes qui l’ont reproché à Humbert lui intentent un faux procès. Son travail n’a pas pour but de “donner des notes” aux groupes religieux, comme l’a pertinemment souligné Christoph Peter Baumann dans l’allocution qu’il a prononcée à l’occasion du lancement du livre. L'objectif de Claude-Alain Humbert est de fournir une base documentaire, une sorte de recensement de la variété religieuse présente dans la plus grande ville de la Suisse.
En même temps, comme nous l’avons déjà relevé, c’est plus qu’une simple liste, plus qu'un annuaire ou des "pages jaunes": chaque groupe présenté a droit à une description, qui peut aller d’une colonne à quelques pages, et présente différents aspects à la fois locaux et globaux du groupe de façon sereine, non polémique.
Dans la partie consacrée au catholicisme, Claude-Alain Humbert ne se borne pas à une notice sur l’Eglise catholique romaine. Il propose des notices individuelles sur les différents ordres religieux et autres communautés actives dans le cadre du catholicisme, ce qui offre assurément une vision plus exacte de la diversité et de la réalité du catholicisme qu’une simple description générale. La description des groupes catholiques couvre quelque 80 pages, incluant également des groupes aux antipodes les uns des autres: les “communautés de base”, inspirées par la “théologie de la libération”, y côtoient des groupes traditionalistes, mais fidèles à Rome, tels qu’Una Voce ou le mouvement Pro Ecclesia.
Zurich étant une ville de tradition protestante, différents groupes dans l’orbite de l’Eglise réformée ont également droit à des notices. Cela va jusqu’à des notices inattendues, par exemple sur une association de policiers chrétiens (Christliche Polizei Vereinigung)!
A découvrir aussi, de nombreuses notices sur des groupes évangéliques et autres communautés issues du protestantisme. Le lecteur est par exemple reconnaissant à Humbert de lui permettre de s’y retrouver dans les différents subdivisions du darbysme (Assemblées de frères). Car, comme l’a fait remarquer l’un des intervenants lors de la présentation du livre, un tel répertoire fait aussi apparaître la fissiparité des communautés religieuse, malgré l’aspiration de principe à l’unité qu’elles expriment souvent.
Le livre couvre bien entendu également les différentes communautés séparées des courants principaux du christianisme: groupes millénaristes, nouvelles révélations, etc.
Il passe ensuite aux groupes non chrétiens - sans oublier d’ailleurs au passage quelques notices sur des associations de libres penseurs ou d’athées. Courants issus de la Société théosophique (à commencer par l’anthroposophie, dont la présence est importante en Suisse), rosicruciens, croyants à des messages apportés par des extraterrestres, sont successivement décrits.
Le volume poursuit avec les grandes traditions extrachrétiennes. L’islam manifeste ainsi sa présence, sous la forme de plusieurs associations (près d’une quinzaine recensées), souvent liées aux origines ethniques de ses membres, mais aussi une association de convertis à l’islam - qui éprouvent le besoin de se retrouver entre eux - et différents groupes soufis - sans oublier les chiites.
Le panorama continue avec les différentes tendances du bouddhisme, les groupes issus de l’hindouisme, etc. Remarquons au passage, parmi les groupes ayant un lien plus ou moins lâche avec un héritage indien, un nombre croissant de “gourous blancs”, de “maîtres occidentaux dans des traditions orientales” (pour reprendre une expression d’Andrew Rawlinson dans son Book of Enlightened Masters: Western Teachers in Eastern Traditions, 1997). Parmi eux, quelques Suisses devenus des gourous: par exemple MamaPá (Heinz-Peter Heer, née en 1951) ou Jakananda (Daniel Jenni, né en 1964).
Le livre se termine sur des associations variées et qui ne pouvaient trouver place dans aucune autre section du classement choisi.
Exceptionnelle, cette diversité du paysage religieux zurichois? A notre avis, nullement. Elle reflète plutôt une situation que l’on trouverait - avec des variantes - dans la plupart des grandes villes européennes. Pour autant, cette variété ne doit pas donner l’impression d’un raz-de-marée: diversification, certes, mais bien des groupes ne paraissent pas avoir connu une croissance considérable au cours des vingt ou trente dernières années, et plusieurs - recensés dans le courant de l’enquête - n’existaient plus à la fin de celle-ci. C’est donc d’un paysage religieux en continuelle mutation qu’il s’agit.
Il ne fait guère de doute que certaines catégories sont appelées à croître: ainsi, Claude-Alain Humbert n’a pour l’instant recensé qu’une seule Eglise africaine, et tout autorise à penser que d’autres prendront pied à Zurich au cours des prochaines années (d’autres villes de la Suisse, moins peuplées, comptent déjà plus de communautés africaines). Nul doute que le nombre de maîtres (occidentaux ou non) dans des traditions orientales va continuer de croître: au décès de plus d’un maître vivant actuellement, il est possible que certains de ses disciples se répartissent entre plusieurs gourous ou se tournent vers d’autres maîtres. Un exemple - certes extrême, et donnant naissance à des mouvances assez peu structurées - est la prolifération d’”êtres illuminés” apparus dans le sillage du défunt Osho (Rajneesh, 1931-1990).
De même, dans le milieu évangélique, il est très probable que de nouveaux groupes apparaîtront périodiquement, autour de nouveaux mouvements de “réveil”. Ainsi, la section consacrée aux Eglises pentecôtistes compte une vingtaine de notices (dont deux sur des groupes dissouts entre le début et la fin de l’enquête): quelques-uns d’entre eux ont plusieurs décennies d’existence, mais plusieurs autres sont apparus dans les années 1980 et 1990. Il n’y a aucune raison pour que ce constant renouvellement s’interrompe, et la remarque ne s’applique pas uniquement à cette catégorie de groupes.
Remarquons aussi que, à de rares exceptions près, seules les communautés traditionnelles du pays (grandes Eglises chrétiennes, juifs et quelques Eglises libres) s’inscrivent extérieurement dans le paysage de la ville, à travers des bâtiments qui signalent visiblement leur présence. Pour les autres, c’est une variété religieuse en bonne
partie invisible aux passants (locaux anonymes, dans un immeuble, parfois en étage) que révèle le livre de Claude-Alain Humbert. C’est l’un de ses mérites de la faire découvrir, permettant ainsi de prendre conscience d’une étonnante géographie du sacré insoupçonnée dans une ville européenne.
Jean-François Mayer
Claude-Alain Humbert, Religionsführer Zürich, Zurich, Orell Füssli Verlag, 2004, 606 p. (en cliquant sur le lien, vous accéderez à la page vous permettant de commander ce livre chez Amazon.de).