Depuis la guerre du Kosovo en 1998-1999 et l’instauration d’un protectorat international sur la province, une “question albanaise” traverse tous les Balkans, alimentant la crainte de nouveaux conflits en Macédoine, dans la vallée de Presevo au sud de la Serbie, voire au Monténégro et en Grèce. L’aire de peuplement albanais déborde en effet largement des frontières de la République d’Albanie, fixées par les grandes puissances en 1913, et les nationalistes albanais croient volontiers que l’heure d’une “revanche historique” a sonné pour leur peuple.
Dans la nébuleuse des mouvements nationalistes albanais, les facteurs religieux ne semblent jouer qu’un rôle secondaire. Tous les Albanais répètent en effet volontiers la fameuse devise héritée des nationalistes du début du XXe siècle: “la religion des Albanais, c’est l’albanité”. En raison de la cohabitation de trois confessions – l’islam, le christianisme orthodoxe et catholique[1] – le monde albanais serait naturellement enclin à la tolérance, et l’appartenance confessionnelle ne jouerait pas le rôle identitaire majeur qu’elle occupe, par exemple, chez des peuples orthodoxes comme les Serbes ou les Roumains. Ces lieux communs de l’idéologie nationale albanaise méritent d’être passés en revue, à l’heure où les militants de l’islam radical, minoritaires, discrets mais opiniâtres, prennent pied dans le monde albanais.
Conflit de générations en Albanie
Début janvier 2003, le meurtre de l’imam Salih Tivari a secoué la communauté musulmane d’Albanie. Cet imam, connu pour ses positions modérées, assumait les fonctions de secrétaire général de la communauté islamique d’Albanie[2]. Un an après le crime, on ne sait toujours pas si cet assassinat s’expliquait par d’éventuelles malversations financières dans lesquelles l’imam aurait pu tremper du fait de sa fonction, ou par le conflit désormais ouvert entre modérés et radicaux au sein de l’islam albanais.
En 1967, l’Albanie stalinienne d’Enver Hoxha interdit toute pratique religieuse, abattant une lourde répression sur les responsables des trois confessions du pays. Depuis une douzaine d’années, ces trois communautés essayent péniblement de se reconstruire.
La répression a eu des conséquences particulièrement graves pour les derviches bektashis. Cet ordre mystique, qui prône une lecture très libre du Coran et de la tradition musulmane (parlant de “lecture verticale” du Texte sacré, au lieu d’une approche littérale) s’est développé chez les Janissaires de l’Empire ottoman. Il a progressivement assumé le caractère d’une “quatrième confession” albanaise. En effet, la plupart des théoriciens et des acteurs de l’émergence du nationalisme albanais, au tournant des XIXe et du XXe siècles, étaient bektashis. De surcroît, après l’instauration d’une République laïque en Turquie par Atatürk, les ordres de derviches ont été bannis du pays. Les bektashis disposent d’une organisation très centralisée, qui a dû, alors, se replier en Albanie, Tirana devenant la capitale mondiale de l’ordre.
Cette organisation a été totalement détruite par la répression communiste et, depuis le début des années 1990, l’ordre essaie de se reconstruire et de rénover les teqe, les tombeaux des saints hommes auxquels les bektashis accordent des pouvoirs d’intercession, souvent établis en pleine nature, au sommet des montagnes.
Comme la plupart des derviches, les bektashis se défendent d’appartenir au monde chi’ite, mais ils prônent une lecture de l’histoire de l’islam qui les rattache à la tradition chi’ite, exaltant notamment le rôle d’Ali, le gendre du Prophète, tué à la bataille de Kerbala. En conséquence, depuis le début des années 1990, l’Iran n’a pas mégoté son aide à la reconstruction du bektashisme en Albanie. Naturellement, cette aide fournie par Téhéran a pour corollaire un “réalignement” des Bektashis albanais sur le chi’isme tel qu’il est conçu en Iran. Cette inflexion idéologique est facilitée par la destruction des cadres idéologiques et intellectuels du bektashisme d’Albanie.
Traditionnellement, les Bektashis étaient surtout implantés dans le sud de l’Albanie, tant que le nord du pays était de tradition sunnite. Les sunnites de la Communauté islamique d’Albanie ont, eux aussi, largement fait appel aux aides étrangères pour se reconstruire. Des fondations venant du Golfe Persique financent généreusement la construction de nouvelles mosquées, tandis que des étudiants albanais sont accueillis dans des centres de formation du monde arabe. En revenant au pays, ces jeunes prosélytes cherchent à imposer une vision rigoriste de l’islam, tout à fait différente de la tradition de l’islam balkanique.
Sali Berisha, Président de la République de 1992 à 1997, avait également fait adhérer le pays à l’Organisation de la Conférence islamique, et les subsides venant du monde arabo-musulman ont afflué sur le pays. Bashkim Gazidede fut l’homme clé de ce “tournant islamique” du régime. Premier président de l’Association des intellectuels musulmans Kultura Islame, il accède à la direction des services secrets au printemps 1992. Lié aux services secrets iraniens et arabes, il devient le bras droit du Président et l’éminence grise d’un régime de plus en plus autoritaire. Durant la guerre civile de 1997, il fut même nommé à la tête du comité d’état d’urgence. Alors que l’Armée disparaît et que l’État s’effondre, les milices de partisans de Sali Berisha, venus du nord du pays, ravagent Tirana, et Bashkim Gazidede n’hésite pas à utiliser les armes lourdes contre la population révoltée du sud du pays. Il n’attendit pas la chute du régime et le retour au pouvoir du Parti socialiste pour prendre la fuite, et vivrait aujourd’hui en Syrie.
Prosélytisme au Kosovo
Le conflit des anciens et des modernes au sein des cadres des communautés musulmanes est tout aussi vivace au Kosovo.L’ancienne Yougoslavie socialiste ne pratiquait pas de politique anti-religieuse comparable à celle de l’Albanie stalinienne. Dans l’immédiat après-guerre, les communistes yougoslaves ont lutté contre le port du voile, mais très vite, le régime titiste, cultivant de bonnes relations avec le monde arabe par le biais du Mouvement des Non-Alignés, a accordé une très large tolérance à l’islam.
Cet islam yougoslave était centré autour de l’Université de théologie islamique de Sarajevo, qui a formé des générations d’imams selon le rite hanéfite, en vigueur dans tout le monde ottoman. Désormais, les jeunes imams du Kosovo sont formés dans les pays du Golfe. À la différence idéologique se rajoute donc une relation différente à l’espace régional: les imams qui ont été formés à Sarajevo maîtrisent le serbo-croate, et ont conservé une expérience positive de l’ancienne Yougoslavie, ce qui n’est pas le cas des plus jeunes générations.
Vucitrn est une petite ville située à mi-chemin entre Mitrovica et Pristina, la capitale du Kosovo. Cette ville que les Albanais appellent aujourd’hui Vushtrri est connue dans les documents turcs sous le nom de Vuçitërn. Elle a longtemps été la capitale du Sandjak du Kosovo (province administrative de l’Empire ottoman). De ce passé glorieux, Vucitrn conserve quelques bâtiments qui tombent en ruine faute d’entretien, notamment un très vieux hammam. Par contre, la mosquée du centre de la ville a été entièrement rasée par les forces serbes durant la guerre du printemps 1999. À sa place, la compagnie suisso-albanaise Mabetex reconstruit une mosquée, financée par une fondation saoudienne. Le nouvel édifice, surmonté d’un immense dôme doré, obéira aux nouveaux critères esthétiques imposés par les pays du Golfe, sans plus rien de commun avec le style ottoman traditionnel.
Après l’instauration du protectorat international sur le Kosovo, en juin 1999, Vucitrn était devenu le quartier général du bataillon militaire des Émirats arabes unis. Les troupes émiratis ont cependant quitté précipitamment le Kosovo quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001, en laissant pour seule trace de leur passage un grand jardin public refait à neuf et rebaptisé “Parc des Émirats”.
Les Émiratis se sont peu mêlés à la population locale, mais ils fréquentaient parfois une des deux mosquées restées intactes. Cette mosquée est toujours le point de rendez-vous de quelques dizaines de jeunes Albanais, qui arborent ostensiblement la barbe des nouveaux convertis. Le chef de la communauté islamique locale, l’imam Ferhat Gërguri a été formé à l’Université de théologie islamique de Sarajevo, au temps de la Yougoslavie unie. Prudent, il explique que “la barbe pour les hommes, le voile pour les femmes sont les prescriptions de notre religion”, mais sans cacher sa méfiance face aux jeunes zélotes. Par contre, son adjoint, le jeune imam Sadik Hasani a achevé ses études de théologie en Jordanie, dans les années 1990. “Tous les jeunes imams de ma génération ont été formés dans le monde arabe”, reconnaît-il. Il est devenu le maître à penser des jeunes Albanais de la ville qui affichent une pratique militante de la religion. La “jeune garde”, dont Sadik Hasani est un bon représentant, aura tôt fait de remplacer les cadres vieillissants d’un islam “yougoslave” longtemps favorisé par le régime communiste en contrepartie de sa grande modération politique.
Le conflit entre les communautés islamiques locales et les généreuses fondations venues du Golfe persique a été particulièrement violent dans la ville de Djakovica, dans l’ouest du Kosovo. La mosquée Hagun Aga se dresse au milieu d’un champ de ruine, dans le centre de la ville. Durant les bombardements de l’OTAN, au printemps 1999, les forces serbes ont abattu le minaret de cet édifice du XVe siècle, mais la bibliothèque islamique qui jouxtait la mosquée a été détruite en janvier 2000. Des organisations islamistes venues de pays du Golfe persique avait entrepris une vaste “ rénovation” du complexe religieux, s’attaquant d’abord à cet édifice. La mosquée Hagun Aga est en effet décorée de fresques aux thèmes figuratifs évoquant Istanbul. Un sacrilège pour les tenants de l’islam wahhabite, pour qui les murs des édifices religieux doivent être uniformément blancs. La mobilisation des fidèles, soutenus par l’administration locale des Nations unies, a réussi à bloquer les projets de “rénovation” inspirés par une conception de l’islam tout à fait extérieure à la tradition balkanique. Les quatorze mosquées de Djakovica ont ainsi été sauvées, au moins pour un temps, mais dans tout le Kosovo, des dizaines de mosquées ont déjà été détruites ou “rénovées” par des prosélytes venus du monde arabe.
Ces quelques exemples révèlent à la fois les efforts missionnaires déployés par des fondations et quelques militants venus du monde arabe, et la résistance passive que leur oppose la majorité de la population albanaise du Kosovo, qui demeure peu attirée par l’islam radical que défendent ces prosélytes. Il importe aussi de souligner que le Mission des Nations Unies au Kosovo (MINUK), en charge de l’administration du territoire, semble avoir longtemps sous-estimé la menace. À la sortie de Pristina, un vaste terrain vague entouré de barbelés porte depuis trois ans des panneaux annonçant la construction d’un “Centre culturel Roi Fahad”. Le projet devait inclure une bibliothèque, des bâtiments culturels et une mosquée. La MINUK avait donné son accord à la construction au début de l’année 2001, mais depuis les attentats du 11 septembre, le début du chantier est suspendu sine die…
Les derviches, une barrière aux influences radicales?
L’influence des ordres de derviches au Kosovo pourrait représenter une barrière supplémentaire à l’islam radical. Autour de ces ordres, se sont effet développées des pratiques de piété souvent syncrétistes: le rôle reconnu à l’intercession des saints hommes derviches a ainsi permis des “fusions” originales avec des saints du calendrier chrétien, catholique ou orthodoxe[3]. Ces pratiques disposent d’une assise d’autant plus large au Kosovo que le phénomène de conversion à l’islam a été très tardif. Aux XVIIIe et XIXe siècles encore, des villages albanais entiers abandonnent le catholicisme pour l’islam, essentiellement pour des raisons fiscales. Dans ces conditions, l’islam est loin de disposer au Kosovo de la vieille et solide tradition intellectuelle de l’islam bosniaque.
Les prosélytes d’inspiration wahhabites sont en guerre ouverte avec la mystique soufie des ordres de derviches. Durant la guerre de Bosnie, cet antagonisme a failli provoquer de sérieux désordres dans les unités de combattants musulmans volontaires.
Cependant, les ordres derviches sont en décadence. Dans certains “bastions” derviches, comme la ville de Djakovica, des tarikat comme la Sa’adi gardent un grand prestige, lié à la personnalité de sheh prestigieux, comme Sheh Ruzhdi, le chef actuel de la Sa’adi au Kosovo. Cet ordre propose des pratiques de piété impressionnantes: lors du fikr – prière rituelle – et des grandes cérémonies, comme Hashure, qui commémore la bataille de Kerbala, les derviches de cet ordre entrent en transe et se plantent dans la chair de longues aiguilles ou des couteaux, sans qu’aucune trace de sang n’apparaisse. Cette tradition derviche radicale est transmise dans quelques familles, mais exclut toute pratique de prosélytisme. Au Kosovo, on naît derviche, on ne le devient, et les fidèles sont en voie de raréfaction permanente.
Les structures de l’islam sunnite développent de surcroît une forte propagande contre ces ordres, accusés de toutes les pratiques immorales possibles et imaginables. Le discours politiquement modéré de personnalités comme le Sheh Ruzhdi, qui s’exprime volontiers en langue serbe et dénonce les excès du nationalisme albanais, contribue encore à une marginalisation du crédit social accordé à ces ordres.
L’islam albanais a souvent été défini comme un islam de derviches,mais cette réalité appartient à un passé désormais révolu. Le revival religieux qui se fait indéniablement sentir dans le monde albanais ne bénéficie pas en priorité aux ordres derviches.
Du côté des guérillas: Staline ou le Prophète?
La présence de mujahidin venus du monde arabo-musulman a été parfois avancée au Kosovo, notamment par la propagande serbe, mais aucune preuve convaincante n’a jamais été apportée. Les rumeurs évoquant, en 2001, la présence de camps islamistes dans la région de Kosovska Vitina, dans le sud du Kosovo, en secteur militaire américain, paraissent relever de la désinformation, même s’il est vrai que cette région constitue le carrefour de tous les trafics ainsi que des mouvements de guérilla albanais dans le sud de la Serbie et en Macédoine. Cependant, des liens auraient pu se tisser, à la fin des années 1990, entre les militants nationalistes et certains groupes islamistes, notamment pour la fourniture d’armes. Par ailleurs, la présence de camps d’entraînements et de bases de mouvements islamistes radicaux a été évoquée dans les montagnes du nord de l’Albanie. L’UCK disposait également, de manière bien attestée, de camps d’entraînement dans cette région, qui échappe largement à tout contrôle du pouvoir central de Tirana. Des collaborations logistiques ponctuelles auraient donc pu se produire.
Les organisations de guérilla apparues au Kosovo puis dans le sud de la Serbie et en Macédoine se raccrochent à une tradition politique bien éloignée de l’islam. L’Armée de libération du Kosovo (UCK) a été mise sur pied par des militants radicaux, souvent installés en Suisse, issus du Mouvement populaire du Kosovo (LPK), un groupuscule d’obédience “envériste”, c’est-à-dire fidèle au marxime-léninisme version Enver Hoxha. Les autres mouvements de guérilla apparus dans le sud de la Serbie (UCPMB) et en Macédoine (UCK-M) dérivent de cette même souche idéologique. Ces mouvements sont donc fort peu réceptifs à l’islamisme radical, comme de manière générale à la religion musulmane.
La nouvelle guérilla de l’Armée nationale albanaise (AKSH), qui a revendiqué des attentats sporadiques au Kosovo, dans la vallée de Presevo et en Macédoine tout au long de l’année 2003, est une nébuleuse difficile à cerner. Des “commandants de village” de l’UCK de Macédoine, souvent impliqués dans le trafic de drogue,exclus de la loi d’amnistie votée fin 2001, semble utiliser le label AKSH pour justifier leurs trafics. Le porte-parole de la guérilla, Idajet Beqiri, un ancien agent des services secrets d’Enver Hoxha, réside dans la région de Liège, en Belgique, tandis que des réseaux de financement semblent être basés en Suisse, dans le canton de Saint Gall. L’état-major de la guérilla est dirigé par le “général” Vigan Gradica. De son vrai nom Spiro Butko, c’est un ancien officier de l’armée albanaise, issu d’une famille de tradition orthodoxe du sud de l’Albanie. Aucun lien idéologique “naturel” ne paraît donc possible avec l’islam radical.
Depuis la fin de la guerre de Bosnie, les militants de l’islam radical sont devenus beaucoup plus discrets dans les Balkans. Les “villages islamiques” de Bosnie centrale avaient disparu avant même les attentats du 11 septembre. L’intérêt des Balkans est tout autre. La région permet d’établir des bases discrètes aux portes de l’Union européenne. Plusieurs milliers d’anciens combattants de la brigade El Mujahid et du VIIe Corps de l’Armée bosniaque, venus du monde arabo-musulman, ont ainsi reçu, après la guerre, un passeport de Bosnie-Herzégovine, et certains résident toujours dans ce pays.
Si la greffe islamiste n’a pas pris à la faveur de la guerre, pas plus au Kosovo qu’en Bosnie, les militants ont aujourd’hui choisi une stratégie de long terme, privilégiant une prise de contrôle des structures officielles des communautés musulmanes, et notamment des centres de formation. En Bosnie, la mainmise des éléments radicaux sur l’Université de théologie islamique de Sarajevo et les différentes medrese du pays est désormais totale. Il en va de même dans le monde albanais.
Récemment, une vive polémique a éclaté au Kosovo. La communauté albanaise a pris l’initiative de recueillir des signatures en faveur de l’introduction de cours d’instruction islamique à l’école. Les Nations Unies regardent avec d’autant plus de méfiance cette initiative qu’à aucun moment n’a été envisagée la possibilité d’introduire des cours similaires pour les écoliers serbes orthodoxes, ni même pour les jeunes Albanais catholiques, alors que les catholiques représentent à peu près 5% de la population albanaise du Kosovo[4]. De plus, si cette proposition finissait par aboutir, on ignore bien qui pourrait assumer cet enseignement, car la communauté musulmane manque encore de cadres en nombre suffisant, à mois d’assurer une formation rapide et radicale à un grand nombre de nouveaux convertis…
Macédoine: islam et combat national
La Macédoine offre un terrain idéal pour cette réislamisation en profondeur. Les Albanais de ce pays (25% de la population totale) se caractérisent de longue date par une pratique religieuse beaucoup plus forte que celle de leurs conationaux du Kosovo ou d’Albanie. Toutes les structures de la société albanaise de Macédoine restent beaucoup plus traditionnelles[5] (forte ruralité, faible niveau d’emploi des femmes, etc).
Dans ce pays, de surcroît, alors que les Turcs, les Rroms et les Torbesi[6] sont également de confession islamique (réunies, ces trois communautés représentent environ 10% de la population totale) les Albanais contrôlent désormais presque toutes les structures de la communauté musulmane, qu’ils utilisent pour imposer une “albanisation” du culte musulman. La religion devient donc un vecteur d’assimilation forcée des petites communautés musulmanes minoritaires. Cette stratégie permet de réunir, enfin, militants de la cause nationale et de la réislamisation des sociétés balkaniques.
Dans les diasporas albanaises en Europe occidentale, les Albanais de Macédoine se distinguent aussi par leur plus grande piété. En Suisse, les deux mosquées “albanaises” de Zurich sont principalement fréquentée par des ressortissants de Macédoine, et quelques imams formés à la tradition wahhabite d’Arabie saoudite ont pu prendre pied dans les communauté albanaises de Macédoine.
Combat national ou revival religieux?
Les nationalistes albanais des Balkans croient vivre le moment d’une grande “revanche sur l’histoire”. La lutte nationale qui mobilise très largement toutes les communautés albanaises de l’ancienne Yougoslavie fait passer au second plan les paramètres religieux. Cependant, si le rêve de “Grande Albanie” se soldait par un échec, le risque serait que l’islam devienne une idéologie de substitution au nationalisme pour les populations albanaises du Kosovo, de Macédoine et d’Albanie, toujours davantage paupérisées.
Après celui des guérillas nationalistes formées au moule idéologique du stalinisme, les militants de l’islam radical sont bien convaincus que leur temps doit venir. Pour cela, ils investissent patiemment les structures des communautés islamiques en cours de reconstruction.
Dans l’absolu, les ordres de derviches, qui jouissent traditionnellement d’une très forte influence dans le monde albanais, pourraient représenter un barrage aux influences de l’islam wahhabites. Mais ces ordres souffrent d’un manque de cadres et d’une dévitalisation idéologique qui, comme dans le cas des Bektashis d’Albanie, peut les rendre sensibles à d’autres influences, comme celles venues de l’Iran. De toute façon, ce n’est guère vers ces ordres que se tournent désormais les jeunes Albanais en quête d’un idéal religieux.
Jean-Arnault Dérens
Notes
[1] D’après le recensement italien de 1941, l’Albanie comptait 70% de musulmans, 20% d’orthodoxes, établis dans le sud du pays, et 10% de catholiques, dans le nord. Au Kosovo, on compte environ 5% d’Albanais catholiques, les autres étant musulmans, ainsi que la quasi-totalité des Albanais de Macédoine, à l’exception de quelques familles catholiques à Skopje et de quelques villages orthodoxes dans la région de Struga, près du lac d’Ohrid.
[2] Lire “Albanie: le meurtre d’un imam révèle les divisions de la communauté musulmane”, http://www.balkans.eu.org/article2243.html
[3] Lire Ger Duijzings, Religion and the Politics of Identity in Kosovo, London, Hurst, 2000.
[4] Lire “ Kosovo: polémiques autour de l’enseignement islamique à l’école”, http://www.balkans.eu.org/article3134.html
[5] Sur ce point, lire Michel Roux, Les Albanais de Yougoslavie. Minorité nationale, territoire et développement, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1992.
[6] Des populations slaves de confession musulmane, officiellement appelés Macédoniens musulmans.
Des dossiers complets sur les pays concernés:
http://www.balkans.eu.org/albanie
http://www.balkans.eu.org/kosovo
http://www.balkans.eu.org/macedoine
© 2004 Jean-Arnault Dérens