De quand date votre vocation missionnaire?
Très jeune, j’ai ressenti l’appel dans mon cœur, le désir de participer au travail missionnaire. A 14 ans, il était clair dans ma tête que je deviendrais un jour évêque. C’était le seul but de ma vie, ce que je répondais quand on me demandait ce que je voulais faire quand je serais grand. Cela a été confirmé par mon père spirituel, l’un des derniers saints de la Grèce, bien que pas encore canonisé, le père Amphiloque de Patmos. Il a prophétisé à propos de mon ordination. Quand j’avais 15 ans, il a dit à la mère abbesse du monastère de Kalymnos: «Un jour, tout le monde va venir baiser la main de cet enfant.» Quand j’ai été ordonné évêque dans cette même île de Kalymnos, plus de 14.000 personnes sont venues à mon ordination. A l’école déjà, mes professeurs et mes camarades de classe ne m’appelaient pas par mon nom, mais «Père».
Le monachisme était donc une voie «naturelle»…
Je suis devenu moine en 1975, diacre en 1980 et prêtre en 1983. Je suis resté moine pendant onze ans au monastère Saint-Panteleimon de Kalymnos; c’est de là que vient mon nom. Pour moi, le monachisme a été une période de préparation. Le but de la vie monastique – c’est comme cela que je la vois – est de se préparer à retourner dans le monde pour aider les autres. À Kalymnos, notre monastère était très engagé dans le travail missionnaire au Zaïre.
Spirituellement, l’un des moments clés de votre vie est votre grave maladie au milieu des années 90…
Effectivement. J’ai eu un cancer qui m’a pour ainsi dire paralysé pendant deux ans (janvier 85-juillet 86). Je n’avais plus aucune sensation, rien. Je ne pouvais plus bouger. J’étais soigné dans le meilleur hôpital d’Athènes, avec les meilleurs spécialistes. Les métastases s’étaient répandues dans toutes les parties du corps. J’ai eu tous les traitements possibles et imaginables, les plus sophistiqués et les plus forts, mais sans résultat. Les professeurs ont donc décidé de tout arrêter et de me laisser mourir en paix. Du point de vue médical, il n’y avait plus aucun espoir. Mon évêque et les prêtres locaux discutaient déjà les modalités de mes funérailles.
Mais la grâce de Dieu agit là où les pouvoirs humains cessent. Cela faisait un mois que j’étais alité, avec plus de 42oC de fièvre. Les médecins ne me donnaient plus que deux jours à vivre quand, d’une manière miraculeuse – par l’intermédiaire de la Mère de Dieu – j’ai été guéri. En une nuit, la température est complètement tombée, et j’ai pu retrouver une certaine mobilité. Les médecins m’ont examiné: plus aucune trace de cancer. De fait, deux semaines avant que je ne tombe malade, alors que j’étais en pleine forme, ma sœur a vu en rêve la Mère de Dieu en infirmière, qui me tenait dans ses bras, en disant: «Votre frère est mourant, mais je vais le guérir. Il lui faudra deux ans pour pouvoir se remettre sur pied, mais il marchera.» C’était un signe et une confirmation que la Mère de Dieu allait accomplir un miracle pour moi.
C’est alors que vous partez pour l’Afrique?
Après ma maladie, j’ai eu la chance de pouvoir rejoindre le Patriarcat grec-orthodoxe d’Alexandrie et de toute l’Afrique. Je suis retourné en Afrique du Sud – à Johannesbourg, puis au Cap – où j’avais déjà été prêtre et prédicateur d’une communauté grecque entre 1987 et 1993. Nous y avons fait un gros travail. Nous étions très bien organisés. Je m’occupais de cours, d’études bibliques en anglais et en grec que nous diffusions par cassettes vidéo et audio. En 1997, je suis allé à Alexandrie où j’ai été pendant deux ans vicaire patriarcal et directeur des services de presse. Enfin, le 18 janvier 2000, je suis arrivé à Accra, en qualité de premier évêque de ce diocèse. Il couvre onze pays, ce qui est un défi énorme pour la diffusion de l’Orthodoxie: Ghana, Côte d’Ivoire, Mali, Burkina Faso, Sierra Leone, Guinée, Liberia, Guinée-Bissau, Cap Vert, Sénégal, Gambie. Pour l’instant, nous ne sommes présents qu’au Ghana et avons une paroisse à Abidjan, qui a démarré en mars 2002. Dans quelque temps, j’envisage d’aller dans les pays anglophones comme la Gambie et la Guinée, plus faciles pour moi à cause de la langue.
Pourtant vous êtes allés en Côte d’Ivoire, pays francophone. Pourquoi?
L’histoire de la Côte d’Ivoire est symptomatique de la manière dont je conçois la mission. Depuis des mois, je ressentais un appel intérieur à aller à Abidjan. C’était d’une certaine manière – sur un plan rationnel – absurde, car nous ne connaissions absolument personne, n’avions aucun point de chute. Mais cet appel était si fort, si insistant que je ne pouvais même plus dormir. Finalement, nous sommes partis en voiture, avec mon chauffeur et mon assistante. Dix-huit heures de route. Un voyage infernal, dangereux et surtout épuisant.
Arrivés dans la capitale, nous nous sommes installés dans un hôtel et avons étudié l’annuaire téléphonique, à la recherche de noms à consonance grecque. Nous avons trouvé une personne qui nous a aidés à passer une annonce en français dans la presse locale, annonce indiquant qu’un évêque orthodoxe était de passage à Abidjan. Dix jours plus tard, rien ne s’était passé.
Alors que nous nous apprêtions à rentrer, nous avons reçu le téléphone d’un jeune homme nous informant qu’un groupe d’Ivoiriens cherchaient l’Orthodoxie. Nous les avons reçus, ils nous ont raconté comment, à la recherche de leurs racines chrétiennes, ils avaient conclu que l’Église orthodoxe était la seule vraie Église. Ils étaient déjà étonnamment bien formés, éduqués, et très sérieux. Nous avons testé leur sincérité. Nous avons fait une catéchèse accélérée, et peu après nous avons ordonné prêtre leur leader, le père Jérémie Sylvanus Pépin, qui s’est révélé être le fils spirituel du père orthodoxe Marc Do Behanzin, vicaire au Bénin de l’évêque Alandros (Nigeria).
Nous étions partis le 10 mars; le 24 mars, nous avons célébré la liturgie au domicile de Jérémie avec son groupe; les 6 et 7 avril, j’ai ordonné Jérémie diacre puis prêtre; le 10 avril, nous avons baptisé la communauté. Voilà comment la mission marche: il faut faire confiance à Dieu, attendre et répondre aux signes qu’Il nous donne. Nous ne devons pas faire ce que nous pensons, mais le laisser agir. C’est très simple.
Comment se développe l’Église orthodoxe au Ghana?
Elle est en pleine croissance. Quand j’ai été consacré évêque, l’œuvre missionnaire au Ghana était pour ainsi dire inconnue; moi-même je savais à peine ce qui se passait ici. Aujourd’hui, trois ans plus tard, avec les publications et articles que nous avons produits, ce travail est maintenant bien connu dans le monde orthodoxe. Il y a actuellement quelque 5000 orthodoxes dans ce pays, soit 2000 de plus que lorsque nous sommes arrivés. Tous des Africains, à l’exception d’une poignée de Grecs, quelques Russes et Libanais. Quand j’ai débarqué, il y avait 3 prêtres et un diacre; aujourd’hui, il y a 22 prêtres et quasiment autant d’églises, dont 7 en construction. De plus en plus de régions du Ghana sont intéressées à recevoir l’Orthodoxie. Pour vous donner une idée, 60% de la population – environ 20 millions d’habitants – est chrétienne, notamment des méthodistes, catholiques, anglicans, presbytériens et pentecôtistes.
Comment et où les prêtres sont-ils formés?
C’est moi qui m’en occupe. Je les forme, leur enseigne les bases de la foi, de la théologie, de l’histoire de l’Église. Il y a bien un séminaire à Nairobi (Kenya), fondé en son temps par l’archevêque Makarios III (Chypre), mais mon rêve est de créer un séminaire en Afrique de l’Ouest; je préfère investir l’argent ici plutôt qu’en billets d’avion pour envoyer des gens au Kenya.
Pardonnez-moi cette question qui vous paraîtra peut-être indiscrète, mais combien sont-ils payés?
Ils gagnent grosso modo 50 dollars par mois. Cela suffit pour s’en sortir, car la plupart sont des paysans qui travaillent la terre. De plus, le diocèse prend en charge les frais scolaires, les dépenses médicales, la sécurité sociale de la famille. Actuellement, je couvre les dépenses scolaires de 114 enfants, tous ceux du clergé et encore d’autres, de tous les niveaux jusqu’à l’université.
Avez-vous d’autres activités, à côté de l’ordination de prêtres et de la construction d’églises?
Quel est le sens du travail missionnaire? C’est la continuation du travail du Christ pour le salut de l’humanité. Or, le Christ prêchait la Parole de Dieu, mais en même temps Il guérissait (santé) et enseignait les gens (éducation). Si nous ne faisons pas tout cela, nous sommes dans le péché.
Ainsi, nous avons six écoles primaires et une école professionnelle – Saint Peter’s Business College à Larteh – où il est possible de recevoir une formation commerciale (secrétariat, etc.). Sauf pour cette dernière, où il faut payer un modeste écolage, toutes les écoles sont gratuites. Les familles qui le peuvent paient un petit quelque chose pour le repas de midi de leurs enfants. Il n’est pas nécessaire d’être orthodoxe pour accéder à nos écoles. Ce que nous offrons, comme tout le travail missionnaire, est d’abord un acte d’amour. Nous devons regarder et considérer tous les êtres, orthodoxes ou non, comme des enfants de Dieu.
À Larteh, nous construisons un nouveau centre de formation. Le but est de pouvoir offrir un parcours complet: primaire, secondaire, secondaire supérieur, école commerciale, et pourquoi pas un jour un institut de théologie. L’objectif est d’avoir un lieu où un enfant peut suivre tout un cursus dans un cadre orthodoxe, devenir ainsi un bon orthodoxe. J’ai une vision à long terme pour cette région. On a besoin d’un lieu, d’une base pour rayonner. Maintenant, tout est trop dispersé, éparpillé.
Nous avons également des activités médicales. Nous avons eu plusieurs équipes de médecins, venus de Rhodes – «Les docteurs du cœur» – pour visiter des villages et prodiguer des soins médicaux gratuits. La santé est l’un des gros problèmes de ce pays; chaque année plus d’un million d’enfants meurent de la malaria, de la lèpre ou d’autres maladies. Mon assistante, Evangelia, est infirmière de profession; elle travaillait comme assistante d’un chirurgien de l’œil.
Nous n’avons pas de dispensaire ou de clinique, pas encore. Mais quand nous recevons des médicaments, nous allons d’un endroit à l’autre – là où il n’y pas de médecin. Le prêtre local annonce notre arrivée, et nous nous installons sous un arbre ou dans un autre endroit approprié. Nous essayons de combiner consultations médicales, catéchèse et études bibliques. Evangelia consulte et distribue les médicaments que nous avons réussi à obtenir gratuitement de sociétés pharmaceutiques en Grèce. Le but est d’atteindre en priorité les gens qui sont trop pauvres pour aller chez le médecin. Nous sommes la seule Église du pays à dispenser des soins gratuitement.
Comment financez-vous toutes ces activités?
Les salaires du clergé sont payés par l’Orthodox Christian Mission Center (OCMC, USA) et l’Apostoliki Diakonia de l’Église de Grèce. Pour tout le reste, le fonctionnement du diocèse, les frais scolaires, etc., je dois collecter des fonds en Grèce. Le patriarcat ne me donne quasiment rien. Ce n’est pas facile. Surtout pour moi, avec ma pauvre santé, mes problèmes de mobilité. L’une des difficultés, c’est d’assurer la continuité; on ne peut pas faire des projets à moyen terme, car on ne sait jamais si on aura les moyens nécessaires. C’est très fatigant, car il faut aller chaque année en Grèce pendant plusieurs semaines. Il faut voyager dans le pays. À chaque endroit, il faut obtenir la bénédiction de l’évêque local, puis l’accord des prêtres, pour pouvoir parler du travail missionnaire dans les paroisses.
Les gens nous aident beaucoup. Je suis toujours étonné de leur générosité, qui se manifeste dans le nombre d’églises que nous sommes en train de construire et dans cette maison où nous sommes maintenant et où je vis, et qui n’existait pas il y a trois ans. Ils comprennent bien l’importance du travail que nous accomplissons. Malheureusement, il faut le dire, ce n’est pas toujours le cas du clergé. Les prêtres vivent souvent très repliés sur leur paroisse, avec un champ de vision réduit à leur petit pré carré et troupeau. Mais quid du commandement de Dieu d’aller faire des disciples de toutes les nations en les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit? Il y a là une carence, une attitude qui n’est pas juste, pas conforme à l’Évangile. C’est bien de prendre soin de sa paroisse, mais il faut élargir la conscience que l’on en a, acquérir le sens de l’Orthodoxie comme réalité universelle et cosmique. Une fois qu’on a couvert les besoins de saparoisse, que fait-on de l’argent qui reste?
Si l’Église et ses clercs se réveillaient, le travail missionnaire pourrait se répandre comme du feu, car nous pourrions y consacrer toute notre énergie plutôt que de devoir courir le pays comme des mendiants. Il suffirait par exemple que chaque paroisse de Grèce ou d’ailleurs, dans des pays nantis, décide de parrainer une paroisse dans un pays de mission pauvre. Cela serait déjà un pas énorme dans la bonne direction. Quelle paroisse ne peut donner 1000 euros par an pour soutenir une communauté, payer les frais scolaires d’un enfant? Si ce n’est pas possible, cela veut dire que quelque chose cloche.
Il est temps que les orthodoxes comprennent que la mission est le devoir de tous. Ce n’est pas seulement la responsabilité du patriarcat d’Alexandrie, de l’évêque local ou de certains fidèles, mais de tous les orthodoxes, clercs et laïcs, qui constituent le Corps du Christ.
Les défis de l’inculturation
L’un des grands défis est l’inculturation de l’Orthodoxie en Afrique, l’émergence d’une Orthodoxie authentiquement africaine…
Mais elle l’est! L’Église orthodoxe n’est pas étrangère à l’Afrique. Elle est même profondément africaine. Elle est, de fait, la vraie foi chrétienne africaine, la plus authentique, car son fondateur, saint Marc l’Evangéliste, est né en terre africaine et l’Église qu’il a établie au ier siècle à Alexandrie – la première en terre africaine ‑ est l’Église orthodoxe, laquelle est l’unique et originel Corps du Christ.
Selon la tradition de l’Église, saint Marc est en effet venu en 42 à Alexandrie. Il y a établi l’Église orthodoxe, dont il a été le premier évêque pendant 22 ans. Il est mort martyrisé dans les rue de la ville par une foule de païens et enterré dans un village voisin. Ses reliques ont été transportées en 828 à Venise par des marchants; depuis lors, il est considéré comme le saint protecteur de cette ville.
Malheureusement, à partir de 641, l’Église a été réduite en esclavage par les Ottomans et ce n’est qu’au XXe siècle qu’elle a pu recommencer à agir librement. À cause de cela, de certaines réalités historiques et situations politiques au fil des siècles, elle n’a pas pu se répandre comme elle aurait dû. Jusqu’en 1924, le titre officiel du patriarcat d’Alexandrie était seulement «pour tout le pays d’Egypte», mais pas «pour toute l’Afrique». Cela n’a été ajouté qu’après.
Cela dit, en même temps, du fait de cette «captivité», nous chrétiens orthodoxes avons la tête haute en Afrique. Car nous n’avons jamais été associés à des conquêtes coloniales. La Grèce n’a jamais conquis aucune nation africaine. L’Église orthodoxe n’a jamais été instrumentalisée dans ce sens. En l’an 2000, il y a eu un grand rassemblement de toutes les Églises chrétiennes à Accra. Toutes ont demandé pardon au peuple ghanéen et africain pour leurs abus, leur mauvaise instrumentalisation par les nations colonisatrices. Toutes sauf l’Église orthodoxe. C’est la seule à ne pas s’être excusée, car nous n’avions rien à nous reprocher.
Mais concrètement, aujourd’hui, au-delà de cette pétition de principe historique, comment voyez-vous cette question de l’inculturation?
La première chose est d’apprendre la langue et la culture des gens, pour pouvoir communiquer. Il faut traduire les textes des offices, sinon ils ne vont rien comprendre à la richesse de la liturgie et des sacrements. C’est la règle des conciles œcuméniques: la langue que les gens parlent est celle que l’Église doit utiliser pour répandre l’Évangile. Les grands évangélisateurs du monde slave, Cyrille et Méthode, sont même allés jusqu’à créer un alphabet. Voilà pourquoi la première chose que j’ai faite en arrivant au Ghana, a été d’apprendre quelques mots en twi pour pouvoir les utiliser dans la liturgie, et d’imprimer un recueil des principaux offices en langue locale.
Il faut du temps pour devenir un avec les gens, leur culture, leur façon de penser. Mais ce n’est qu’une des dimensions de l’approche missionnaire. Car c’est d’abord et surtout par la vie et l’exemple que se transmet la foi orthodoxe. C’est par sa vie spirituelle, sa sainteté personnelle que l’on attire et transmet. Il faut devenir comme un aimant. Il faut imiter le soleil qui rayonne partout et dans toutes les directions, sur toute la terre, qui embrasse tout le monde sans faire acception de personne. Nous devons rayonner par notre bon exemple, notre vie vertueuse, voir les autres comme nos frères et sœurs et non comme des étrangers, éviter de les offenser. Dans l’iconographie par exemple, il faut trouver des modes d’expression adaptés. Ainsi, on ne peut pas représenter Satan en noir, car ce serait blessant pour les gens; nous le peignons donc en rouge.
Comment voyez-vous l’intégration des coutumes locales et des pratiques culturelles africaines dans l’Orthodoxie en Afrique?
Dans le travail missionnaire, il ne faut pas avoir d’à priori. Il ne faut jamais partir avec des idées négatives. Comme le disent les Pères, il y a une semence de vérité dans chaque culture et nation. Il faut donc commencer par respecter la culture des autres, apprendre leurs traditions. C’est en nous voyant les respecter que les gens vont nous respecter à leur tour. Le but de l’Orthodoxie n’est pas détruire la culture des autres, mais de la régénérer en lui donnant de nouveaux symboles. On peut pour cela partir des symboles existants, faire comme Paul avec le «Dieu inconnu». Il y a en effet des coutumes que nous pouvons reprendre, des traditions sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour atteindre les gens et les amener à nous. Pour être un bon missionnaire, il faut être rusé comme le serpent: celui-ci est intelligent, car il sait user de sa tête, la bouger pour éviter de se faire écraser.
Cela dit, il faut du discernement. Car dans ces cultures locales, tout n’est pas bon à reprendre et utiliser. Ainsi, tout ce qui a un lien avec le paganisme, l’idolâtrie, doit être coupé, expurgé complètement, car cela appartient au péché. Il est exclu par exemple de participer à des libations dans un temple où l’on verse de l’alcool pour les ancêtres. Il faut nettoyer le terrain de tout ce qui touche aux idoles.
Concrètement, qu’avons-nous gardé ici, au Ghana? Nous avons autorisé les fidèles à chanter leurs chants locaux, jouer du tambour, danser dans l’église, mais après la liturgie. Quand nous arrivons dans un village, en tout premier lieu, nous allons saluer le chef en lui offrant une bouteille d’eau-de-vie. De même, quand nous avons une réunion, je me tiens au centre comme évêque, avec à ma gauche le chef du village et les anciens; les jeunes sont en face.
Dans cette perspective d’une Orthodoxie bien enracinée au Ghana et en Afrique en général, ne faudrait-il pas cesser de parler d’Église grecque-orthodoxe, comme cela figure partout?
C’est ainsi depuis 2000 ans. C’est une tradition. Le patriarcat d’Alexandrie est hellénophone. C’est la même chose à Jérusalem et à Antioche: le patriarcat est dit «grec-orthodoxe», même si la majorité des fidèles est arabophone. En fait, pendant longtemps, le Patriarcat d’Alexandrie s’appelait Patriarcat orthodoxe en Égypte. C’est le gouvernement grec qui, en 1935, l’a forcé à rajouter grec dans son nom. Ici, on parle généralement de l’Église orthodoxe au Ghana; dans les documents et sur les enseignes, on a gardé «grec» parce que l’on appartient au Patriarcat grec-orthodoxe d’Alexandrie et de toute l’Afrique.
Mais pourquoi faire flotter le drapeau grec à côté d’une église de village, comme nous l’avons vu à Odina-Oguaa? Quel peut être le sens d’un tel symbole national pour des Africains?
Non, non, c’est le drapeau du Patriarcat qui ressemble effectivement au drapeau grec, mais avec un insigne particulier au milieu.
Non, je vous assure, c’était bien le drapeau grec…
Alors, c’est parce que ce sont des Grecs qui ont fourni les fonds pour bâtir l’église. Par exemple, nous sommes actuellement en train de construire un église avec de l’argent reçu de Chypre. Pour honorer le donateur, nous mettrons le drapeau chypriote à côté du drapeau ghanéen. Nous ne le faisons donc pas dans un sens nationaliste.
On dit souvent que les Africains qui embrassent la foi chrétienne restent plus ou moins, quelque part, animistes dans l’âme.
Pas dans l’Église orthodoxe. Ici, pour pouvoir être baptisé, le nouveau fidèle doit s’engager à renoncer totalement aux croyances animistes, cesser de faire des sacrifices pour les ancêtres.
Etant donné le nombre de prêtres que vous avez ordonnés depuis votre arrivée, j’imagine que la constitution d’un clergé local est pour vous un élément important…
C’est la clé. L’œuvre des saints Cyrille et Méthode a été, de leur vivant, un échec. Leur succès est venu après eux, après leur mort. En quoi a-t-il consisté? En ce qu’ils ont ordonné 70 prêtres, des disciples qu’ils avaient bien préparés. C’est aussi ma vision, ma stratégie. Peu m’importe de construire des églises. La brique et les pierres ne sont pas essentielles. Ce qui m’intéresse, ce sont les pierres vivantes. Ma priorité c’est d’ordonner des prêtres bien formés, fidèles et obéissants. C’est à travers eux que se fera l’implantation orthodoxe en Afrique. Car nous ne sommes pas ghanéens, nous ne parlons pas la langue, nous serons toujours des étrangers.
A quand des évêques indigènes?
Actuellement, il y a deux évêques noirs dans l’Église orthodoxe en Afrique, en Ouganda et en Tanzanie. Ce n’est que lorsque l’Église orthodoxe sera devenue forte, nombreuse, bien ancrée, avec un clergé suffisant, que l’on pourra ordonner une hiérarchie locale. Je vous signale que le Patriarcat d’Alexandrie est le seul à avoir un synode multinational, avec des archevêques grecs, chypriotes, arabes et africain. Mon rêve, c’est effectivement qu’à l’avenir l’Église orthodoxe soit si bien répandue et installée en Afrique, si mûre théologiquement, ecclésiologiquement et administrativement, qu’on pourra avoir des évêques locaux.
Et des monastères?
Pour le moment, il n’y a qu’un monastère orthodoxe en Afrique noire, au Congo. L’un de mes projets est aussi de créer un monastère au Ghana. Un chef veut me donner une colline près de Kumasi, avec une grotte énorme. Mais à une condition: que je construise une église. Ce serait l’occasion de commencer un monastère, mais il faut pour cela que je trouve la bonne personne. Cela pourrait aussi être un lieu pour ma retraite.
Comment se déroule la vie orthodoxe dans les villages?
Les gens, qui se lèvent très tôt – vers 4h30-5h00 – vont très souvent à l’église le matin avant de partir aux champs; on célèbre les matines ou on lit les heures. Deux à trois fois par semaine, mais chaque jour pendant le Carême, il y a aussi quelque chose le soir, après le travail: un office, une prière, des réunions de jeunes, de femmes, du chœur, du conseil de paroisse. C’est souvent l’occasion de faire de la catéchèse, de donner un enseignement sur tel ou tel aspect de la vie spirituelle et ecclésiale.
Il y a des groupes de femmes et de jeunes quasiment dans chaque paroisse. En août a lieu un rassemblement qui réunit plusieurs centaines de jeunes. Mais cela ne ressemble en rien aux camps orthodoxes tels qu’ils se déroulent en Europe. Le programme est complètement spirituel. Le but n’est pas le plaisir, de passer un bon moment ensemble, mais de fortifier les jeunes dans la foi orthodoxe. Il y a des cours, des études bibliques, des groupes de prière, des services liturgiques, mais pas de jeux. Chaque matin, à 4 heures, les jeunes se lèvent, prennent les tambours et «attaquent» les villages environnants. Ils parcourent les rues en proclamant à haute voix leur foi: «Nous sommes orthodoxes, nous appartenons au patriarcat grec-orthodoxe d’Alexandrie, l’Église de saint Marc l’Evangéliste. Nous sommes devenus orthodoxes, car c’est l’Église de la vraie foi chrétienne.» Puis ils reviennent au camp et commencent les offices. Cela dure trois à quatre jours.
Un autre grand moment de l’année est l’«Annual spiritual revival» à la fin du mois de janvier à Formena. Une manifestation étonnante qui dure du jeudi au dimanche. Elle réunit plus de 2000 fidèles venus de tout le pays. Du matin au soir, les gens glorifient Dieu, rendent grâce d’être devenus orthodoxes, témoignent de leur foi, racontent leur histoire et conversion, les miracles dont ils ont été gratifiés pendant l’année. Il y a des prières d’intercession pour les malades et les morts, des bénédictions, des onctions, des ateliers. Nous pratiquons la confession publique comme cela se faisait dans l’Église primitive.
Nous prions toute la nuit du samedi au dimanche. Nous commençons sur une petite place du village, à 21 heures, avec la vigile. Puis, à minuit, nous commençons la liturgie. À la grande entrée, nous partons en procession avec les saints dons et faisons une halte sous une croix, où nous commémorons les vivants et les morts. Tous s’agenouillent et lèvent les mains pour recevoir l’absolution. Puis nous rejoignons une chapelle dédiée à l’archange Raphaël où nous terminons la liturgie. Il faut le vivre pour le croire.
Les femmes, bien qu’étant souvent exploitées, jouent un grand rôle dans la société africaine. L’expérience de la coopération au développement montre qu’elles ont un formidable potentiel de créativité, d’initiative et de leadership. Comment voyez-vous leur place et leur rôle dans l’Église orthodoxe, qui reste très patriarcale dans ses structures et sa mentalité?
Il faut donner aux femmes le rôle et la place que le Christ et les apôtres leur ont donné. Et cette place et ce rôle, c’est la pleine égalité. Quel est le plus beau et grand cadeau que Dieu a fait à l’homme? La femme. Il l’a tiré non de sa tête (pour qu’elle ne lui soit pas supérieure), non de son dos (pour qu’elle n’ait pas à la suivre), non de ses pieds (pour qu’elle ne lui soit pas inférieure), non de sa poitrine (pour qu’elle n’ait pas d’emprise sur lui), mais de sa côte pour être à côté de lui, dans une parfaite égalité.
Contrairement à ce que vous laissez entendre, il n’y a pas de plus grande égalité entre l’homme et la femme que dans l’Église orthodoxe. La preuve, c’est la place qu’occupe la Mère de Dieu, la vénération que nous avons pour elle. Elle a porté dans son sein le Fils de Dieu, elle l’a nourri, tenu dans ses bras, éduqué, soigné. Personne n’a été plus proche du Christ, n’a été aussi privilégiée qu’elle.
Personne, de fait, n’aurait été mieux placé que la Mère de Dieu pour devenir évêque. Simplement, le Christ n’a pas estimé nécessaire de lui confier une responsabilité, une autorité administrative. La tradition apostolique est restée fidèle à ce choix.
Cela dit, je regrette et je pense que c’est une erreur que l’on ait renoncé au diaconat féminin. Je suis en faveur de sa restauration. Mon expérience est que les femmes donnent et apportent souvent plus à l’Église que les hommes; elles sont souvent plus généreuses, créatives. L’Église doit encourager cette créativité, les hiérarques doivent vaincre certains préjugés, se départir de leur complexe de supériorité pour donner toute leur place aux femmes – des responsabilités dans la catéchèse, la diaconie, comme cheffe de chœur –, leur ouvrir encore davantage les portes des séminaires de théologie, etc.
L’œcuménisme en questions
Qu’en est-il de l’œcuménisme au Ghana? Comment le voyez-vous?
Nous sommes membres du Conseil chrétien des Églises du Ghana. Nous participons aux réunions. Nous nous devons d’avoir de bonnes relations avec les autres, car c’est un acte d’amour. Cependant, cela ne doit pas se faire au prix de la vérité. Nous ne devons jamais transiger avec la vérité et la foi orthodoxe juste pour entretenir de bonnes relations avec les autres.
Je me souviens d’une réunion œcuménique à laquelle j’avais assisté en son temps, où un évêque luthérien américain disait en introduction, pour poser le décor: «Il est clair qu’à la fin de cette séance, aucun luthérien ne sera devenu orthodoxe et aucun orthodoxe luthérien.» J’ai réagi tout de suite: «S’il en est ainsi, quel est le sens de cette réunion? Ne sommes-nous pas là pour discuter de la vérité? Et pourquoi en discuter si ce n’est pour l’accepter et s’y convertir?»
Oui, l’Orthodoxie est la seule vraie Église. C’est un fait. C’est le cœur de notre foi. Le dialogue pour moi n’a de sens que si l’on confesse et accepte la vérité. C’est notre devoir de dire la vérité et de convaincre les autres de l’accepter. Amener l’autre à la vérité est un commandement d’amour. Si j’aime vraiment mon frère, je ne veux pas qu’il reste dans l’erreur, je veux l’amener à la vérité. Comment? Les saints et les martyrs qui sont morts pour la vérité et la foi – la vraie foi dans le vrai Dieu – et qui ont permis à l’Église orthodoxe de survivre pendant 2000 ans, nous montrent la voie. Nous devons témoigner de cette vérité par notre exemple, notre attitude. Convaincre l’autre, en effet, suppose que je sois moi-même un bon témoin de la vérité, plein d’amour, d’humilité, de pureté, de courage; la connaissance et la capacité au débat théologique viennent seulement après, en troisième lieu, après la vie vertueuse et la foi.
J’ai été frappé l’autre jour par le ton triomphaliste de votre homélie après les baptêmes auxquels nous avons participé dans le village de Breman, votre insistance sur la lutte contre l’hérésie. Dans un autre sermon, reproduit dans l’une des brochures que vous m’avez données, vous dites que les dangers représentés par les bêtes sauvages et les catastrophes naturelles ne sont rien en comparaison de ceux que représente l’hérésie.
Bien sûr, car l’hérésie sépare l’homme de Dieu et le conduit à la perdition éternelle. Soyons clairs: il n’y a qu’une seule Église, et c’est l’Église orthodoxe. Toutes les autres ne sont pas véritablement des Églises, mais ce que nous pouvons appeler des croyances chrétiennes, plus ou moins éloignées de la tradition apostolique.
Il est faux, inacceptable d’affirmer que tous ceux qui se disent chrétiens croient au même Dieu. Ce n’est pas vrai. Car si c’était vrai, alors l’Église serait une. Il n’y aurait qu’une seule Église, car notre Dieu n’est pas le Dieu des divisions, mais de l’unité et de la Vérité, de l’unité parce que de la Vérité. Là où il y a division, c’est qu’il y a du mensonge; et Dieu ne peut être présent là où il y a du mensonge. Relisez les Ecritures!
Exprimer la Vérité n’est pas du fanatisme, mais un acte d’amour. Si je ne crois pas cela, qu’est-ce que je fais ici? J’aurais mieux fait de rester chez moi. Cela aurait été plus confortable et agréable.
Quelle est pour vous la voie vers l’unité des chrétiens?
L’unité de l’Église ne vas pas venir du dialogue; c’est du vent. Cela fait des siècles qu’on parle, dialogue, mais cela ne change rien, car chacun, au fond, a et garde son opinion. Moi, je dis toujours: «Mettons sur la table nos problèmes et divergences, et comparons avec ce qui existait du temps de l’Église indivise: que chacun alors enlève ce qu’il a ajouté et ajoute ce qu’il a enlevé depuis, et l’Église sera une.»
Comment voyez-vous le développement de l’Orthodoxie en Afrique?
Si nous travaillons correctement, l’Orthodoxie a un grand avenir au Ghana. Pas seulement ici d’ailleurs, mais dans toute l’Afrique et dans le monde entier. Car les gens ont soif de la vérité et de la vraie foi. C’est notre devoir de la répandre sur toute la terre.
Propos recueillis le 23 juillet 2003 à Accra (Ghana) et mis en forme par Michel-Maxime Egger, diacre dans le Patriarcat œcuménique de Constantinople, directeur des Editions le Sel de la Terre et coordinateur de politique de développement à la Communauté de travail des œuvres d’entraide en Suisse.