Issu d’une réflexion publiée en novembre 2001 dans le New Yorker, le dernier livre du célèbre orientaliste de Princeton propose un bref parcours historique de l’islam et une analyse en altitude de son évolution en neuf points, autant d’étapes rationalisant, depuis les racines arabiques jusqu’au terrorisme contemporain d’inspiration “islamique”, la crise que traverse l’islam.
Conformément au titre quelque peu provocateur de son livre, Bernard Lewis propose un examen sans concession de l’état du monde arabe et musulman, et décortique les raisons pour lesquelles le discours d’un Oussama Ben Laden trouve un écho si puissant au sein de populations musulmanes ne partageant aucunement l’interprétation néo-fondamentaliste de l’émir saoudien.
Les deux premiers chapitres ouvrent une réflexion sur l’identité de l’islam et son rapport privilégié avec le domaine politique. C’est en effet dans ce dernier, écrit Bernard Lewis, que "l’Islam se distingue le plus des autres civilisations" en raison de l’importance singulière qu’occupe, encore de nos jours, le facteur religieux dans la plupart des pays musulmans:
"A une époque comme la nôtre de tensions exacerbées, d’idéologies en crise, de perte d’identité, de manque de confiance dans les institutions, une idéologie qui se revendique de l’islam présente plusieurs avantages: elle fournit un fondement psychologique familier à une identité collective, à un sentiment de solidarité et à l’affirmation de sa différence; une base reconnue à la légitimité et à l’autorité; une formulation immédiatement intelligible de principes permettant à la fois d’analyser les carences de la situation présente et d’élaborer un programme pour l’avenir. Ainsi l’islam est-il un pourvoyeur particulièrement efficace de symboles et de mots d’ordre capables de mobiliser les masses pour telle cause ou contre tel régime." (p.46)
Les mouvements qui se réclament de l’islam jouissent donc, auprès des consciences musulmanes, d’un fort capital symbolique mobilisateur et c’est au sein de ce creuset culturel que l’islamisme radical puise ses références. Ce dernier, sous des formes multiples, nourrit une haine envers les gouvernements "apostats" qui dominent nombre de pays musulmans et envers un Occident source de tous les maux. Bien que de nombreux musulmans espèrent un rapprochement entre l’islam et l’Occident, un nombre non négligeable de leurs coreligionnaires demeurent hostiles.
Ce danger est généralement illustré par le terme djihad, bannière symbolique des intégristes musulmans, obligation fondamentale rythmant les relations entre les deux parties du monde que définit la tradition musulmane, la Maison de la guerre (Dar al-harb) et la Maison de l’Islam (Dar al-islam). Bernard Lewis dégage ce terme de ses concrétions médiatiques pour lui redonner son ampleur historique, depuis les Croisades jusqu’à la lutte contre les empires coloniaux et plus récemment contre l’Amérique, et souligner les restrictions auxquelles cette "guerre sainte" demeure traditionnellement assujettie.
Une partie importante de l’étude de Bernard Lewis analyse les origines et les raisons de l’antiaméricanisme. Soulignant que, jusqu’à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, les Etats-Unis demeuraient encore une terra incognita dans les publications moyen-orientales, l’auteur situe le tournant majeur de la perception arabe de l’Amérique dans cette période qui voit les débuts de l’exploitation du pétrole et les évènements liés à la Seconde Guerre mondiale. Brusque renversement de perspective, l’image d’une Amérique vecteur de liberté, de justice et de richesse popularisée par la pénétration à partir de 1945 des produits américains dans les sociétés arabes, se mua, dans le discours des chefs d’un vaste mouvement de renouveau religieux, en l’adversaire par excellence de l’islam. Cette image ne fera que se détériorer jusqu’à nos jours.
L’une des sources les moins connues de cet antiaméricanisme est à chercher dans l’influence intellectuelle que l’Europe – et plus particulièrement la philosophie allemande – exerça sur les intellectuels arabes des années 1930 et 1940. L’école de pensée allemande dont les représentants sont Rainer Maria Rilke, Oswald Spengler ou encore Martin Heidegger, incarnait - selon Lewis - le véhicule privilégié de cette critique des Etats-Unis. Ces auteurs développent l’idée d’une Amérique artificielle et sans âme, avancée techniquement mais dépourvue de l’élan vital et spirituel qui caractériserait les cultures dites authentiques. Le national-socialisme influença également les milieux nationalistes arabes, dont les sympathisants du parti Baath en Syrie et en Irak:
"La nature artificielle de l’Amérique et son manque de véritable identité nationale – comparée à celle des Arabes – sont des thèmes qui reviennent souvent dans la littérature du parti Baath; encore en janvier 2002, Saddam Hussein s’en faisait l’écho dans un discours au peuple irakien. Plus le leadership de l’Amérique sur l’Occident devenait manifeste, d’abord avec la Seconde Guerre mondiale puis avec la guerre froide, plus la haine vouée à l’Occident se reportait sur elle." (pp.90-91)
Les politiques des pays occidentaux au Moyen-Orient demeurent bien sûr une des composantes majeures de la colère des populations arabes, ressentiment s’exprimant à travers divers combats depuis les guerres d’indépendance jusqu’à la lutte contre des régimes perçus comme des marionnettes de l’Occident. Le retrait des Britanniques et des Français de leurs protectorats et colonies, ainsi que l’abandon par les compagnies pétrolières du contrôle des puits de pétrole ne diminuèrent pas ce ressentiment.
L’ingérence occidentale dans les affaires moyen-orientales, avec l’exemple souvent cité du renversement en 1953 du gouvernement Mossadegh en Iran puis de l’abandon par les Etats-Unis en 1979 de la monarchie pahlavie du shah, représente un autre point d’achoppement dont les observateurs arabes retinrent deux leçons essentielles: la première est que les Américains étaient prêts à utiliser la force pour assoire des régimes qui leur soient inféodés et pratiquer à leur encontre une politique de “deux poids deux mesures”, excusant des crimes qu’ils condamneraient s’ils étaient perpétués contre des occidentaux; la seconde, que les Américains n’hésiteraient pas à abandonner leurs valets si ces derniers étaient sérieusement contestés par leur peuple. De ces conclusions, le mélange explosif de la haine et du mépris prit forme dans les consciences arabes.
Cependant, insiste Bernard Lewis, au-delà de ces griefs particuliers, l’Occident demeure confronté non pas à une critique radicale et ponctuelle de ses politiques au Moyen-Orient, mais à un rejet inconditionnel de tout ce que l’Amérique incarne dans le monde moderne. La figure qui joua le rôle le plus important dans la diffusion de cette attitude sans concession fut l’Egyptien Sayyid Qutb, idéologue clé du fondamentalisme musulman. Lors d’un séjour aux Etats-Unis, entre 1948 et 1950, Qutb découvrit deux aspects qui furent déterminant dans l’élaboration de sa pensée sur l’islam et ses rapports avec l’Occident: l’ampleur du soutien dont bénéficiait un Etat d’Israël récemment créé et lui apparaissant comme une agression juive contre l’islam; un mode de vie américain empreint à ses yeux de décadence, de débauche sexuelle et surtout d’un matérialisme qui réduisait la spiritualité à une marchandise.
C’est ici le point focal de l’analyse de Bernard Lewis: malgré une litanie standardisée des crimes américains véhiculée par les médias, les sermons et les discours publics,
"l’accusation la plus grave porte toujours sur le mode de vie débauché et dégénéré des Américains et le danger qu’il fait courir à l’islam. Cette menace, à laquelle Sayyid Qutb a donné sa formulation classique, est devenue un élément récurrent du vocabulaire et de l’idéologie des intégristes musulmans, en particulier dans la rhétorique de la révolution iranienne." (p.100)
L’Islam en crise se clôt sur un chapitre plus directement lié à l’actualité, consacré à la montée du terrorisme. Bernard Lewis dresse un rapide portrait des courants au sein de l’extrémisme musulman pour ensuite revenir sur différents termes clés de la rhétorique islamiste, à l’instar du mot “fatwa” dont l’auteur désarme le caractère sinistre pour le recentrer autour de la Tradition musulmane.
L’analyse historique de la pratique de l’attentat politique et, plus tardivement, de l’attentat-suicide, est un des aspects les plus stimulants de ce dernier chapitre. L’orientaliste américain trace en effet le parcours et les transformations de l’assassinat politique dans le monde musulman, depuis la secte médiévale des “Assassins”, active en Iran et en Syrie entre le XIème et le XIIIème siècle, jusqu’aux pratiques nouvelles – condamnées sans équivoque par le droit musulman – de la nébuleuse Al-Qaïda. En effet, Bernard Lewis met pertinemment en évidence le caractère nouveau du phénomène kamikaze, inauguré en 1982 au Liban et en Israël par le Hezbollah et le Hamas, et trouvant son accomplissement dans le terrorisme du réseau Ben Laden.
En guise de conclusion, il convient peut-être d’émettre une réserve. Si L’Islam en crise s’adresse d’abord à un grand public et demeure en tout point très accessible, nous pouvons toutefois regretter la faible place laissée aux précisions méthodologiques et une utilisation non commentée d’un vocabulaire descriptif qui aurait exigé, à notre sens, un aparté plus conséquent. Le choix de Bernard Lewis a été de laisser de côté des questions épistémologiques qui auraient sans doute trop alourdi un texte à l’origine destiné à la presse, au profit d’un survol en altitude – bien qu’uniquement confiné au Moyen-Orient – émaillé de nombreux exemples illustrant cette crise que traverserait l’islam depuis deux siècles.
Moos Olivier
Bernard Lewis, L'Islam en crise, Paris, Gallimard, 2003, 184 p.