L'Eglise orthodoxe au Ghana
Votre histoire personnelle est indissociable de celle de l’Église orthodoxe au Ghana. Comment êtes-vous venu à l’Orthodoxie et comment l’Église orthodoxe est-elle née dans votre pays?
Je suis né dans une église non canonique qui s’appelait l’Église catholique orthodoxe (Orthodox Catholic Church). Elle avait été créée au Ghana en 1932, comme composante du mouvement d’émancipation africaine et d’un programme visant à ramener en Afrique les Afro-Américains – descendants des esclaves – pendant le règne colonial britannique. Cette Église était née au Nigeria en 1926 sous le nom «The United Free Church of Africa», rebaptisée ensuite successivement «The Primitive Apostolic African Church» (1929), «The African Universal Church» (1931), «The African Universal Orthodox-Catholic Church» (1935) et enfin «The Orthodox Catholic Church» (1951). Des changements de nom qui en disent long sur son histoire mouvementée.
Le fondateur de cette Église était un ministre de l’Église méthodiste-épiscopale africaine (African Methodist Episcopal Church), Kwamin Ntsetse Bresi-Ando (1884-1970). Un leader charismatique qui avait décidé de créer sa propre dénomination, car il était en désaccord avec son Église d’origine qui gardait, selon lui, des liens trop étroits avec les colonies. Il a eu de fait beaucoup de succès; son Église s’est répandue et a crû rapidement, donnant naissance à de nombreuses paroisses et écoles.
En cours de route, à la recherche de racines historiques plus profondes, Bresi-Ando va rencontrer – lors d’un voyage à Londres en 1935 – un archevêque girovague, Churchill Sibley. Ayant succédé à l’archevêque Vilatte, Sibley prétendait être dans la succession apostolique à travers l’Église orthodoxe jacobite syrienne, même si celle-ci avait excommunié Vilatte. En 1935, Sibley sacre Bresi-Ando évêque et l’établit «prince-patriarche» de son église autocéphale, «The African Universal Church». De retour au Ghana, Bresi-Ando ré-organise ses paroisses, ajoute «Orthodox Catholic» dans le nom, abandonne ses enseignements et pratiques protestants en faveur de la doctrine et des pratiques liturgiques catholiques-romaines. En 1936, mon grand-père est allé le voir et lui a demandé de venir implanter son Église dans notre village; d’une certaine manière, il a «offert» son fils – Gregory Labi, mon père – pour cela.
En 1942, Bresi-Ando est retourné au Nigeria – son pays d’origine – pour travailler avec les communautés qu’il avait fondées. Du coup, il a négligé l’Église ghanéenne, ouvrant la porte à toutes sortes de querelles, luttes intestines, mini-schimes et autres ruptures internes. Pendant les deux années qui ont suivi, l’église au Ghana s’est dégradée, décomposée. Bresi-Ando a nommé par courrier le révérend Edonu «évêque-auxiliaire» pour le Ghana, lequel a travaillé étroitement avec mon père, Gregory, prêtre depuis 1951 – c’est pour cela que je dis toujours que je suis né à l’autel. En 1972, l’Église au Ghana comptait une douzaine de paroisses, réunissant quelque 2000 fidèles.
Comment s’est fait le passage à l’Orthodoxie canonique?
En 1951, Bresi-Ando avait simplifié le nom de son Église en «The Orthodox Catholic Church», convaincu que lui-même et ses fidèles étaient orthodoxes. Les gens de ma génération se posaient beaucoup de questions: que signifie ce mot «orthodoxe»? Pourquoi sommes-nous isolés, n’avons-nous de lien avec personne?
En 1971, nous avons lancé un mouvement de jeunesse (Orthodox Youth Organization) – dont j’ai été le premier secrétaire – dans le but de faire renaître notre Église. Nous ressentions le besoin de doctrines et de pratiques liturgiques plus cohérentes. Nous avions l’intuition profonde que notre Église faisait partie d’un ensemble plus vaste, appartenait à une famille plus large, mais nous n’avions aucune relation avec l’Église orthodoxe canonique. Nous ne savions pas non plus où elle se trouvait. En 1972, mon assistant, Godfried Mantey, qui travaillait alors à l’Université d’Accra, a découvert le livre de Timothy Ware, The Orthodox Church. Nous l’avons lu avec passion; cela nous a vraiment beaucoup intéressés. Nous avions la preuve que l’Église orthodoxe existait.
Cela s’est confirmé en 1974, à l’occasion d’une réunion de la commission «Foi et constitution» du Conseil œcuménique des Églises à l’université d’Accra. Nous en avons eu connaissance et nous sommes procuré la liste des participants orthodoxes. Nous les avons contactés, mais seul un prêtre de l’Église orthodoxe-copte nous a répondu. Comme il n’était pas au rendez-vous, nous sommes allés frapper à une autre porte: un orthodoxe syriaque indien nous a dit que les seuls à pouvoir nous aider étaient les Américains. Nous sommes alors allés frapper à la porte de la chambre du père Jean Meyendorff, dont nous avions repéré le nom. Il nous a reçus. Nous avons commencé à lui raconter notre histoire; il s’est montré tellement intéressé qu’il a renoncé à la séance qu’il devait présider, et a appelé le père Thomas Hopko et d’autres collègues. Pour finir, nous étions huit dans la chambre; il y avait parmi eux aussi Nicolas Lossky. Ils nous ont expliqué en quoi et pourquoi nous n’étions pas une Église canonique. Tout cela s’est passé précisément le dimanche 4 août 1974; je m’en souviens très bien, car c’est le jour où le Ghana a adopté la conduite automobile à droite.
De retour chez eux, les pères Meyendorff et Hopko nous ont envoyé des livres de l’Institut Saint-Vladimir. De notre côté, nous avons, en tant que mouvement de jeunesse, écrit au métropolite de Carthage Parthenios, qui allait devenir le patriarche d’Alexandrie. Il nous a encouragés.
C’est alors que vous partez étudier aux Etats-Unis…
En 1977, nous avons reçu une bourse de l’Institut Saint-Vladimir pour une personne. J’en ai bénéficié et je suis parti aux Etats-Unis. J’ai été reçu dans l’Église orthodoxe le 24 décembre de la même année. Le père Hopko m’a donné le nom de Joseph, car il pensait que j’allais devoir «prendre soin tranquillement» de l’Église au Ghana, comme Joseph avait pris soin tranquillement de Marie, symbole de l’Église. J’ai fini mon master of divinity en 1980 et mon master of theology en 1982.
Qu’avez-vous fait alors?
Je suis rentré au Ghana et suis allé voir Mgr Ireneos, alors métropolite d’Accra et de toute l’Afrique de l’Ouest, qui résidait à Yaoundé (Cameroun). Il était prêt à recevoir toute la communauté de notre Église et m’a demandé de la préparer pour le baptême; il y avait alors trois prêtres, dont mon père. Nous avons organisé des ateliers, commencé à traduire la liturgie de saint Jean Chrysostome en langue locale (twi). Nous n’avions rien, pas de calice ni de four pour cuire le pain… Il fallait tout inventer, improviser. Chaque semaine, on ajoutait un petit quelque chose. À Pâques 1982, nous avons célébré notre première liturgie de saint Jean Chrysostome, pour nous préparer. Nous avons également installé un baptistère à l’entrée de l’Église et une iconostase que nous avons héritée d’une petite église grecque jamais consacrée à Accra, transformée entre-temps en temple maçonnique après un changement de propriétaire.
En septembre de la même année, pendant la semaine de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, l’archevêque Ireneos est venu dans mon village, à Larteh, à une soixantaine de kilomètres à l’ouest d’Accra. Entre le 14 et le 19, il a ordonné quatre prêtres et trois diacres, et baptisé environ 1500 personnes.
Dans la foulée, nous avons démarré une communauté Saint-Nicolas à Accra. Je venais de Larteh les dimanches avec un autel portable, un antimension pour la liturgie. Nous nous réunissions à différents endroits, chez les uns et les autres. C’est pourquoi nous avons appelé cette paroisse «Saint-Nicolas sur les roues», puisque nous étions itinérants. C’était une époque exaltante, mais vraiment très dure. Je me souviens qu’en 1983 – une année noire au Ghana – le marasme économique était tel qu’il n’y avait plus de transports. On partait à trois heures du matin pour venir à Accra; on faisait des kilomètres à pied. On a organisé différents programmes de formation, notamment ce que l’on appelait des «cliniques liturgiques», pour les chefs de chœurs, les catéchètes, les responsables de l’ordre des offices, etc. Des groupes de jeunes et de femmes se sont constitués.
Avec quels moyens faisiez-vous tout cela?
Avec des bouts de ficelle, la solidarité africaine et – toujours – les coups de pouce de la Providence divine. En 1988, mon épouse Alexandra et moi sommes partis trois mois aux Etats-Unis pour collecter des fonds, invités par le centre missionnaire de l’archevêché de Grèce, devenu depuis l’«Orthodox Christian Mission Center» (OCMC).
L’année suivante, une équipe missionnaire (mission team), composée de jeunes volontaires – un ingénieur, deux médecins, une infirmière et quelques étudiants – est venue des Etats-Unis pour aider à construire l’église d’Accra, dédiée à la Sainte Transfiguration par l’archevêque Ireneos qui a posé la pierre de fondation. On a tout de suite commencé à célébrer, avant même la fin des travaux, directement sur la pierre de fondation qui servait d’autel. Peu à peu, avec des aides diverses, la mobilisation des fidèles, le formidable travail des maçons ghanéens, l’église a été achevée en 1993.
Elle a été consacrée l’année dernière par le patriarche Petros. De fait, elle aurait dû l’être en 1997 déjà. Nous avions tout préparé, imprimé des T-shirts, acheté des cadeaux, même obtenu du gouvernement ghanéen une chambre pour le patriarche Parthenios dans une résidence officielle, réservé tout un hôtel pour sa suite. Mais deux semaines avant la date prévue, subitement, le patriarche s’est décommandé. Il n’a pas donné de raison, mais je pense qu’à Alexandrie, ils ont pensé que nous n’étions pas capables d’organiser une telle visite…
Comment a évolué la situation canonique de l’Église orthodoxe au Ghana?
C’est, comme toujours dans l’Église orthodoxe, assez compliqué. D’abord, nous dépendions de la métropole d’Accra et de toute l’Afrique de l’Ouest, créée en 1982 et dont le siège se trouvait à Yaoundé (Cameroun). En 1990, celle-ci est devenue, plus logiquement, la métropole du Cameroun et de toute l’Afrique de l’Ouest; Mgr Petros a succédé à Mgr Ireneos. En 1997, le patriarcat a créé un diocèse du Ghana et du Nigeria, séparé de la métropole du Cameroun et de l’Afrique de l’Ouest. Et en janvier 2000, Mgr Panteleimon est arrivé comme premier évêque du Ghana.
Comment êtes-vous arrivé au Conseil œcuménique des Églises (COE)?
J’étais depuis plusieurs années actif dans ce genre de réseaux. Ainsi, en 1989, j’ai représenté le mouvement international de jeunesse orthodoxe Syndesmos dans le comité interorthodoxe chargé de préparer la Conférence missionnaire mondiale de San Antonio. En 1991, à Canberra (Australie), j’ai été le premier Africain à être délégué du Patriarcat d’Alexandrie à une Assemblée générale du COE. A cette occasion, le Comité central m’a élu membre de deux instances: la commission pour la mission et la commission «Foi et constitution». Cela m’a permis d’apprendre à connaître peu à peu le travail du COE. Mais je n’avais jamais imaginé venir travailler à Genève comme permanent. C’est le fruit d’une série de circonstances: une réunion pour le clergé africain à Kampala en 1997, le départ du secrétaire général du département de l’Urban Rural Mission (URM), des pressions amicales diverses et finalement la bénédiction du patriarche. C’est ainsi que je me suis retrouvé en 1999 au siège du COE. Je pense rester jusqu’à la prochaine Assemblée générale en 2006. Ensuite, je rentrerai au Ghana poursuivre le travail missionnaire. C’est là qu’est ma place.
Les deux dimensions de la mission
Précisément, comment définiriez-vous la mission?
Il y a fondamentalement deux éléments. D’abord, la mission doit avoir pour but la création, l’établissement d’une véritable Église locale tendue vers l’avènement du Royaume de Dieu. Ensuite, elle doit porter témoignage au cœur du monde de l’amour de Dieu pour tous les êtres humains et toute la création. Cela suppose d’œuvrer à la transformation de la société. Car on ne peut prétendre témoigner du Royaume sans en même temps lutter pour la justice, aller à la rencontre des gens dans leurs souffrances et difficultés quotidiennes. C’est le devoir de l’Église de donner aux êtres humains privés de tout la possibilité d’éduquer leurs enfants, d’avoir un emploi pour nourrir leur famille, de briser le cercle vicieux de la pauvreté.
Cela vaut bien sûr et en premier lieu aussi pour les prêtres. En Afrique, nous n’avons, à mon sens, pas besoin de prêtres professionnels, à plein temps. Plutôt que de s’échiner à chercher des fonds pour salarier les prêtres, ne ferait-on pas mieux d’investir cet argent pour leur donner une bonne formation, leur apprendre un métier qui leur permettra de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille? Il en va de même pour les fidèles. En offrant une bonne éducation à ses membres, l’Église leur permettra d’avoir un meilleur travail, une meilleure situation sociale et économique; ils pourront donc également mieux la soutenir. Il faudrait travailler davantage à créer ce genre de cercles vertueux, seuls capables de rendre l’Église africaine moins dépendante de l’extérieur.
Autrement dit, tout le travail missionnaire, tous nos efforts doivent être centrés sur la réalisation de ce double objectif. Il ne s’agit donc pas seulement – au nom de la vérité – de baptiser des gens et de construire des églises, plus ou moins contre les autres Églises.
Sincèrement, à votre avis, l’Église orthodoxe en Afrique prend-elle au sérieux, incarne-t-elle vraiment cette dimension de transformation sociale?
Hélas, non! C’est dommage et c’est grave. Car la plupart des Africains, à force d’être regardés comme des miséreux et des incapables, finissent par se voir eux-mêmes comme tels et se considérer comme des citoyens du monde de seconde classe. Le rêve des jeunes Ghanéens est de partir, vers l’Europe ou l’Amérique. Car ils ne voient plus de raison d’espérer dans leur pays. Pire, ils n’ont plus confiance en eux-mêmes et en leurs possibilités; ils ne sont plus fiers de ce qu’ils sont. Si l’Église orthodoxe ne travaille pas à restaurer cette confiance intérieure chez les Africains et à changer le regard qu’ils portent sur eux-mêmes – vers plus de dignité et d’estime de soi –, si elle ne les aide pas à cesser de penser que les autres – qui ont une couleur de peau différente et vivent dans d’autres parties du monde – sont meilleurs qu’eux, alors elle passe en partie à côté de sa mission.
Plus profondément, cela renvoie, d’une part, à la manière dont l’Église orthodoxe se perçoit elle-même. «On va vous aider», ne cesse-t-on de nous dire dans les instances hiérarchiques du Patriarcat et ailleurs. Ce discours est insupportable. On n’a pas besoin d’«être aidés». On veut devenir Église, «faire» l’Église. Je ne veux pas qu’on nous «aide», nous les «pauvres» Africains, mais qu’on nous permette d’«être» l’Église. Nous ne voulons pas recevoir la charité, mais prendre notre destin en mains.
D’autre part, il est temps de sortir du caritatif. Il ne s’agit pas d’«aider» les pauvres, les exclus, les marginalisés, mais d’«être avec» eux, à leurs côtés. Quand l’Église va-t-elle cesser d’être l’Église des riches qui aident les pauvres pour redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être: l’Église des pauvres? Quand, à l’instar de saint Basile, nos hiérarques vont-ils dénoncer comme il se doit l’injustice sociale et économique, oser prendre à parti les puissants de ce monde? Quand vont-ils, comme saint Jean Chrysostome, lire la Bible d’une manière incarnée, en la reliant à la réalité concrète des gens? L’Église doit retrouver le souffle, la voix, le rôle prophétique qu’elle a perdus. Son rôle est de permettre aux pauvres de réaliser qu’ils «sont» l’Église.
L'inculturation de l'Orthodoxie en Afrique
Les théologiens qui ont réfléchi à la mission distinguent en général trois phases ou étapes, qui d’ailleurs souvent se chevauchent dans la réalité: l’importation du christianisme, son acclimatation, son inculturation. Selon ce schéma, l’Orthodoxie importée, ce serait la fondation d’une église – grecque par exemple – où l’on va célébrer pour l’essentiel en grec, en principe pour la diaspora, sans se soucier de l’incarnation de son témoignage dans la réalité ambiante. L’Orthodoxie acclimatée, ce serait ce qui me semble être la réalité dans un pays comme le Ghana ou le Cameroun: des paroisses avec des prêtres africains célébrant en langue locale, avec l’introduction à doses homéopathiques de certaines pratiques et coutumes du pays, que ce soit dans les chants (avec tambours) après la liturgie proprement dite, dans certains éléments de l’architecture et de l’aménagement intérieur des églises. Mais que serait une Église orthodoxe vraiment inculturée?
Une Église inculturée en Afrique, c’est une Église qui a réussi deux choses: d’une part, à incarner le mode d’être et d’existence orthodoxe dans la vie quotidienne des gens; d’autre part, à exprimer la foi et la vérité orthodoxe dans des symboles et des catégories propres à la culture africaine. Cela va évidemment beaucoup plus loin que de simplement user de la langue locale dans les célébrations, peindre en rouge Satan (pour que les Noirs ne soient pas identifiés au mal) ou donner un faciès africain à Moïse sur les icônes, voire introduire des chants folkloriques et des tambours à la fin de la liturgie. Cela est important, bien sûr, car il faut qu’à l’église les gens se sentent à la maison, mais cela ne suffit pas.
On en est, de fait, encore bien loin…
Certes, mais c’est de toute façon un processus qui va prendre beaucoup de temps. Peu importe d’ailleurs si l’on va lentement. L’inculturation ne se réalise pas par décret, ne s’apporte pas de l’extérieur. Elle naît, jaillit de l’intérieur, de l’enracinement toujours plus profond de l’ethos et de la vie orthodoxe dans l’existence. C’est quelque chose qui doit venir des gens, de leur ancrage progressif dans la foi orthodoxe, de leur conscience et connaissance croissante de la tradition de l’Église, de leur être propre et profond. C’est en devenant partie intégrante des Africains que l’Orthodoxie va pouvoir s’inculturer.
Alors, quand ils l’auront ainsi intériorisée, les Africains pourront exprimer la vérité orthodoxe à leur façon, avec leur langage, leurs symboles, leur manière de penser. Car s'il n’y a effectivement rien à ajouter à la plénitude de la vérité révélée par le Christ et transmise par la tradition orthodoxe, il n’y a en revanche pas qu’une manière de l’exprimer. Cette vérité est, dans sa plénitude et son unicité, infinie et inépuisable. Les Africains doivent non seulement la comprendre, se l’approprier, mais également la traduire, l’exprimer, la développer selon leurs propres modes, d’une manière telle qu’elle soit créatrice et devienne leur.
Nous avons à faire, ici en Afrique, ce que les Pères grecs ont accompli au IVe siècle, quand ils ont hellénisé la tradition chrétienne. Nous avons à créer notre propre langage, à exprimer cette vérité non seulement dans la langue, mais dans le langage des gens d’ici. Si je me contente de parler la langue des Pères ou des instituts de théologie, je ne parle qu’à moi-même; je ne transmets pas une parole capable de toucher les gens au plus profond d’eux-mêmes, d’induire un processus de transformation intérieure. C’est par une telle approche que nous pourrons aussi vraiment partager nos richesses avec les autres, avec les fidèles des autres Églises et religions. Tout ce que je garde pour moi, par-devers moi comme si c’était ma possession, ma propriété, est perdu. Tant que nous n’aurons pas réalisé cela, notre théologie restera formelle, académique.
Les Byzantins ont exprimé la foi et la vérité orthodoxe à leur façon, d’une manière géniale. Un jour viendra, devra venir où les Africains pourront faire de même, et pourquoi pas peut-être mieux, avec encore plus de profondeur par certains aspects. Je rêve de musiciens africains orthodoxes composant des musiques africaines pour la liturgie, d’artistes créant de nouvelles formes d’iconographie, de liturges inventant un nouvel art liturgique. Alors, tous ces débats – un peu vains – sur le type de musique à choisir (ton slave ou byzantin) cesseront, car ils seront sans objet.
L’essentiel de notre travail devrait être de faire en sorte que cette inculturation-là advienne un jour. C’est pour moi d’ailleurs la vraie question, essentielle: sommes-nous maintenant, oui ou non, en train de mettre en place les mécanismes et les structures qui vont nous mener à cette Église locale, inculturée? Malheureusement, je n’en suis pas sûr.
Cela ne suppose-t-il pas également une révision profonde de la formation théologique, qui devrait être davantage centrée sur l’étude de la culture africaine?
Une fois que la vision et les buts sont clairs, que l’on sait exactement où l’on veut aller, le reste en découle. Tout ce que l’on fait et entreprend doit viser à la réalisation de ces objectifs. Ainsi, par exemple, si l’on crée un institut de théologie en Afrique, que va-t-on y enseigner? Une partie substantielle du programme, à côté de l’enseignement de la théologie orthodoxe classique, devrait être l’étude de la culture africaine, dans son essence profonde. C’est pour moi une base fondamentale, incontournable. Car il existe, au-delà de son extraordinaire diversité, une culture africaine, un être africain, un esprit, une manière africaine de se relier au monde. Une forme de paradigme. Et ma conviction, c’est que l’Africain – dans sa culture et son être profond – est, d’une certaine manière, très proche de l’ethos orthodoxe. Je dis souvent que si la mission orthodoxe était venue plus tôt en Afrique subsaharienne et qu’elle avait adopté la bonne approche, il n’y aurait plus eu de place pour les autres Églises.
Pouvez-vous préciser votre pensée?
Pour nous, Africains, la vie communautaire, la solidarité, l’entraide, l’hospitalité, la joie d’être ensemble sont partie intégrante de notre culture. L’individualisme chez nous n’existe pas. Notre richesse, ce sont les relations avec les autres. C’est pourquoi nous pouvons comprendre très facilement – de l’intérieur – ce qu’est la «personne», ce que signifie «l’être ecclésial».
Autre exemple: dans la conscience profonde africaine, le monde visible et le monde invisible, le ciel et la terre, l’homme et le cosmos, le royaume des vivants et celui des morts ne sont qu’un. Il n’y pas de division, pas de frontière. C’est pourquoi nous n’avons aucune peine à prier pour les morts, à avoir une relation vivante avec les défunts, à comprendre la communion des vivants et des morts en Christ. Dans notre culture aussi, le 40e jour après la mort est important, car c’est la fin du passage du défunt dans le royaume des ancêtres. Sans doute devons-nous «baptiser» notre culte des ancêtres, le purifier de ses composantes païennes, mais n’y a-t-il pas là une base, un terreau fabuleux pour l’enracinement et la floraison de l’Orthodoxie?
En vous écoutant, je pense aussi au goût très profond, au sens quasi «naturel» de la liturgie que nous avons pu sentir dans les paroisses ici au Ghana…
Absolument. Nous, Africains, sommes des êtres et des peuples très liturgiques. Les rites, les symboles sont au cœur de notre culture. Ils font partie de notre mode d’expression, beaucoup plus que les concepts. La foi, en twi, se dit «djedi». Cela veut dire littéralement: «prends et mange.» La foi n’est pas quelque chose sur laquelle il faut (trop) réfléchir, mais une réalité que l’on doit «manger», absorber, mâcher, avaler, digérer, faire sienne. Une catéchèse, un enseignement théologique formel à base de concepts et de dogmes, a très peu de chance de passer en Afrique. Au mieux, les gens deviendront des perroquets. En revanche, vous pouvez transmettre beaucoup de choses à travers les symboles, les images, les objets, les gestes, les rites, en construisant par exemple des prédications sur des éléments liturgiques. Ce sont des moyens extraordinaires de sensibiliser et éduquer les fidèles. C’est pourquoi lors de la consécration de la cathédrale à Accra en septembre dernier – qui a été retransmise deux fois à la télévision – j’étais si triste qu’on n’ait pas distribué aux gens une traduction en twi de l’office, qui a été pour l’essentiel célébré en grec. C’était une occasion rêvée et unique de faire vivre aux fidèles la consécration d’une église. La plupart des gens, du coup, étaient comme des passagers embarqués sur un bateau auquel ils ne comprenaient rien. En revanche, on leur a distribué des petits drapeaux grecs…
Dans un processus d’inculturation, l’Église ne pourrait-elle, ne devrait-elle pas construire sur des rites africains anciens, déjà existants?
Certes, mais en les baptisant, les transfigurant, en leur redonnant un autre sens – chrétien –, une nouvelle dimension. Beaucoup de rites que nous pratiquons dans l’Église orthodoxe existent déjà dans la culture africaine traditionnelle. Par exemple, nous avons une bénédiction des eaux que nous purifions avec certaines herbes, avant d’en asperger les gens présents et les lieux où nous vivons; c’est un symbole de recréation du monde. Nous avons, comme je l’ai déjà évoqué, des cérémonies spéciales pour les défunts le 40e jour après la mort. Le passage de l’enfance à l’âge adulte est dans certaines ethnies marqué par un rite de mort et renaissance. L’œuf – symbole pascal – est pour nous aussi un symbole important: nous les offrons, cuits, aux ancêtres, en les plaçant dans leurs tombes. En partant, par exemple, de cette réalité de l’œuf comme élément donnant naissance à un oiseau qui doit en briser la coquille pour venir à la vie, nous pouvons facilement faire comprendre la résurrection, symboliser la vie nouvelle qui, pour se manifester, doit briser les murs qui la tiennent enfermée.
Autre exemple: en septembre, il y a dans de nombreux villages une très grande fête à l’occasion de laquelle les habitants se rendent sur les tombes pour les nettoyer et nourrir les ancêtres; c’est une fête de renouveau, avec des danses et des chants extraordinaires. Le plus remarquable, c’est que les gens se préparent par un «carême» de 40 jours, un jeûne de silence pendant lequel il est interdit de jouer du tambour ou même de pleurer ses morts bruyamment par des lamentations. À d’autres endroits, comme à Cape Coast, pendant 40 jours on ne pêche plus de poissons dans le lagon qu’on va nettoyer, purifier le jour de la fête.
Il y a ainsi d’innombrables pratiques qui existent, qui ont certes un caractère non chrétien, mais que nous pouvons transformer en leur donnant une signification proprement chrétienne. Le christianisme primitif n’a-t-il pas repris à son compte beaucoup de rites et traditions païens? Telle est la voie que nous devons suivre. Il faut donc former les fidèles qui pourront faire cela.
Une telle démarche exige également de la part de l’Église et des missionnaires, qu’ils changent leur regard sur les cultures et traditions indigènes, ne les considèrent pas seulement comme des réalités «païennes» à éradiquer ou à instrumentaliser pour «ferrer le poisson», mais comme des préfigurations et des pierres d’attente, des richesses à intégrer…
«Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir», dit le Christ. Cela ne vaut pas seulement pour l’Ancien Testament dont les Africains – par leur mentalité, leur réalité quotidienne et leur mode de vie – se sentent très proches, mais aussi pour notre culture. La mission, contrairement à ce que beaucoup croient, ne consiste pas à «apporter» le Christ et la foi à des pays et des peuples qui ne les «auraient» pas, mais à découvrir le Christ qui est déjà là dans chaque culture et attend d’être découvert. Cela suppose, je le répète, d’étudier les choses profondément, de comprendre cette culture de l’intérieur en redécouvrant le vrai sens des gestes et des pratiques.
A mon avis, même ce qui est considéré ici comme le plus païen, peut être baptisé. Prenons par exemple une coutume qui suscite beaucoup de débats et controverses: les libations. Les gens vont au temple, offrent une bouteille d’eau-de-vie que le prêtre verse au pied de l’arbre totémique. Quel est le sens profond de cette pratique? En réalité, c’est un acte de partage, d’intercession, de prière, de communion avec l’ensemble du cosmos, les vivants et les morts. En versant l’eau-de-vie, le prêtre en effet invoque Dieu et les ancêtres. Il les invite à venir et à boire avec les personnes présentes, à être en paix avec elles, à les protéger dans leur vie et leurs projets, que ce soit un mariage, un voyage, etc. A la fin de cette cérémonie, tout le monde va boire de cette eau-de-vie dans le même bol, à la même coupe si vous voulez. A part l’eucharistie, je ne connais pas de meilleur symbole de communion que cela, communion avec Dieu, les défunts, les vivants, la terre et le ciel. Pourquoi ne pourrait-on pas reprendre, intégrer dans le corpus liturgique orthodoxe, certains de ces gestes, en les transformant bien sûr, en leur donnant un sens, un contenu nouveau, autrement dit, en mettant le Christ au centre?
Nous sommes là au cœur de l’inculturation: prendre quelque chose de la culture propre à un peuple et l’intégrer, transformer l’ancien en neuf ou, mieux encore, faire émerger le Christ qui est présent et en attente dans l’ancien. Pendant des siècles, l’Église a refusé la pratique de l’encensement, car elle était liée au culte de l’empereur; un jour, pourtant, on l’a intégrée et, d’offrande à l’empereur-dieu, elle est devenue le symbole du feu de la grâce de l’Esprit saint et de la prière des fidèles, qui monte comme une offrande à la Sainte Trinité. Tout est création de Dieu. Chaque culture, chaque peuple, chaque personne est sa création; il n’y a pas de privilège. Le Christ est présent dans chaque culture; Il est déjà là, attendant celui ou celle qui prendra conscience de sa présence, qui va le découvrir, le révéler, le manifester. A nous donc de nous éveiller, d’ouvrir les yeux. Nous verrons alors – comme les myrrophores – que la pierre est déjà roulée, que Dieu ne nous a pas attendus pour ouvrir le tombeau. L’inculturation, dans sa profondeur, est un mystère. Faisons notre part et laissons le Saint-Esprit s’occuper du reste dans ce processus qui est, de toute manière, au-delà de notre compréhension et contrôle.
L’Église locale que vous appelez de vos vœux n’est donc pas, contrairement au débat en Occident, d’abord une question de juridiction, d’organisation ecclésiastique, mais une affaire de culture.
Le but, à terme, n’est pas une Église orthodoxe en Afrique, mais une Église orthodoxe africaine. Bien sûr, on peut affirmer que l’Église orthodoxe est la première Église chrétienne du continent africain, établie durant la première moitié du Ier siècle par l’évangéliste Marc. Cela sonne bien, c’est symboliquement un rappel historique intéressant, mais en réalité cela ne veut pas dire grand-chose. Car que s’est-il passé depuis? Qu’a-t-on fait?
Si nous voulons une Orthodoxie vraiment africaine, profondément enracinée et avec une identité locale forte, l’Église orthodoxe devra – dans sa pratique et son enseignement – contribuer à la redécouverte par les Africains de leurs propres racines. Autrement dit, la redécouverte de l’essence et de l’identité paradigmatique – parfois perdue – de la culture africaine est partie intégrante non seulement de la construction d’une Église locale, mais aussi de cette dimension de transformation sociale qui est l’autre pilier de l’activité missionnaire.
Pour moi, ce n’est pas un hasard mais bien un miracle de l’Esprit, que l’Orthodoxie ait pris corps et se développe au Ghana en particulier. Ce pays, contrairement à la plupart de ses voisins en Afrique de l’Ouest, a précisément su garder vivantes bon nombre de ses traditions. Or, si c’est bien, comme je le crois, un acte de la Providence, cela nous donne une responsabilité. Ce que nous construisons et ferons ici aura des incidences pour toute l’Afrique.
L’une des clés est aussi, bien sûr, la constitution d’un clergé local…
Certes, mais en même temps, il faut veiller à ne pas ordonner trop de prêtres trop rapidement. Le risque, en effet, est de nous retrouver avec un clergé mal ou insuffisamment formé. On a eu ce problème au Kenya, où cela a provoqué des dérapages, des divisions internes; certains ont commencé à faire des choses bizarres, ont créé leur propre Église, etc.
Quand les Russes sont arrivés en Occident, aux Etats-Unis, ils ont fait face aux besoins; ils ont ordonné des prêtres sans réelle formation. Aujourd’hui, il faut unmaster of divinity pour être ordonné. On a une vingtaine de prêtres au Ghana, pour la plupart semi-éduqués. Consolidons cela et préparons la génération suivante de manière plus profonde, en donnant une bonne éducation, une formation théologique solide, un enracinement dans la foi orthodoxe.
Dans tous les cas, le plus important n’est pas de construire des bâtiments, mais des communautés. Celles-ci devraient toujours venir en premier: on bâtit des communautés afin de bâtir des églises. C’est dans cet ordre que cela devrait se passer, et non dans l’autre.
Avant de quitter Accra pour Genève, nous avons beaucoup encouragé les initiatives de la base, notamment chez les jeunes et les femmes, dont la dynamique était très prometteuse. Par exemple, à Larteh, alors que le mouvement officiel de jeunesse s’essoufflait quelque peu, des jeunes ont commencé à se réunir, à organiser des ateliers, pour discuter de choses diverses, apprendre à chanter, former des lecteurs pour pouvoir diriger des offices en l’absence de prêtre, etc. Cela a permis la découverte et l’émergence de nombreux talents, insoupçonnés. Dans le mouvement officiel, les adultes étaient trop présents: or, jamais un jeune ne va s’exprimer, dire ce qu’il pense en présence d’un ancien, qui plus est membre de sa famille.
Autre exemple: les femmes ont organisé un camp pour les enfants à Accra. Comme il n’y avait pas d’argent, chacun a fait quelque chose selon ses possibilités. Dans les paroisses, des groupes de jeunes et de femmes ont collecté du blé; ils ont mis de côté une ou deux mesures, qu’ils ont gardées pour les revendre pendant la saison creuse. Ils en ont retiré un bon prix, ont pu ainsi épargner, générer des ressources pour financer le camp et la participation des jeunes des paroisses. Plus de 150 jeunes sont venus à Accra. Les femmes ont fait la cuisine, un Grec a fourni dix cartons de poissons, etc.
Au départ, selon un réflexe «naturel» suscité et entretenu par l’aide du Nord et la mission traditionnelle, ils sont venus nous demander de l’argent, mais je leur ai dit: «Nous n’avons rien. Nous n’avons de fait que ce que vous nous donnez. L’Église n’est pas une institution; vous êtes l’Église. Faites quelque chose que vous pouvez accomplir par vous-mêmes.» Et cela a marché.
C’est cette autonomie, indépendance que vise la fondation que vous êtes en train de créer?
Oui, elle aura pour nom «African Initiatives in Mission». L’idée est de créer une fondation pour susciter et soutenir des projets provenant des Africains eux-mêmes, conçus selon leurs besoins et réalisés selon leur propre manière de faire. Il s’agira d’appuyer des initiatives des communautés locales à plusieurs niveaux – dans l’identification de leurs priorités en matière de mission et de développement, la conception, la planification et la réalisation de leurs projets – mais aussi d’encourager la coopération et les échanges d’informations et de ressources en Afrique. Souvent, les Africains commencent à réfléchir, voient ce qui devrait être fait, mais ils manquent de moyens pour la réalisation. Il faut donc mettre en route des processus permettant de créer nos propres ressources, sans que nous soyons continuellement obligés d’aller frapper à la porte de l’évêque.
Cette question de l’autogénération des ressources est absolument fondamentale et nous n’y travaillons pas assez. Certaines communautés protestantes pratiquent la dîme. Sans l’imposer, on pourrait le proposer, l’encourager. On pourrait également réanimer les ventes aux enchères dans les paroisses: les fidèles – des paysans pour la plupart – apportent des produits de la terre en offrande, les premiers fruits de leur récolte, qui sont vendus aux enchères; l’argent ainsi récolté est affecté à la communauté.
En conclusion, aimeriez-vous ajouter quelque chose?
Ma vie et celle de ma famille m’apparaissent comme une suite de miracles, pour lesquels je ne cesse de rendre grâce à Dieu. Il y a eu beaucoup de difficultés et d’épreuves, mais à chaque fois le Seigneur a mis quelqu’un sur notre route pour nous aider.
Propos recueillis et mis en forme par Michel-Maxime Egger
Diacre dans le Patriarcat œcuménique de Constantinople, Michel-Maxime Egger est également directeur des Editions le Sel de la Terre et coordinateur de politique de développement à la Communauté de travail des œuvres d’entraide en Suisse.
© 2003 Michel-Maxime Egger