Bernard Callebat est maître de conférences à la Faculté de Droit canonique de Toulouse. Il dirige le CERHMIR (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Histoire Méridionale des Institutions Religieuses). Il a réalisé récemment une étude sur le Concordat de 1801: Contributions statistiques à l’histoire du Concordat de 1801. Une autre réalité de l’opposition des évêques français à la politique religieuse de Pie VII et de Napoléon Ier. Il publiera prochainement un ouvrage intitulé: Le droit de l’Eglise contre le Concordat de 1801. Aux sources de la crise de l’Eglise catholique.
Professeur agrégé, Jean-Pierre Chantin est enseignant dans le secondaire, rattaché à l’Institut d’Histoire du Christianisme de l’Université Lyon III où il travaille sur les groupes en marge du christianisme dans la France contemporaine. Il est notamment l’auteur d’une thèse, Les Amis de l'Œuvre de la Vérité. Jansénisme, miracles et fin du monde au XIXe siècle, publiée aux Presses Universitaire de Lyon en 1998, consacrée aux “Amis de la Vérité” dans la région lyonnaise, dont les groupes anticoncordataires de Lyon ont été l’un des héritiers.
Religioscope - En France et en Belgique existe jusqu'à aujourd'hui un mouvement né en réaction au Concordat conclu en 1801 entre le Saint-Siège et la France napoléonienne pour essayer de résoudre dans la vie ecclésiastique les problèmes issus de la tourmente révolutionnaire. A ce moment, un certain nombre d'hommes d’Eglise s’opposent en effet à ce concordat. Pourriez-vous nous expliquer l’origine de ce mouvement anticoncordataire ?
Bernard Callebat - L’origine de la dissidence anticoncordataire découle de la demande de démission forcée des évêques d’Ancien Régime par le pape Pie VII. Cette opposition a connu une ampleur plus ou moins grande suivant les régions.
Jean-Pierre Chantin - Le texte signé en 1801 entre Bonaparte et le Pape Pie VII réorganisait l’Eglise de France pour mettre fin aux problèmes liés à la Révolution et exigeait effectivement la démission des évêques dans un délai de dix jours, pour placer sur les sièges épiscopaux un nouvel épiscopat, composé à la fois d’anciens évêques et de prêtres ou évêques constitutionnels. On peut donc dire qu’il y a d’abord eu une opposition épiscopale.
A cette première cause, il convient d’ajouter un second texte de 1802, ajouté au Concordat, les Articles Organiques. Ce sont des textes de loi français, établis sans concertation avec Rome et qui précisent des éléments que l’on ne comprend pas dans les paroisses, par exemple la suppression des fêtes de l’Ancien Régime afin de les réduire aux fêtes légales que l’on connaît encore aujourd’hui. Le changement de la Fête Dieu du jeudi vers le dimanche illustre ce propos. Ces transformations rencontrent de fortes résistances dans les paroisses, car certains fidèles ont l’impression que leur religion est arbitrairement bouleversée.
Une dernière cause, peut-être moins liée au Concordat lui-même: aux yeux de nombreux prêtres, le Concordat est sans doute le dernier texte de la Révolution. Pour ces gens qui ont souvent été réfractaires au serment révolutionnaire, qui se sont opposés, au moins depuis 1791, à la politique religieuse de l’Etat français, le Concordat apparaît finalement comme la suite logique de ce passé. Ils ne comprennent pas pourquoi l’on s’est battu pendant une dizaine d’années et que soudain, il faudrait se soumettre à un pouvoir qui n’est qu’un pouvoir révolutionnaire. Cette ambiguïté est également à l’origine des mouvements anticoncordataires en général.
Religioscope - Convient-il de parler alors d’un mouvement de type conservateur ou plaque-t-on ainsi une grille interprétative inadéquate sur le mouvement anticoncordataire ?
Bernard Callebat - Il s’agit d’un mouvement de nature essentiellement conservatrice, en ce sens qu’il n’y a pas d’intention d’innovation théologique ou disciplinaire dans la position des évêques réfractaires. La demande de démission leur apparaît comme une mesure contraire au droit de l’Eglise et à la fonction même de l’épiscopat dans l’Eglise catholique. La stabilité de l’office épiscopal constitue, en effet, l’une des plus anciennes normes du droit de l’Eglise; on en trouve trace dans la Lettre de Clément de Rome à l’Eglise de Corinthe (fin du Ier siècle), dans les ordonnances des conciles de Nicée (325), de Constantinople (381), d’Ephèse (431), de Chalcédoine (451)…. Concrètement, cela signifie que l’opposition des évêques n’a aucun caractère capricieux; elle est d’abord de nature théologique. En outre, d’un point de vue de l’exercice du magistère, l’exigence du pape ne participe pas de l’exercice de l’infaillibilité pontificale.
Religioscope - Il est frappant de constater que les racines du mouvement anticoncordataire ont pu varier régionalement. Il y a, par exemple, dans la région de Lyon un héritage des courants dits jansénistes.
Jean-Pierre Chantin - Dans la région lyonnaise, mais aussi dans le Charolais, dans les Alpes ou dans le Midi, nous observons des groupes qui étaient à l’origine des groupes jansénistes convulsionnaires. A mon sens, cela relève plutôt d’une coïncidence. La Révolution demeure au centre de leur regard. Ce sont des groupes millénaristes qui sentent la fin du monde prochaine puisque, selon leur interprétation, l’Eglise se détruit – le signe de cette déchéance étant la persécution que les jansénistes, "Amis de la vérité", ont eu à subir depuis au moins un siècle. Tous ces groupes ont refusé le Concordat, mais tous n’ont pas rompu avec l’Eglise de France; une partie largement majoritaire des fidèles du diocèse de Lyon ont continué à fréquenter les églises, au prix de refus de sacrements de la part des prêtres concordataires dans les années 1820-1830, et seule une minorité a rompu toute relation avec l’Eglise de France. Ces derniers se reconnaissent d’ailleurs comme membres de l’Eglise universelle et récusent pour cela le qualificatif de "Petite Eglise".
En ce qui concerne les évêques, je me demande si le moteur principal n’était pas un moteur politique, c’est-à-dire notamment la question de la fidélité au roi. J’en veux pour preuve que, après 1815, au moment de la Restauration, et en 1817, avec l’échec d’un nouveau concordat avec Rome, la majorité des évêques subsistants parmi ceux qui avaient refusé le Concordat, se rallièrent à la nouvelle donne monarchique et devinrent évêques concordataires. Dès les années 1820, il ne reste plus que trois évêques anticoncordataires. J’aurais tendance à dire qu’il s’agit là plutôt dans l’ensemble de prélats agissant plutôt par esprit gallican. Ils ne se sont d’ailleurs pas opposés sur une longue durée et n’ont pas créé d’Eglise en ordonnant des prêtres.
Bernard Callebat - En effet, un point important du débat est de savoir si la nature politique de la dissidence a pris le dessus sur la dimension religieuse du débat ? Finalement, Louis XVIII n’aurait-il pas été le père spirituel de la "Petite Eglise"? Certains historiens se sont interrogés sur le point de savoir si le comportement du frère de Louis XVI n’avait pas été de nature à encourager cette dissidence anticoncordataire. C’est fort probable en raison de la nature même du gallicanisme.
Encore faut-il s’entendre sur la définition du gallicanisme. Les controverses sont faciles et nombreuses. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, Mgr Alexandre Lauzières de Thémines, évêque légitime de Blois avant la Révolution, et l’abbé Grégoire qui devient évêque constitutionnel dans le diocèse de Loir-et-Cher, se réclament l’un et l’autre du gallicanisme : pourtant, leurs positions sont radicalement différentes, le premier refusant à la fois la Constitution civile du clergé et le Concordat, à la différence du second.
A la vérité, les évêques anticoncordataires se réclament du gallicanisme tel qu’il fut reçu traditionnellement dans les institutions monarchiques de l’Ancien Régime, à savoir, qu’il s’agit là: d’abord d’une doctrine hexagonale (en ce qu’elle concerne essentiellement l’Eglise de France), doctrine qui réalise l’union de l’Eglise catholique et du roi, représentant la monarchie de droit divin; ensuite, de l’expression française du catholicisme romain marquée par la fidélité à l’honneur et à la juridiction du successeur de Saint Pierre, nonobstant l’indépendance du Roi et la défense des droits de l’Eglise contre les prétentions absolutistes des pontifes romains.
Religioscope - Ces évêques qui s’opposent au Concordat essaient d’exprimer leur opposition dans les Réclamations canoniques de 1803. Pouvez-vous nous expliquer la nature de ces réclamations?
Bertrand Callebat - Les évêques opposants au Concordat et signataires des Réclamations canoniques sont au nombre de trente-huit. Contrairement à une idée largement répandue par l’historiographie des XIXème et XXème siècles, ces évêques furent plus nombreux que les évêques démissionnaires et favorables au traité, lesquels représentaient à peine 29 évêques, soit 36% du corps épiscopal encore en exercice. Entre les deux camps, figurait une masse d’évêques, tantôt démissionnaires, tantôt réfractaires, mais qui avait en commun de rejeter sur le fond le traité.
Il est évident que les origines et les positions des anticoncordataires appellent des nuances, même si les Réclamations constituent un corpus admis par tous. Le contenu de ces Réclamations témoigne de la réaffirmation du pouvoir de juridiction des évêques, comme cela avait été affirmé dans la Déclaration des Quatre Articles de 1682 rédigée à l’instigation de Bossuet. Mais en même temps, il s’agit d’un texte gallican très équilibré où est soutenue la primauté d’honneur et de juridiction du Pontife romain. L’attachement affectueux et sincère à la personne du successeur de saint Pierre est, en partie, la conséquence des relations que les évêques français eurent durant la Révolution avec le pape Pie VI qui soutint en permanence l’épiscopat gallican.
Evidemment, avec le temps, les positions des uns et des autres évolueront plus ou moins, à mesure que le Concordat entrera en application. Il y aura des différences stratégiques et parfois doctrinales dans les engagements du clergé anticoncordataire. L’abbé Blanchard, célèbre polémiste réfugié en Angleterre, ou encore l’abbé René Beaunier de Vendôme adopteront une posture d’opposants irréductibles alors que d’autres, comme l’abbé Lucrès, vicaire général du diocèse de Lombez, se rangeront dans une position plus modérée.
Religioscope - Ces évêques se trouvent en exil, mais en France, des prêtres et des fidèles refusant le Concordat organisent des communautés se réclamant de ces évêques éloignés. Au moment où ces évêques manifestent leur opposition, des communautés anticoncordataires naissent-elles un peu partout en France, ou le mouvement se concentre-t-il dès le début dans certaines régions?
Jean-Pierre Chantin - Il est difficile de détecter toutes les oppositions au Concordat sur le terrain. On estime toutefois qu’il y a eu un peu partout des formes d’opposition au Concordat, dont certaines ont disparu et d’autres ont perduré. Mais il est difficile de détecter tous les signes discrets d’opposition à une mesure prise par le pouvoir. Les prêtres n’ont souvent pas attendu la position des évêques; dans le Lyonnais, par exemple, des conférences entre des prêtres jansénistes ont lieu alors qu’ils ne connaissent pas encore les Réclamations canoniques des évêques. A Lyon, l’archevêque est décédé pendant la Révolution et ses prêtres n’ont plus d’autorité à laquelle se référer. Il existe donc des positions autonomes au niveau des prêtres. Nous estimons que la moitié des diocèses de ces évêques réclamants ne les ont pas suivis et il existe également une grande proportion de diocèses où les prêtres ont été anticoncordataires et où l’évêque ne l’était pas. Bien souvent, il n’y a donc pas corrélation entre les deux. Les paroisses se déterminent souvent derrière leur prêtre réfractaire et on observe même des fidèles s’opposant à leur prêtre concordataire et refusant de participer au culte.
Religioscope - Cela signifie que nous avons affaire à un mouvement qui est largement dirigé sur le terrain par des prêtres ou des laïcs. Au départ, le rôle de l’épiscopat est plutôt lointain même s’il est fondamental sur le principe des Réclamations.
Bernard Callebat - Il est vrai que les motivations des évêques signataires des Réclamations ne sont pas les mêmes. Il y a des prélats particulièrement actifs, qui provoquent assez souvent des résistances dans leurs diocèses (Mgr de Coucy à La Rochelle, Mgr Colbert de Seignelay à Rodez, Mgr Chauvigny de Blot à Lombez…), et d’autres, plus discrets. Statistiquement, environ 50 % des diocèses dont les évêques ont été signataires des Réclamations canoniques voient naître une forte opposition au Concordat. Dans les diocèses dont l’évêque est démissionnaire, on observe dans 40 % des cas, l’émergence d’une dissidence plus ou moins développée. D’une manière générale, la dissidence anticoncordataire a été largement sous-évaluée par les historiens.
Religioscope - Même dans des paroisses où la quasi-totalité des fidèles s’opposent au Concordat; dans un régime concordataire, ils ne peuvent pas conserver le contrôle de l’église paroissiale. Un prêtre concordataire est sans doute envoyé pour remplacer le précédent. Comment s'organise cette dissidence ?
Jean-Pierre Chantin - Sur le terrain, nous observons à nouveau des situations diverses. D’abord précisons que la situation va changer après 1815. Pendant l’Empire, les choses ne sont pas simples. Il existe des villages où des groupes entiers ne participent plus aux cérémonies du culte dans leurs paroisses concordataires et organisent clandestinement des cultes dans divers endroits. Au sein d’autres paroisses, où l’écrasante majorité est anticoncordataire, l’église paroissiale est occupée par ces derniers. Le curé concordataire ne peut parfois même pas pénétrer dans l’église et le préfet doit intervenir. Ce sont les deux cas de figure extrêmes.
Bernard Callebat - L’Etat policier mis en place par Napoléon est parfaitement conscient de la situation puisque dans les Articles Organiques, les rassemblements religieux sont interdits sauf autorisation. Dans les paroisses entièrement anticoncordataires, se réunir devient difficile et périlleux. L’église paroissiale est frappée d’interdit par l’évêque concordataire. En certains endroits, le culte redevient clandestin comme au temps de la Révolution. Il faut attendre la Restauration des Bourbons pour que le climat soit plus favorable aux catholiques anticoncordataires. On envisage alors la construction de lieux de culte, comme à Courlay, après la disparition du dernier prêtre fidèle.
Religioscope - Après la Restauration, trois évêques persévèrent dans l’opposition malgré la disparition du régime honni de Napoléon. A ce moment, de nombreux groupes renoncent à leur opposition tandis que certaines oppositions se durcissent autour de prêtres. Dans quelles régions observe-t-on ces durcissements et quels sont les changements dans la vie de ces groupes après la Restauration?
Jean-Pierre Chantin - Il y a une période de latence entre 1815 et 1817, car on ignore les intentions du nouveau régime. Une renégociation du Concordat est amorcée, mais finalement échoue; beaucoup de personnes estiment que la bonne volonté du régime est d’adoucir le Concordat et/ou de le rectifier dans un sens qui pourrait être accepté. Les opposans plus politiques ou moins religieux vont rejoindre le clergé concordataire et fréquenter ses églises. Après 1817, on peut dire que le mouvement est réellement religieux – en discipline et en théorie. Les grands groupes, tels que ceux des Deux-Sèvres, où des paroisses sont parfois entièrement anticoncordataires, vont poser pendant longtemps encore des problèmes aux préfets, au point que l’on a eu parfois recours, en vain, à l’ancien évêque anticoncordataire du lieu, devenu concordataire en un autre diocèse: c'est ainsi qu'on fait appel à Mgr de Coucy pour lui demander de venir raisonner ses anciens partisans!
Le deuxième grand pôle d’opposition est la région lyonnaise. Les Lyonnais, par leur éducation janséniste, ont un rôle meneur sur le plan théorique et prennent progressivement la tête du mouvement en général. Un troisième groupe réside en Belgique, à l’époque terre française. On trouve également des groupes importants dans le sud du Massif central et dans la région toulousaine.
Bernard Callebat - Tout n’est pas simple comme en témoigne la volonté des Bourbons de renégocier le Concordat de 1801. L’Ami de la Religion, périodique pourtant concordataire, se fait l’écho des doutes éprouvés par certains évêques concordataires sur leur propre légitimité. Ainsi, en 1814, l’évêque concordataire de Vannes, Mgr de Bausset, donne sa démission au motif qu’il ne se considère plus comme l’évêque légitime du diocèse. Il envoie alors une lettre à l’évêque légitime, Mgr Amelot, en l’invitant à reprendre son siège.
Religioscope - Même si certains éléments radicaux contestent l’autorité pontificale, pour la plupart, même en estimant qu’il y a une erreur, il n’existe pas une opposition radicale au reste de l’Eglise romaine. Voit-on des anticoncordataires communier dans des pays voisins, en quelque sorte préservés du Concordat?
Jean-Pierre Chantin - Les anticoncordataires se plaignent de la rupture de la succession apostolique et veulent la rétablir. La nouvelle Eglise de France désignée par le Concordat n’est pas légitime à leurs yeux. Cependant, cela n’empêche pas les anticoncordataires de fréquenter les lieux de culte, même s’ils ne participent pas aux sacrements ou culte de la nouvelle Eglise concordataire. Par exemple, les Lyonnais se rendent en Savoie dont le statut est très particulier, à leur sens non souillé par le Concordat, et dont l’épiscopat demeure toujours dans la succession apostolique.
Bernard Callebat - D’un point de vue disciplinaire, pour les anticoncordataires, le nouvel épiscopat sorti du traité de 1801 est dans la même situation que l’épiscopat constitutionnel. C’est-à-dire qu’ils reconnaissent le caractère valide de l’ordination, mais estiment que leur pouvoir de juridiction est illicite. Cette position ne fut jamais remise en cause puisqu’elle se conformait aux décisions du pape Pie VI prise à l’encontre de l’épiscopat né de la Constitution civile du clergé; et ce n’est pas l’intégration d’une partie de ces évêques constitutionnels – lesquels ne se rétracteront d’ailleurs pas sur leurs engagements passés – dans le nouvel épiscopat concordataire qui pouvait faire douter les catholiques anticoncordataires. Ainsi, le Concordat de 1801 continuait de porter en lui-même le schisme constitutionnel. Quant à la participation aux offices dans les territoires préservés du Concordat, il s’agit d’un processus plus tardif qui prendra forme après la disparition des derniers prêtres.
Religioscope - A quel moment les derniers évêques anticoncordataires disparaissent-ils? A ce moment là, que font les prêtres et les fidèles, sachant qu’il n’y a plus la moindre perspective d’avoir un nouveau clergé?
Jean-Pierre Chantin - L’encadrement épiscopal n’a pas montré toute son efficacité, car après 1815-1817, on peut dire qu’il n’existe plus réellement de direction épiscopale. Il demeure une autorité morale. Le dernier de ces évêques est Mgr de Thémines, décédé en 1829; sa disparition est suivie d'une polémique sur le fait de savoir s'il s'est rétracté sur son lit de mort. Ces évêques n’ont jamais ordonné de prêtre en situation anticoncordataire; ils ne considéraient donc pas que la situation devait être pérennisée. Des vicaires généraux qui les avaient suivis dans leur opposition vont encore maintenir pour un temps une simple autorité morale.
Les fidèles réclamaient pourtant des prêtres: les Lyonnais avaient fondé un séminaire de bon niveau, avec une éducation janséniste pointue, dans le Beaujolais. Les novices étaient prêts à être ordonnés par Mgr de Thémines qui refusa d’ordonner des prêtres qu'il considérait comme dissidents pour une autre raison que l'anticoncordatisme, à savoir leurs orientations jansénistes et convulsionnaires. Ce sont ces fidèles particulièrement bien formés qui vont prendre la tête du mouvement régional, et plus tard national.
Bernard Callebat - Cet exemple permet de mesurer la diversité des réactions; les Lyonnais ont eu un comportement d’anticipation alors que les Vendéens n’ont jamais imaginé – du moins dans un premier temps - qu’il n’y aurait plus de prêtres. En fait, de nombreux évêques réfugiés en Angleterre, en Autriche et en Allemagne maintinrent des relations avec leurs clergés. A leur disparition, les structures furent reprises en main par les prêtres qui associèrent alors les fidèles.
On ne manquera pas de souligner le rôle dominant des femmes dans la clandestinité; elles furent particulièrement actives et nombreuses à faire vivre le culte traditionnel. Plusieurs raisons à cet engagement féminin qui couvre toutes les classes sociales: l’importance de la dévotion féminine tout au long du XVIIIème siècle et la masse d’anciennes religieuses dispersées en 1792. Plus simplement, les femmes propagatrices de la foi par l’éducation, douées du sens des réalités, avaient été les premières à se méfier des innovations de la Révolution; autant par intuition que par spéculation, elles rejetèrent dans les mêmes termes le Concordat. Cette détermination marque avant tout une volonté d’opposition à la "nouvelle religion" du Premier Consul; elle ne s’est jamais mieux et plus fermement exprimée qu’à travers les femmes.
Religioscope - A quel moment les derniers prêtres anticoncordataires disparaissent-ils?
Jean-Pierre Chantin - Dans les années 1830-40, le dernier en 1850. On voit bien la différence de situation entre les Vendéens et les Lyonnais: les premiers ont recours à des prêtres de substitution, lesquels sont dissidents sans vraiment savoir pourquoi – des prêtres en rupture de ban, sans être anticoncordataires d'origine, ce qui valut parfois aux fidèles de tomber sur des aventuriers.
Les Lyonnais ont toujours refusé de le faire. Il est vrai qu'ils voyaient la possibilité de se tourner vers l’Eglise janséniste d’Utrecht, en rupture avec Rome depuis le XVIIIème siècle. Utrecht refusa en déclarant que, si la hiérarchie légitime française n’avait pas voulu pérenniser la situation, l’Eglise d’Utrecht ne le pouvait pas non plus. Ces négociations eurent lieu dans les années 1850.
Bernard Callebat - La situation dans le Midi est tout à fait singulière. Elle est due au fait que l’opposition anticoncordataire avait un caractère religieux et politique très prononcé. Dans les années 1840, un certain nombre de prêtres carlistes espagnols, fuyant l’Espagne, vont s’installer dans le Midi. Il existe manifestement une affinité entre les milieux anticoncordataires, presque exclusivement légitimistes, et les prêtres carlistes, fidèles à la branche aînée des Bourbons d’Espagne. Ces prêtres vont ainsi desservir certaines familles anticoncordataires. A deux reprises: d’abord, après la première guerre carliste vers 1835, puis dans les années 1870-1880, suite à la deuxième guerre carliste. Ainsi observe-t-on une présence sacerdotale dans certaines communautés, après la disparition des derniers prêtres anticoncordataires survenue dans les années 1840.
Religioscope - Au moment de la disparition des derniers prêtres, que sait-on des sentiments des fidèles anticoncordataires, issus d'une tradition dans laquelle le clergé joue un rôle capital ?
Jean-Pierre Chantin - Les Lyonnais prennent l’autorité morale sur l’ensemble des groupes, excepté les Belges. A leurs yeux, l’absence de prêtres est un signe divin: ils sont le petit reste de fidèles persécutés qui doivent subir des épreuves face à la Grande Eglise. Cela les conforte dans leur situation et ils y perçoivent un signe supplémentaire de la justesse de leur cause et de la prochaine fin des temps. En fait, ils attendent qu’un concile œcuménique se prononce sur la question et leur donne raison.
Bernard Callebat - En dehors du particularisme méridional, on fera observer que les catholiques anticoncordataires ont été élevés dans les traditions et usages de l’époque révolutionnaire. Le fait de ne pas avoir recours à des prêtres pour la célébration des offices ne constitue pas un acte contraire à la discipline de l’Eglise puisque la célébration de l’office sans prêtre fait aussi partie du culte de l’Eglise. Ces pieuses célébrations naissent spontanément du dévouement d’un paroissien. Les catholiques anticoncordataires disposent de traductions de l’Ordinaire de la Messe, déjà nombreuses avant 1789 et, pour leur faciliter le déroulement de ces réunions, de Manuels à l’usage des catholiques privés de messe, sortes de rituels réservés aux laïcs.
Jean-Pierre Chantin - Mgr de Marbeuf, archevêque de Lyon mort pendant la Révolution, avait prévu un livre pour répondre à cette situation de communauté sans prêtre.
Bernard Callebat - Comme le précise Jean-Pierre Chantin, c’est en effet au moment du Directoire que certains évêques comme Mgr de Marbeurf, ou encore Mgr Talaru, évêque de Coutances, réglementèrent ces pratiques afin de mieux les contrôler.
Religioscope - Comment s’organise concrètement ce culte entre laïcs ? Comment appelle-t-on ces messes que l’on célèbre sans prêtre ? Ces offices sont-ils célébrés de façon communautaire ou au sein d’un cadre familial ?
Jean-Pierre Chantin - Nous pouvons les appeler des messes sans prêtre, ou plus exactement en l'absence de prêtre – les anticoncordataires n'aiment pas l'expression de "messes blanches". Très concrètement, nous avons une cérémonie du type du XVIIIème siècle, célébrée en français (le latin est introduit en France au XIXème siècle), où rien n’est changé, sauf les éléments réservés au seul prêtre. Par conséquent, il n’y a pas de consécration. En revanche, les baptêmes sont possibles, ou encore les mariages qui s’organisent sans la bénédiction du prêtre.
Bernard Callebat - Pour éviter toute confusion sur la terminologie, précisons que l’office sans prêtre célébré par les anticoncordataires n’a pas la même signification que ce que nous appelons aujourd’hui les ADAP, c’est-à-dire les assemblées dominicales en l’absence de prêtre. Chez les catholiques anticoncordataires, la situation est considérée comme transitoire et le prêtre reste le personnage central et indispensable du sacrement. Tout cela est conforme à la tradition de l’Ecole française de spiritualité. Par conséquent, la cérémonie ainsi organisée n’est pas une fin en soi, mais sert de palliatif dans des circonstances d’exception.
Alors que dans la théologie des ADAP, on est en présence d’une pratique de substitution dont les promoteurs imaginent qu’elle pourrait se poursuivre indéfiniment.
Jean-Pierre Chantin - Cependant, pendant une certaine période, certains eurent recours à des subterfuges, tels que des hosties ou l’eau bénite préalablement préparées par les derniers prêtres avant leur disparition.
Bernard Callebat - D’un point de vue pratique, pour bien marquer leur intention, à savoir qu’il n’est pas question de se substituer au prêtre, les catholiques anticoncordataires ont recouru souvent à la présence de plusieurs lecteurs pour éviter de centrer la célébration de l’office sur une seule personne.
Religioscope - Cela signifie néanmoins que certains laïcs commencent à occuper dans la pratique un rôle central, un rôle de pôle de référence.
Jean-Pierre Chantin - La situation de ces laïcs est très diverse selon les groupes, mais avec les traditionnels critères, soi les plus anciens ou les plus instruits, soi les personnes dont le caractère exceptionnel est exemplaire. Pour les Lyonnais, la chose est plus simple: le fameux séminaire évoqué précédemment a été fermé, mais il y a un enseignement qui continue pour les enfants ainsi qu’un enseignement supérieur pour former les dirigeants.
Bernard Callebat - On pourrait même ajouter le caractère familial de la sélection, comme en Vendée où, après le décès du dernier prêtre, - en l’occurrence l’abbé Pierre Texier -, les parents de la famille Texier ont assuré la continuité du culte jusqu’à aujourd’hui. Sur un plan dogmatique, il n’est pas inutile de rappeler que même sans prêtre, l’administration des sacrements du baptême par un laïc, et du mariage en présence des témoins et d’un laïc comme assistant, reste parfaitement valide.
Religioscope - Au début du XXème siècle, le Concordat disparaît, ne subsistant aujourd’hui en France qu’en Alsace-Moselle. Comment réagissent ces groupes anticoncordataires, qui représentent alors vraisemblablement 10.000 à 20.000 personnes en France?
Jean-Pierre Chantin - En 1870, au premier Concile du Vatican, les anticoncordataires demandaient que, soit le pape, soit un concile oecuménique, reconnaisse l’erreur de Pie VII, et rétablisse la hiérarchie légitime. Deux représentants lyonnais y font leur demande au nom de tous les anticoncordataires français –consultés au préalable- en répandant un petit opuscule qui explique la situation, et ils parviennent ainsi à intéresser réellement certains prélats. Ils ont des contacts assez poussés avec plusieurs d’entre eux.
Bernard Callebat - Ces représentants sont pris au sérieux par les évêques. Comme le révèlent les actes des débats du concile Vatican I, ce sont les évêques de la minorité franco-belge avec comme chef de file, Mgr Dupanloup, qui s’opposeront aux prétentions des fidèles de la Petite Eglise. Au contraire, plusieurs évêques de la majorité, comprenant les partisans de l’infaillibilité pontificale, soutiendront la cause des anticoncordataires. Cette situation n’est pas étonnante. Les catholiques anticoncordataires sont perçus d’abord comme des catholiques romains.
Religioscope - A Vatican I, ils ne parviennent pas à faire reconnaître l’erreur de Pie VII?
Jean-Pierre Chantin - Ils reçoivent la promesse d’une lettre. Et ils l'attendent. Lors du concile Vatican II, il a été envisagé de les inviter à nouveau. Les Lyonnais ont répondu qu’ils attendaient toujours la réponse du précédent concile…
Bernard Callebat - Au moment du concile Vatican I, après que les Pères eussent affirmé le principe de l’infaillibilité pontificale, il fut rappelé le principe de la dualité de pouvoir dans l’Eglise, avec un pouvoir de juridiction reconnu aux évêques. Tout cela allait dans le sens de la demande des fidèles anticoncordataires, mais les travaux ayant été interrompus par la guerre, la question ne fut pas traité jusqu’au bout.
Jean Pierre Chantin - La séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 ne pose aucun problème aux anticoncordataires. Le clergé lyonnais a profité de la séparation pour écrire aux gens de la Petite Eglise que le Concordat était mort et qu’ils pouvaient revenir dans les églises. Ces gens très catholiques et ne participant pas aux offices catholiques de la paroisse gênait en effet un peu le clergé! Ce retour en masse de catholiques fervents serait une victoire pour le clergé français. En 1905, ils répondent que la séparation est un acte français et non le fait de Rome. Ce n’est pas la réponse qu’ils attendaient.
Bernard Callebat - J’ajouterai qu’il y a deux éléments qui ne sont pas corrigés par la loi de séparation : d’une part, le nouveau texte ne remet pas en cause l’épiscopat concordataire, d’autre part, les liens de subordination entre l’Eglise et l’Etat ne sont pas supprimés. Le clergé n’est certes plus rémunéré par l’Etat, mais les catholiques anticoncordataires observent que finalement, l’Etat récupère ce qui lui rapporte et restitue ce qui lui coûte. C’est-à-dire que d’un point de vue financier, il se débarrasse de la charge financière représentée par la rémunération du clergé, et d’un point de vue patrimonial, il confisque la propriété des églises et des presbytères, lesquels représentent un capital d’investissement exceptionnel. En outre, le triomphe de la laïcité – que seuls les anticoncordataires avaient dénoncé dès 1801 avec, par exemple, l’institutionnalisation du mariage civil et du divorce – va à l’encontre du projet de restauration de la cité catholique.
Religioscope - En 2003, la résistance anticoncordataire en France existe toujours. Que se passe-t-il au XXème siècle? Observe-t-on un déclin numérique ou les anticoncordataires réussissent-ils, par renouvellement interne, à conserver une stabilité?
Jean-Pierre Chantin - On peut estimer que la grosse perte se fait après la Restauration et les disparitions de prêtres. Depuis les années 1850, les chiffres demeurent stables, car ce sont des familles nombreuses et les mariages ne se font pas nécessairement entre anticoncordataires: des gens intègrent les familles par mariage. Cependant, si les chiffres ne varient plus depuis un siècle et demi, il faut préciser que ce sont des groupes discrets qui ont été très mal perçus au moins au XIXème siècle et mal compris au XXème siècle. Ils n’aiment pas faire parler d’eux.
Religioscope - Ces groupes n’accueillent-ils pas, en dehors de ces mariages, de nouveaux “convertis” au XXème siècle?
Bernard Callebat - Il n’y a pas d’activité apostolique vis-à-vis de l’extérieur, mais des conversions sont possibles à l’occasion de mariages. En définitive, les groupes sont restés quantitativement stables parce que leurs pratiques religieuses et sociales n’ont pas évolué. L’attachement qu’ils portent à l’institution familiale et à ses traditions assure la cohésion et la pérennité des groupes.
Jean-Pierre Chantin - Les groupes les plus importants ont subsisté, mais aussi ceux qui furent les moins touchés par l’exode rural. Les Vendéens ont des groupes où on observe encore une présence assez importante dans les villages. A Lyon, ce sont des groupes urbains qui reçurent dans leurs familles les ruraux venus travailler, les anticoncordataires lyonnais avaient des entreprises importantes. Ils ne subissent pas l’érosion de l’exode rural.
Bernard Callebat - Dans le Midi, jusqu’au milieu du XIXème siècle, les groupes étaient relativement importants mais éclatés en sous-groupes, à Lombez, à Pamiers, à Toulouse ou encore à Mirepoix. Le développement industriel, l’expansion des voies de communication, l’abandon des activités rurales ont fait éclater progressivement l’ensemble, au point de réduire considérablement les effectifs. L’absence d’autorité commune à tous ces groupes n’a pas favorisé la stabilité des modes de vie.
Religioscope - Tout en respectant le légitime désir de discrétion de ces groupes, peut-on effectuer un inventaire géographique de la présence anticoncordataire en France et en Belgique en l'an 2003 ?
Jean-Pierre Chantin - Les Vendéens dominent toujours numériquement, environ 3000 à 4000 personnes. Le deuxième groupe, quelques centaines, est représenté à égalité par les Lyonnais et les Belges - qu'on appelle les stévenistes – ces derniers ont eu un mouvement de retour important dans la grande Eglise après le concile de Vatican II, lorsque Rome a envoyé un ancien évêque missionnaire français qui avait été obligé de quitter la Chine (et ne dépendait donc pas de l’Eglise concordataire).
Le groupe du Charolais est difficile à estimer, mais sans doute oscillant entre 200 et 300 personnes. Dans les Hautes-Alpes, il est difficile de savoir quelle elle est la situation, car le groupe est peu aisément identifiable (c'était beaucoup plus facile au XIXème siècle, moins aujourd'hui, car les gens ne vont plus à la messe!).
En Isère, près de Grenoble, il existe encore quelques groupes. En Provence, vers Saint-Maximin, il reste peut être quelques familles liées aux Lyonnais.
Les groupes dans le Massif central (en Auvergne) ont disparu. Les communautés normandes n'existent plus, de même que celles de la région de Blois et Vendôme. Il y a toujours le mythe du "dernier survivant": pour ces groupes aujourd'hui disparus, la fin se situe la plupart du temps dans l'entre-deux-guerres.
Il n'est pas impossible, avec les migrations depuis la fin du XIXe siècle, qu'il y ait aujourd'hui des anticoncordataires à Paris. Le fait que la pratique catholique en France soit si basse rend bien entendu les identifications plus difficiles.
Bernard Callebat - Pour le Midi, on peut évaluer la présence des catholiques anticoncordataires à plusieurs dizaines de familles.
Jean-Pierre Chantin - Ces anticoncordataires s’efforcent de pratiquer leur tradition comme autrefois. Les fêtes chômées en sont un exemple évident. Il leur faut trouver un employeur qui accepte qu’ils chôment des fêtes non officielles. Le jeûne est également une pratique vivante dans ces communautés et ces pratiques permettent la maintenance du groupe, comme la persistance de biens communs à chaque groupe: écoles, bibliothèques, système d’entraide par exemple.
Bernard Callebat - Il est clair que le jeu des solidarités familiales a largement contribué au maintien de la tradition anticoncordataire. Mais cette explication est insuffisante. Toutes les études historiques, anthropologiques et sociologiques ne pourront jamais rendre compte d’une donnée qui les dépasse: le mystère de la foi.
Religioscope - Tous ces groupes sont donc en lien entre eux, mais n’existe-t-il pas de groupes vivant isolé du reste du mouvement ? Se reconnaissent-ils tous comme appartenant à une même mouvance ?
Jean-Pierre Chantin - Ils se reconnaissent comme appartenant à une même mouvance, mais il existe toutefois des disparités et des ruptures. Un exemple net se trouve chez les Belges stévenistes qui n’ont jamais accepté les Lyonnais jansénistes, jusqu’à aujourd’hui. J'ai vu des lettres des stévenistes dénonçant auprès des Vendéens les Lyonnais pour cette raison.
Il existe également des dissensions sociales, notamment à Lyon où apparaissent des dichotomies entre des familles aisées – qui gèrent les structures du groupe – et des familles plus modestes, même si ces familles se retrouvent au sein du même ensemble.
Religioscope - Existe-t-il encore dans certaines localités françaises des lieux de réunion actifs construit à l’usage des groupes anticoncordataires?
Bernard Callebat - Dans le Midi, le culte étant essentiellement familial, il n’y a pas de lieu de culte particulier. Les fidèles se rassemblent à l’occasion de quelques pèlerinages. En Vendée, la situation est différente. Il s’agit du groupe le plus important; des paroisses entières ont jadis basculé dans l’opposition anticoncordataire. Les lieux de culte y sont donc importants et nombreux, comme à Courlay où se trouve une chapelle pouvant réunir plus de mille fidèles.
Jean-Pierre Chantin - Dans le Lyonnais, l’organisation est aussi familiale et nous trouvons, au mieux, des chapelles dans des demeures importantes. Ils possèdent toutefois d’autres structures: des écoles primaires, des bibliothèques, un système de vignes dans le Beaujolais donné par le dernier prêtre de la Petite Eglise et qui permet d’avoir un revenu autorisant des réseaux d’entraide.
Religioscope - Cela s’organise-t-il sous forme d’association comme structure légale extérieure ou est-ce sur une base totalement privée?
Bernard Callebat - Certaines structures répondent obligatoirement à des impératifs juridiques; d’autres, comme les œuvres charitables, dépendent d’initiatives essentiellement privées.
Religioscope - Ces croyants ne se distinguent probablement pas du reste de la population, excepté peut-être dans les petits villages, où chacun connaît les autres habitants.
Jean-Pierre Chantin - Dans les villages, le nom de famille révèle si l'on est ou non anticoncordataire. Ils ne participent pas non plus en général à la vie de la commune.
En ville, où ils restent très présents dans certains quartiers comme à Lyon, des personnes prétendent que l'on peut reconnaître un anticoncordataire à son habillement strict. Mais je ne le pense pas, même si les tenues excentriques ne sont certainement pas de mise. La tenue sera correcte.
Bernard Callebat - Il est une attitude caractéristique du comportement des catholiques anticoncordataires: la rigueur morale. De fait, elle s’attache aussi au devoir de mémoire, de souvenir, autant de principes qui soutiennent la passion de la fidélité.
Religioscope - Dans un souci de perpétuation, comment s’organise le passage des générations? Assiste-t-on encore à des efforts du côté, soit d’évêques français, soit du Saint-Siège, pour résoudre cette question? Aujourd'hui, à Rome, quelqu'un est-il chargé du dossier anticoncordataire?
Jean-Pierre Chantin - L'aspect de cohésion familiale joue un rôle important pour cette pérennité – si un jeune appartenant au groupe veut prendre son autonomie, il va lui être difficile de maintenir ses relations avec sa famille. Les anticoncordataires demeurent donc plutôt dans une logique familiale. La pérennité du groupe ne les préoccupe pas – sauf en ce qui concerne le groupe local. Ils savent que cette pérennité ne dépend pas d’eux, surtout pour ceux – pas tous - qui s'inscrivent dans une position millénariste et disent qu'ils ne sont pas en mesure d'interpréter le moment de Dieu.
Bernard Callebat - Les catholiques anticoncordataires se sont soudés, au fil des générations, dans une tradition de prières. Et dans ces pratiques immuables depuis deux siècles, ils inscrivent le respect religieux de la foi héritée des ancêtres. Rien ne peut, et ne doit changer car c’est ainsi que la foi a toujours été transmise.
Jean-Pierre Chantin - Au niveau des relations avec l’Eglise catholique romaine, chaque diocèse possédant sur son sol des anticoncordataires le sait et bien souvent les questions se posent au niveau de l’official. Mgr Gerlier, à Lyon, a par exemple fait dresser des listes d’adresses des anticoncordataires afin de pouvoir leur écrire, avant Vatican II. Dans les cas concrets, un anticoncordataire n’a pas à faire de démarche pour assister à la messe, il n’est pas question de lui demander une rétractation. On lui demande certes un acte de baptême, mais un acte de baptême anticoncordataire. On ne lui demandera pas de recevoir le sacrement de confirmation. Si un anticoncordataire demande à se marier à l'église, la question sera traitée au niveau du diocèse. Les diocèses suivent donc ces questions lorsqu’un cas se présente.
Bernard Callebat - On remarque parfois des anomalies institutionnelles datant de l’époque concordataire et révélatrices des rapports de force de l’époque : par exemple, le département des Deux-Sèvres ne possède toujours pas d’évêché alors que d’ordinaire, l’administration ecclésiastique est calquée sur la géographie départementale. Le clergé des Deux-Sèvres relève donc depuis 1801 de la juridiction de l’évêque de Poitiers.
Sur un autre plan, on observe qu’il y a eu des glissements de la part de la “Grande Eglise”, ne serait-ce que dans le vocabulaire. On parlait au début du XIXème siècle de “secte anticoncordataire”, de “schismatiques”; progressivement ces références ont disparu pour laisser place aujourd’hui au vocable de “dissidents”. A leur égard, Il n’est plus question de conversion, d’abjuration, ni de nouvelle profession de foi.
D’un point de vue administratif, il n’existe plus de service spécialisé chargé de suivre, au sein des diocèses ou d’une Congrégation romaine, le dossier des catholiques anticoncordataires. Pour autant, la nonciature apostolique à Paris n’ignore pas leur existence.
L’une des dernières démarches entreprises par Rome remonte à l’après-guerre, quand un ancien missionnaire, Monseigneur Derouineau fut envoyé en France auprès des communautés anticoncordataires. A la même époque, il fut demandé aux évêques de faire un rapport d’activités sur leur diocèse. Ni Mgr Gerlier, archevêque de Lyon, ni son suffragant, Mgr Ancel n’évoquèrent l’existence des anticoncordataires dans leur ville. Seul Mgr Vion, évêque de Poitiers, en fit mention. Aujourd’hui, cette question ne semble plus intéresser les hommes d’Eglise alors que le Concordat de 1801 sert toujours de modèle à la diplomatie vaticane.
Jean-Pierre Chantin - Sans dévoiler de secrets, on peut dire cependant que toute occasion d’entrer en contact avec les Vendéens est prise. Dès que survient un événement particulier dans cette région où l’Eglise se trouve mêlée, des contacts sont pris avec la Petite Eglise pour les rendre attentifs à leur situation particulière. La Vendée continue probablement de soulever un problème plus sensible que les autres, et le groupe numériquement plus important est considéré comme plus “accessible” que les irréductibles dirigeants lyonnais.
Cet entretien s’est déroulé à Carcassonne le 28 août 2003. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. L’entretien a été retranscrit par Olivier Moos. Jean-Pierre Chantin et Bernard Callebat ont revu le texte en octobre 2003.
© 2003 Religioscope, Bernard Callebat et Jean-Pierre Chantin.
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BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
CHANTIN Jean-Pierre, «Anticoncordataires ou Petite Eglise? Les oppositions religieuses à la loi du 18 germinal an X», in Chrétiens et sociétés, XVIe-XXe siècles, bulletin n°10 du Centre André Latreille (université Lyon 2) et de l’Institut d’Histoire du Christianisme (université Lyon 3) – UMR CNRS 5035, 2003, à paraître.
DROCHON Jean-Emmanuel, La Petite Eglise, essai historique sur le schisme anti-concordataire, Maison de la Bonne Presse, Paris, 1894, 416p. [très critique mais beaucoup de renseignements]
LATREILLE Camille, Après le Concordat, l’opposition de 1803 à nos jours, Hachette, Paris, 1910, 284p. [la première étude historique sérieuse]
LATREILLE Camille, L’opposition religieuse au Concordat de 1792 à 1803, Hachette, Paris, 1910, 290p. [les origines de l’opposition]
MAISONNEUVE H., «Petite Eglise», in Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, t.XI, fascicule 49, col.63-80, Letouzey et Ané, Paris, 1986. [une bonne synthèse, bibliographie régionale]