Le 19 septembre dernier, à la dernière minute, l’accord qui devait être signé entre le Vatican et l’Etat géorgien a été reporté sine die après de vives protestations de la part de l’Eglise orthodoxe autocéphale de Géorgie et ses fidèles. L’Etat géorgien, par l’intermédiaire du Ministre d’Etat, M. Avtandil Djorbénadzé, s’est plié quasi immédiatement à la demande de l’Eglise. Le texte devait conférer un statut légal à la communauté des 50.000 catholiques du pays, en l’absence de loi sur la religion.
La veille, à la télévision d’Etat, le Patriarche Ilia II déclarait que «c’est un faitregrettable qu’aucune consultation n’ait été tenue avec l’église [orthodoxe] géorgienne, c’est cela qui a inquiété la société.» Le «secret» dans lequel aurait été préparé le texte aurait provoqué la colère des fidèles et des religieux. «Un droit moral nécessitait que le Patriarcat de Géorgie soit consulté », estime Dimitri Boveradzé, doyen de la Faculté de théologie de Tbilissi. Aucune disposition juridique n’oblige l’Etat à consulter le Patriarcat.
La crainte du prosélytisme semble également à l’origine de la protestation. «Pour la Géorgie orthodoxe, a expliqué Ilia II lors d’une conférence de presse donnée le 18 septembre, la signature d’un accord inter étatique avec le Vatican ne peut pas être désirable.» A la télévision, l’archevêque Zénon, un membre très influent de l’Eglise géorgienne, a déclaré que «signer un accord rendrait le Vatican capable de renforcer son influence en Géorgie, de bâtir des églises en nombre infini et de fonder des séminaires.» (Six églises catholiques sont actuellement occupées par l’Eglise orthodoxe géorgienne malgré les réclamations de l’Eglise catholique.)
«Quelle idée cela va-t-il donner de la Géorgie dans le monde?», s’est interrogé Mgr. Jean-Louis Tauran, chef de la diplomatie du Vatican, venu spécialement à Tbilissi pour la signature. Il s’est déclaré «heurté par la conduite de l’Eglise orthodoxe de Géorgie qui a diffusé des nouvelles qui ne correspondent pas à la vérité, malgré le fait que nous ayons montré à plusieurs reprises notre volonté de fournir l’information au sujet des discussions en cours» avec le gouvernement.
L’argument du «secret» semble ne pas être la véritable raison de l’opposition de l’Eglise de Géorgie à la signature de cet accord. D’ailleurs, une source préférant garder l’anonymat soutient que le Patriarcat disposait d’une version du texte, remise clandestinement, au moins quelques jours avant le 19 septembre.
Pour l’historien de l’Eglise géorgienne qu’est Levan Abashidzé, de l’Institut Saba de Tbilissi, «il est évident que c’est tout autre chose qui est en jeu.» «L’Eglise de Géorgie veut garder une position de leader dans le pays, explique Levan Abashidzé, et elle se sert de l’emprise qu’elle a sur l’Etat pour défendre cette position.»
L’article 9 de la Constitution de la Géorgie, de 1995, mentionne «le rôle particulier de l’Eglise apostolique autocéphale de Géorgie dans l’histoire de la nation.» L’accord constitutionnel signé le 14 octobre 2002, par le Président Chevarnadzé et Ilia II, notamment dans son article 1 où il est déclaré que«l’Eglise est historiquement établie sujet de droit, reconnu par l’Etat», renforce sa position dans le pays. Elle est la seule institution religieuse à bénéficier aujourd’hui d’un statut juridique.
Certes, le Patriarcat ne cesse de répéter qu’il est favorable à l’établissement d’un statut juridique pour toutes les religions du pays et encourage l’établissement d’une loi sur la religion. Mais, de fait, celle-ci n’existe toujours pas. Elle est invoquée comme une nécessité après chaque événement où la liberté religieuse est bafouée en Géorgie. «Mais, explique Dimitri Boveradzé, compte tenu de la situation psychologique de la société géorgienne, le moment n’est pas encore venu pour voter une telle loi.»
Lors de la polémique au sujet de l’accord qui devait être signé avec le Vatican, certains prêtres ont évoqué le fait qu’ainsi l’Eglise catholique espérait devenir «l’égale de l’Eglise géorgienne.» De façon anonyme, un membre d’une autre Eglise chrétienne affirme que «les relations sont bonnes et courtoises avec le Patriarcat tant qu’il n’est pas question de reconnaissance officielle ou juridique.»Réel ou feint, «le but de la manœuvre était d’empêcher qu’une autre Eglise chrétiennen' obtienne un quelconque statut juridique», estime Emil Adelkhanov, du Caucasian Institute for Peace, Democracy and Development.
L’accord avec le Vatican, affirme Mgr Gugerotti, nonce apostolique en Géorgie, reconnaissait d’ailleurs «le rôle particulier» de l’Eglise de Géorgie dans l’histoire nationale et déclarait la «vénération et la reconnaissance de l’Eglise catholique pour l’Eglise de Géorgie pour avoir sauvé le christianisme pendant l’histoire.» Il ne s’agissait que d’accorder un statut juridique à la minorité catholique du pays, environ 1 % de la population, assure-t-on au Vatican.
Depuis quelques années, notamment depuis 1997 où elle s’est retirée des mouvements œcuméniques, l’Eglise géorgienne insiste particulièrement sur le danger du prosélytisme et la volonté de forces extérieures de détruire l’Eglise et la nation géorgiennes.
C’est dans ce climat que, depuis 1999, des extrémistes orthodoxes, excommuniés de l’Eglise géorgienne, perpètrent des actes violents, des autodafés, détruisent des lieux de culte et de réunion de mouvements religieux comme les Témoins de Jéhovah ou l'Eglise baptiste évangélique. Le bureau géorgien de Human Rights Watch estime qu'une bonne centaine d'agressions ont été commises en quatre ans.
Le père Basile Mkalavichvili, le principal orchestrateur de ces actes, estime «qu’en attendant l'interdiction des sectes, c'est par la force que nous devons leur barrer la route. Les Témoins de Jéhovah, ajoute-t-il, sont soutenus par les USA et sont là pour détruire notre Eglise et notre patrie.»
Officiellement le Patriarcat condamne ces actes. A l’AFP, en août 2002, Zourab Tskhovrebadzé, du Centre de presse du patriarcat de Géorgie, affirmait que « l'Eglise orthodoxe géorgienne a toujours dénoncé ces actes. Mais il était impossible d'éviter le conflit car les jéhovistes menacent notre Eglise et l'Etat.»Récemment, le Métropolite Daniil déclarait qu’il n’y a «pas de problème de violence religieuse.» Il y a seulement, a-t-il dit, des «incidents isolés», souvent provoqués par des «méfaits» des «sectes totalitaires».
Un contexte avec lequel l’Etat joue pour servir ses fins politiques. Malkhaz Songoulachvili, qui préside l'Eglise baptiste évangélique, soupçonne le gouvernement de «manipuler les extrémistes pour détourner l'attention des citoyens des problèmes réels.» L’Etat est laxiste à l’égard de ces violences. «Ces groupes, affirme Guenadi Goudadzé, le chef de l'Union des témoins de Jéhovah de Géorgie, agissent ouvertement pour montrer qu'ils sont protégés.»
«Malgré les preuves accumulées, nous n'obtenons pas justice», déploreManoutchar Tsimintia, un avocat des Témoins de Jéhovah. Selon lui les audiences sont constamment reportées, les plaintes restent vaines et les condamnations non exécutées. La peur de l’étranger est souvent manipulée par des factions politiques ultra-nationalistes.
L’Etat et les partis politiques géorgiens «cherchent tous à être l’enfant chéri de l’Eglise», affirme Sozar Soubéliani, de l’Institut de libertés, une O.N.G. de défense des droits de l’homme. N’oublions pas le surprenant baptême du Président Chevarnadzé en 1992. A quelques semaines des législatives, le pouvoir s’est aussitôt plié à la volonté de l’Eglise dans l’affaire du Vatican.
Actuellement, chaque spot publicitaire des partis politiques fait allusion à l’Eglise géorgienne. «Dans le contexte politique, social et moral géorgien, la religion orthodoxe est la seule force idéologique capable de mobiliser les foules, explique l’archiprêtre Basile Kobakhidzé, un des rares membres de l’église à critiquer son attitude actuelle, tout le monde la craint.» L’Eglise géorgienne se sert de cette force pour parvenir à ses fins. «En se prononçant contre l’accord avec le Vatican,pense Sozar Soubéliani, elle a aussi voulu montrer sa puissance.» Pour Emil Adelkhanov, «elle a toujours une attitude qui consiste à être la servante favorite du pouvoir politique afin de le manipuler au mieux.» Elle chercherait à l’influencer le plus possible afin, de cette façon, d’être associée à l’exercice du pouvoir. Une attitude que les observateurs géorgiens estiment inspirée de Byzance et de sa symphonia entre l’Etat et l’Eglise.
L’historien Levan Abashidzé estime que «cette Eglise veut toujours plus de pouvoir.» Au fond, malgré ses dénégations, elle rêverait d’être une religion d’Etat, d’avoir la maîtrise complète des affaires religieuses en Géorgie et d’être riche. Quatre des douze articles de l’accord constitutionnel signé avec l’Etat en octobre 2002 concernent les biens de l’église. Depuis quelques mois, elle réclame l’octroi d’un statut spécial pour la ville sainte de Mskheta, l’ancienne capitale d'Ibérie, où elle devrait être consultée pour toute transaction immobilière.
Elle exerce également une grande emprise sur les esprits. «Les directeurs de conscience sont très exigeants, explique le père Kobakhidzé, ils demandent à être consultés pour tout et n’importe quoi.» Cette attitude est dictée «par le fait que ce n’est que de cette façon qu’elle peut avoir une large emprise sur le pays et l’Etat», estime Emil Adelkhanov.
«L’Eglise géorgienne veut être puissante et riche, déplore Levan Abashidzé,pourtant, la seule chose dont elle a besoin serait de mieux former ses prêtres.»L’historien de l’église géorgienne regrette que «les relations avec le Vatican aient subi un tel dommage, l’Eglise catholique était prête à apporter son aide en matière de formation par exemple.» Pour lui, toute cette affaire est aussi à mettre sur le compte de l’ignorance, du manque d’éducation et de l’absence de maîtrise du langage diplomatique des cadres de l’Eglise.
Régis Genté
Régis Genté est un journaliste indépendant installé dans le Caucase.
© Régis Genté 2003.