C’est en septembre 2003, au premier étage de la mosquée de Lille-sud que le lycée Averroès, le premier établissement privé musulman en France métropolitaine, a ouvert ses portes, après maints rebondissements. Aujourd’hui, quatorze lycéens y sont inscrits pour y suivre le même programme de seconde que celui dispensé dans l’enseignement public. A la seule différence que les élèves filles, comme une partie du corps enseignant féminin, sont voilées sans être inquiétées. Et que l’ensemble des adolescents suit, en options, des cours d’arabe et d’éducation islamique.
Des motivations partagées
Sept filles et sept garçons composent donc la seule et unique classe. Aïcha, 16 ans, tout comme ses autres camarades filles, est là pour un motif clair: d’abord et avant tout pouvoir porter le voile et échapper aux regards des autres. «Jusque là, on me faisait sentir que j’étais différente. Lorsqu’on porte le voile on est mise à l’écart, isolée», avoue la jeune fille d’origine marocaine.
Sylvie Taleb, la directrice de l’établissement, et également professeur de français, confirme. «Il y a un clivage net entre la motivation des garçons et celle des filles. Les premiers sont là pour des raisons scolaires, ils veulent réussir et être bien encadrés. Les filles, elles, sont portées par une motivation religieuse qui va plus loin que le simple fait de revendiquer un accessoire vestimentaire. C’est un souci d’unité psychologique. Certaines élèves, en étant contraintes d’enlever le voile ont le sentiment de ne plus être elles-mêmes et que leur personnalité se dédouble.»
Le fait de pouvoir se rendre au lycée sans contraintes et sans avoir à affronter le regard des autres permet à ces jeunes filles, «violentées psychologiquement» explique la directrice, de se reconstruire et de s’épanouir.
Des aménagements spécifiques
C’est dans ce contexte rassurant que les élèves ont donc fait leur rentrée, attirés aussi par la possibilité de suivre deux heures d’arabe hebdomadaire et une à deux heures, suivant les semaines, d’éducation musulmane.
Autre avantage du lycée aux yeux de ces jeunes musulmans, les aménagements spécifiques qui sont ou vont être consentis. Par exemple, les cours ne reprennent qu’à 15 heures le vendredi, jour de la grande prière. «Comme nous sommes au premier étage de la mosquée, les élèves sont sur place et donc prient ici. Les garçons dans la salle du rez-de-chaussée et les filles dans celle du premier étage. Ceci est provisoire, précise Sylvie Taleb, car à terme nous envisageons de construire un lycée. Cela dit, nous y bâtirons très probablement une salle de prières.»
Le jour de l’Aïd el Kébir, la grande fête du sacrifice, est ici considéré comme un jour férié et les horaires de cours vont être adaptés pendant la période de jeûne du mois de Ramadan. Certains jours, et selon les disponibilités des professeurs qui travaillent ailleurs, les cours vont être avancés au moment du déjeuner afin de libérer plus tôt les élèves qui pourront ainsi rompre le jeûne en toute tranquillité.
Enfin, le contexte laisse libres de certains choix les lycéennes. Une partie d’entre elles ne participe donc pas au cours de gymnastique. Alors que les autres y assistent voilées.
Evolution naturelle et… forcée
La naissance du lycée ne s’est pas faite du jour au lendemain. «C’est un projet que je porte depuis plusieurs années, explique Makhlouf Mamèche, aujourd’hui directeur-adjoint du lycée.C’est une évolution naturelle pour la communauté musulmane de France qui, après avoir construit des mosquées, constitué des associations et créé des mouvements, voulait, comme toutes les autres communautés, avoir ses écoles.»
Mais il ne manque pas de rappeler que le problème du voile a aussi joué un rôle déterminant. Ainsi, en 1997 à Lille, une vingtaine de filles du secondaire avait été expulsée de leur lycée car elles refusaient d’ôter leur voile. La mosquée de Lille-sud, choquée, avait alors pris en charge la scolarité de ces filles en les inscrivant à des cours par correspondance et en mettant en place de heures de soutien. Riche de cette expérience, qui a permis la réussite de 60% de ces lycéennes au bac, Makhlouf Mamèche, a donc fini par créer le lycée Averroès qui ouvrira en plus, l’an prochain, une classe de première.
Une communauté solidaire
La mobilisation et la solidarité de la communauté musulmane du Nord Pas-de-Calais, qui représente 500.000 personnes, ont été essentielles. Dès 2001, Makhlouf Mamèche a entamé une tournée des mosquées et des associations pour appeler les fidèles à investir dans le projet. «Aujourd’hui, 500 adhérents se sont déjà engagés à nous verser pendant cinq ans entre 10 et 250 euros par mois. Nous savons que les fonds sont là pour encore 2 ans.»
L’apport des parents d’élèves, «des militants de la première heure», qui acquittent des frais d’inscription de 1000 euros par an, ne représente que 10% du budget. Enfin, depuis que la nouvelle de l’ouverture d’un lycée musulman s’est répandue, quelques dons sont aussi arrivés. Mais aucun de l’étranger, assure-t-on.
Intégration
D’ailleurs, c’est aussi en partie pour des raisons financières que les dirigeants d’Averroès voudraient signer, avant les cinq ans habituellement requis, un contrat d’association avec l’Etat, qui leur permettrait de recevoir des aides significatives. Mais ce n’est pas l’unique motif.
«Il est dans l’intérêt de tous de travailler ensemble. Dans la situation actuelle, nous sommes conscients que l’Etat est dans une position embarrassante car il ne sait pas ce qui se passe au sein de l’établissement. Or nous avons été clairs dès le départ et mis en place toutes les conditions pour être reconnus. Notre programme est identique à celui de l’éducation nationale. Nous nous sommes alignés sur le volume horaire d’une classe de seconde et tous nos professeurs sont diplômés et exercent en parallèle dans des lycées privés ou publics.»
Makhlouf Mamèche et Sylvie Taleb sont clairs: leur désir est bien d’intégrer le système éducatif français. Ils avancent l’existence des lycées privés catholiques, protestants, juifs, etc., et considèrent comme un dysfonctionnement l’absence d’établissements privés musulmans, quand la France compte plus de 5 millions de musulmans.
«Nous voulons pouvoir donner un choix aux familles qui veulent placer leurs enfants dans nos écoles, insiste la directrice. Si nous voulons les préparer à être d’une part des citoyens français musulmans et les aider d’autre part à s’intégrer dans le tissu social laïc, il faut qu’ils se connaissent eux-mêmes. C’est la condition essentielle pour accepter l’autre mais aussi faire en sorte que l’autre vous accepte.»
Les non-musulmans sont d’ailleurs les bienvenus au lycée Averroès, «ce sera alors un signe de reconnaissance mutuelle fort, la preuve que tous les musulmans ne sont pas des terroristes». La situation est cependant peu probable tant que l’établissement n’aura pas fait ses preuves.
Controverse
L’équipe pédagogique est bien consciente de la pression qui pèse sur ses épaules et de la suspicion dont fait part une grande frange de la population française, qu’elle soit musulmane ou pas. «Beaucoup se demandent ce qui va se passer dans notre lycée. Va-t-on y faire du bourrage de crâne ou du lavage de cerveau? Nos élèves pourront-ils penser par eux-mêmes?», s’amuse le directeur-adjoint.
Cette inquiétude, décuplée par la méfiance qui règne aujourd’hui envers tout ce qui concerne l’islam et le monde musulman, est en grande partie alimentée par la personnalité du recteur de la mosquée de Lille-sud, très investi dans le projet, et qui le considère comme une vitrine pour son organisation. Amar Lasfar est en effet représentant de l’UOIF, l’Union des organisations islamiques de France, proche des Frères musulmans et milite pour le port du voile depuis les années 1990. C’est sans doute pour lever cette ambiguïté et effacer les accusations de tentative de repli communautaire, que la direction du lycée Averroès espère déménager rapidement hors des murs de la mosquée. Peut-être un moyen de s’affranchir, en façade, d’une tutelle parfois pesante.
Maya Larguet
© Copyright 2003 Maya Larguet