Nos lecteurs seront certainement intéressés de découvrir aussi le site riche en informations des SSF: www.ssf-fr.org. Signalons que la 78e semaine sociale se tiendra du 14 au 16 novembre 2003 à Paris et aura cette année pour thème "L'argent". Ceux qui souhaitent y participer ou sont simplement curieux d'en savoir plus peuvent trouver sur le site des SSF un abondant matériel de réflexion et d'information ainsi que des références bibliographiques.
Religioscope – L’expression "Semaines Sociales" évoque a priori une rencontre annuelle. Comment ont-elles commencé en 1904 et quelle en était l’idée?
Alban Sartori – D’une certaine manière, c’est l’Encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum, qui a été à l’origine de cette initiative. L’Eglise investissait ouvertement à cette occasion le champ social, notamment pour dénoncer la condition ouvrière, jugée inhumaine mais aussi pour se prononcer sur les questions difficiles de l’Etat, de l’économie sociale, des corporations… Mais la lettre encyclique revenait aussi sur la place des laïcs dans l’institution ecclésiale. Rerum Novarum, en insistant sur l’importance des «corps intermédiaires» (syndicats, corporations professionnelles, etc.), lance en effet un appel fort à tous les chrétiens, clercs comme laïcs, pour qu’ils s’investissent chacun à leur manière et à leur niveau, au niveau social, notamment à l’égard des plus pauvres et au profit de la justice sociale.
Les deux fondateurs des Semaines Sociales, un Lyonnais et un Lillois, semblent y avoir vu l’ouverture d’un nouvel espace pour les laïcs et la nécessité d’inventer un lieu où ceux-ci pourraient venir écouter des experts, réfléchir collectivement en confrontant leurs pratiques et renouveler par là-même non seulement la manière dont ils s’engageaient mais aussi celle dont l’Eglise pouvait penser les enjeux de société. On peut voir dans cet élan des premières années une «pensée sociale de l’Eglise» conçue non pas comme un dogme statique mais bien comme un corps organique, appelé à s’adapter sur la base de valeurs essentielles.
La première session des Semaines Sociales eut lieu à Lyon en 1904 et accueillit 500 personnes. D’année en année, ces rencontres se sont reproduites, réunissant de plus en plus de monde (5.400 personnes, encore à Lyon, en 1964!). Outre ces rendez-vous annuels, le réseau des Semaines Sociales, constitué à l’occasion des rencontres annuelles, a permis des rencontres et un dialogue très riche au sein de l’Eglise de France.
Religioscope - Ces gens étaient issus majoritairement du christianisme social et la préoccupation pour la condition ouvrière y était forte. Aujourd’hui, les domaines de préoccupation des Semaines Sociales ont considérablement évolué et la condition ouvrière n’est probablement plus au centre des débats. Pouvez-vous nous décrire cette évolution?
Alban Sartori - Si les problématiques ont évolué, il n’est pas certain que les thématiques aient changé. «La condition ouvrière» ne pourrait plus aujourd’hui être le titre d’une semaine sociale, comme cela a pu être le cas auparavant. Mais aujourd’hui, c’est la condition des travailleurs précaires qui pourrait être abordée. Si vous prenez la question du travail dans l’historique des thèmes retenus aux semaines sociales, vous verrez qu’il apparaît tous les 15 ans en moyenne, sous des jours différents. En 2001, à l’occasion d’une réflexion sur «Travailler et Vivre», c’est entre autres la question de la répartition des temps de la vie qui a retenu notre attention. Qui sait comment le thème sera abordé en 2016?!
Cela prouve bien que les Semaines Sociales ont à cœur de suivre l’évolution des hommes et des sociétés dans leur préoccupations. Au cours du siècle dernier, passées les sessions généralistes des premières années où différents sujets étaient abordés durant la même rencontre, différents axes thématiques furent retenus: la paix, la démocratie, mais aussi, après la seconde guerre mondiale, les problèmes du Tiers-Monde ou encore les phénomènes de socialisation. De plus en plus, actuellement, ce sont des phénomènes particulier et l’évolution du lien social en général qui retiennent l’attention de notre public, au travers de thème comme: la violence, l’éthique en biologie et dans la pratique médicale, l’argent.
De fait, les messages délivrés à l’issue des rencontres ont suivi ces évolutions, comme l’expliquait bien Jean Boissonnat, notre ancien président en 1995: «Avant-hier, les Semaines Sociales avait voulu démontrer que le chrétien ne pouvait pas vivre à l'écart de la société ; hier, qu'il devait s'engager dans la vie politique et économique ; aujourd'hui, les Semaines Sociales nous rappellent que l'existence du lien social dépend aussi de nous. A la fin du XIXe siècle, la question sociale, c'était la place de la classe ouvrière. Au début du XXe siècle, ce furent la construction de la paix, la défense de la démocratie menacée par les totalitarismes, puis les problèmes du développement économique, dans les pays industrialisés et dans le Tiers-Monde. Aujourd'hui se pose une nouvelle question sociale : celle de l'existence même du lien social, cette ceinture invisible et complexe qui transforme un agrégat d'individus en communauté de personnes liées entre elles par des relations croisées et même par des conflits, que ce soit dans la famille, le peuple, la nation, l'Eglise ou de nouvelles formes de société.»
Religioscope - Qu’est-ce qui va donner à ces thèmes traités, qui pourraient être abordés dans des cadres divers, leur tonalité particulière?
Alban Sartori – La préparation d’abord, confiée à un groupe composée de chrétiens attachés à la pensée sociale de l’Eglise. Elle colore nécessairement le programme qui est finalement proposé. Le fait ensuite que nombre de chrétiens interviennent à la tribune, même s’ils sont d’abord «recrutés» parce qu’on les considère comme des experts sur les questions que l’on souhaite traiter. Le public enfin, composé historiquement et majoritairement de «chrétiens sociaux», engagés dans l’action sociale d’une manière ou d’une autre. Beaucoup d’entre eux nous le disent: il s’agit aux Semaines Sociales tout autant d’entendre et d’apprendre, que de débattre et se rencontrer. De fait, nos sessions, avant d’être des lieux de formation, sont des lieux de rencontre. Ceci nous tenant à cœur, nous y rajouterions volontiers «pour imaginer ensemble le regard du Christ sur les réalités sociales d’aujourd’hui»…
Religioscope - Vous avez mentionné les difficultés qu’il y a pu avoir à certaines époques par rapport à l’institution. Aujourd’hui le contexte est différent, mais dans quelle mesure les responsables des Semaines Sociales consultent-t-ils, par exemple, la Conférence épiscopale de France pour les choix de thèmes? Quelle est votre interaction avec d’autres institutions d’Eglise?
Alban Sartori – La formule consacrée m’inviterait à répondre que nous travaillons «en bonne intelligence» avec l’Eglise… Aujourd’hui, cela signifie que nous entretenons de très bonnes relations avec nos évêques, même si nous travaillons de manière indépendante. Indépendance également vis à vis du pouvoir politique. Une formule, consacrée il y a bien longtemps, consiste à dire qu’il n’y «ni évêques ni ministre» parmi les conférenciers que nous invitons. Cela illustre simplement ce souci que nous avons de garantir notre indépendance vis à vis de toute institution.
Mais l’indépendance ne signifie pas l’autonomie, bien au contraire. Nous avons à cœur de nous nourrir de manière équilibrée de tout ce qui émane de l’Eglise. Pour exemple, nous comptons parmi les membres de notre comité scientifique un évêque mais aussi des personnes issues du Secours Catholique, du CCFD, de l’Emmanuel, des EDC, du MCC, de l’ACGF, de la communauté Sant’Egidio, de diverses publications catholiques… Vous le voyez, veiller à notre indépendance, c’est veiller à la diversité des sources qui font les Semaines Sociales de France, ce n’est pas, loin s’en faut, travailler loin d’elles, comme si nous détenions seuls la vérité révélée!
Religioscope - Au-delà de votre définition de «carrefour», quels traits vous semblent-ils marquer la spécificité des Semaines Sociales dans le contexte français?
Alban Sartori - Les Semaines Sociales ne sont pas un think tank, car nous ne travaillons pas sur le mandat de quelqu’un, ni un lobby. Nous ne sommes ni un parti, ni une confédération, ni encore un mouvement.
C’est un lieu de rencontre ouvert mais exigeant dans ses approches. C’est un lieu de mémoire et de connaissances mais aussi de sens, car ce qu’entreprennent les chrétiens et militants engagés dans la société comporte pour nous une direction et une signification.
Religioscope - En 2004, vous fêterez le centenaire des Semaines Sociales. Il y a un siècle, nous nous trouvions en plein débat sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat; aujourd’hui, nous sommes au cœur de la construction européenne. A vos yeux, l’Europe et le pluralisme en son sein devient un thème essentiel?
Alban Sartori – Au regard des problématiques européennes à venir mais aussi de l’engagement passé des chrétiens dans la société, le pluralisme est bien entendu pour nous une question centrale, parce qu’elle a directement trait au lien social. De plus en plus, les populations se croisent et se rencontrent entre pays mais aussi au sein d’une même société. La question centrale, qui revient au travers de différentes problématique, est la suivante: qu’est-ce qui nous unit? Concrètement, cela peut être la manière dont les chrétiens ont œuvré en société au service de leurs frères, chrétiens ou non; la manière dont nous accueillerons au sein de l’Union Européenne 10 nouveaux membres, aux histoires et parcours très différents des nôtres; la manière dont, en France, nous allons répondre à la question de la laïcité. Cela explique que le pluralisme soit au cœur de la «session du centenaire» des Semaines Sociales: il ne s’agit plus de vivre malgré ou avec nos différences mais bien de vivre de nos différences. Cette session s’apprête à bien des titres à être un important rendez-vous d’Eglise, au niveaux français et européen.
Pour ce qui est de l’Europe, il y a eu l’intuition au sein des Semaines Sociales, dès le milieu des années 1980, que l’on ne pouvait plus isoler au niveau français les problématiques abordées, en raison de leur dimension internationale. A l’initiative de Mgr Homeyer, président de la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), une rencontre fut organisée entre Hans Joachim Meyer, président du Comité Central des laïcs allemands, et Jean Boissonnat, alors président des SSF, qui a donné lieu en mai 2000 à la publication d’un manifeste pour une conscience européenne. Ce dernier partait du désenchantement de nombre d’Européens vis-à-vis de la question européenne, alors même que ce rêve européen avait quelque chose de profondément spirituel et était donc, pour nous, signé au contraire d’espérance.
Un moteur franco-allemand s’est créé à cette occasion et a drainé tout un groupe de travail européen, comprenant notamment le groupe ZNAK en Pologne, l’Action catholique autrichienne, les Semaines Sociales italiennes, les Semaines Sociales européennes rassemblant des amis belges et hollandais, une représentante hongrois, un représentant des Propagandistas espagnols, un représentant de la COMECE, un autre de l’équipe de l’antenne des Semaines Sociales Nord Pas de Calais puisque c’est à Lille qu’aura lieu notre centenaire en 2004.
Ce groupe oeuvre dans deux domaines: le premier est l’organisation de la partie européenne de notre centenaire en 2004, où nous comptons accueillir plus d’un millier d’Européens. Le second domaine est le suivi de la construction européenne pour nous permettre d’être une force de proposition dans le cadre des consultations de l’Europe. C’est un groupe qui organise tous les ans un sommet européen, dont le point de départ fut celui de Berlin en 2002: 120 responsables d’une vingtaine de pays européens s'y retrouvèrent. Malgré quelques difficultés, bien normales lorsque l’on accueille l’autre dans sa différence, un dialogue intereuropéen a pu se créer et ces rencontres ont entraîné un mouvement, une nébuleuse qui fonctionne plutôt bien. En 2003, il y eut un rassemblement plus restreint à Cracovie. De nombreuses contributions ont été proposées lors de différentes consultations. Une nouvelle rencontre est prévue à Salzburg en janvier 2004.
Religioscope - Parmi ces nombreux Européens que vous inviterez en 2004, il y aura des représentants de «carrefours» semblables dans des pays étrangers qui ont été inspirés par l’exemple des Semaines Sociales de France. Pourriez-vous nous préciser dans quels pays les Semaines Sociales ont essaimé?
Alban Sartori - A ma connaissance, il y a les Semaines Sociales italiennes qui doivent être les plus anciennes après celles de France. Les Semaines Sociales européennes datent elles des années 90. En dehors de l’Europe, des Semaines Sociales libanaises ont été créées il y a environ quatre ans, et en République du Congo cet été.
Religioscope - Il ne s’agit donc pas d’initiatives remontant – pour la Belgique ou les Pays-Bas – à l’entre-deux-guerres, mais aux vingt dernières années. Cela semble indiquer qu’il existe une nouvelle actualité des valeurs du christianisme social dans un contexte européen de plus en plus sécularisé. Quels en sont les axes principaux? Comment expliquer que l’on vienne aujourd'hui demander des réponses au christianisme social?
Alban Sartori – Pour tout vous dire, je ne laisse pas d’être surpris par cette actualité, sans cesse renouvelée. Les piliers de la pensée sociale de l’Eglise, qui nous poussent à réfléchir sur la justice sociale, la subsidiarité (passée dans le jargon institutionnel de l’Europe), la liberté individuel, la solidarité, sont aussi utiles à la réflexion des chrétiens qu’ils l’étaient il y a un siècle! Et il me semble qu’aujourd’hui, dans un monde complexe et incertain, ces piliers sont d’une efficacité redoutable pour construire des sociétés fraternelles. La difficulté (non négligeable!) est de réussir à les incarner dans notre temps.
Pour le reste, il me semble que cette actualité tient au fait que nous redécouvrons que nos Eglises peuvent être des lieux de débats ouverts sur les questions de société. C’est particulièrement vrai en France, où le contexte de laïcité parfois exacerbé nous a peut-être fait oublier le fait que nous, chrétiens, sommes appelés à être dans la société comme tels. Cette redécouverte, nous l’observons aux Semaines Sociales, lorsque des participants nous disent qu’ils ne savaient pas que «l’Eglise pouvait avoir un tel discours». On le voit aussi lorsque, récemment, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne réussit à rassembler 15.000 jeunes, chrétiens ou non, dans un cadre explicitement confessionnel pour parler des enjeux de société.
Il me semble ensuite que les Eglises, auprès des croyants comme des non-croyants, sont perçues comme crédibles lorsqu’elles prétendent réfléchir à des questions éthiques. La technique et la science ont ouvert des possibilités qui étaient impensables il y a même vingt ans. Et l’on redécouvre qu’il est usant et dangereux de créer des possibles sans créer du sens. On le voit sur les questions de bioéthique ou encore lorsque l’on observe les dysfonctionnements de nos économies. La nouvelle actualité du christianisme social tient sûrement au fait que plus le monde est incertain, plus on a besoin de repères et de redécouvrir son identité et ses origines. Tenter de créer du sens, c’est essayer de savoir d’où l’on vient, ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Et les Semaines Sociales de France ont à cœur de créer du sens.
Deux livres, fruits des sessions 1999 et 2002 des SSF, illustrent bien la nature du travail de réflexion mené dans ce cadre et peuvent être commandés en cliquant sur le lien:
D'un Siècle à l'Autre. L'Evangile, les chrétiens et les enjeux de société, Paris, Bayard, 2000 (408 p.).
La Violence. Comment vivre ensemble?, Paris, Bayard, 2003 (364 p.).
L'entretien avec Alban Sartori s'est déroulé à Paris le 23 juin 2003. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. Retranscrit par les soins d'Olivier Moos, le texte de l'entretien a été revu par Alban Sartori en septembre 2003.