Pénélope Larzillière est actuellement Marie-Curie Research Fellow à l’Université de Warwick. Elle est titulaire d’un doctorat en sociologie: sa thèse portait sur les constructions identitaires des jeunes Palestiniens. Chercheuse de terrain avec une expérience déjà longue de la Palestine, elle partage son analyse pour aider à comprendre la situation actuelle de cette région troublée – et la part des facteurs religieux.
Religioscope -On remarque dans les projets de nouvelle Constitution palestinienne une dimension islamique prononcée - l’affirmation de la chari’a comme l'une des sources constitutionnelles - alors que la résistance palestinienne a longtemps été perçue comme séculière. S’il y a toujours eu un élément islamique, on n’y prêtait pas attention, car il était recouvert par un discours séculier. Pouvons-nous parler d'une islamisation croissante du discours de la résistance palestinienne?
Pénélope Larzillière - En ce qui concerne le débat sur la Constitution palestinienne, il a eu lieu juste après les accords d’Oslo. Il s’agissait de savoir si la chari’a devait être l'une des références ou la référence constitutionnelle principale, ou s’il convenait au contraire de l’ignorer.
La résistance palestinienne présentait essentiellement un discours séculier: cela était manifeste lors de la première intifada. Le Hamas avait suivi ce soulèvement pour n’être pas exclu de la scène politique palestinienne, car il demeurait auparavant concentré sur un projet de société et non pas sur un projet politique nationaliste. En voyant sa marginalisation lors de la première intifada, il s’est également investi dans la lutte politique.
Deux dimensions apparaissent quand l’on parle d’islamisation: la dimension politique nationaliste et la dimension “projet de société”. Je pense que nous pouvons parler d’islamisation dans la mesure où, actuellement, le projet du Hamas fait sens pour la population palestinienne. Et cela est un phénomène nouveau. Ce n’était nullement le cas entre 1996 et 1998. Cette dernière année avait vu un refus très net des attentats suicides; le projet du Hamas était refusé par la population et demeurait confiné à une logique de petit groupe marginal. A présent, ce n’est plus le cas.
Le projet du Hamas propose en fait une double réponse pour la population palestinienne: son projet de société - un Etat islamique perçu comme un idéal de justice, de sécurité et d’égalité - fait sens intérieurement par rapport à la déception liée à une autorité palestinienne accusée de corruption. Il fait sens également par rapport à la lutte nationale, où la légitimité de l’autorité palestinienne s’était construite sur la possibilité de succès des accords d’Oslo. A partir du moment où cet accord n’a pas été appliqué, le discours du Hamas, qui déclarait qu’il ne fallait pas faire confiance à Israël et continuer la lutte, rencontre un écho dans la population.
La proposition du Hamas apparaît donc comme une double réponse face à un double sentiment d’échec. Il est clair que, dans le discours de la résistance, les tracts utilisent de plus en plus un vocabulaire de type religieux: à présent, un vocabulaire d’action qui était celui du Hamas apparaît dans les tracts du Fatah.
Il convient de noter toutefois que ce discours relève d’un islamo-nationalisme, c’est-à-dire que le nationalisme est mis en forme à l’aide d’un vocabulaire religieux. Cela signifie que l’islamisation porte sur la forme du discours, mais que le fond demeure nationaliste. C’est une façon de redonner un horizon d’espérance au nationalisme. En effet, les Palestiniens ont le sentiment que la situation est complètement bloquée et désespérée; en inscrivant le nationalisme dans un discours religieux, les Palestiniens l’inscrivent dans une autre dimension (eschatologique) et relisent ainsi la lutte nationale comme ayant une possibilité de succès à très long terme.
Religioscope - Dans le vocabulaire utilisé, un terme tel que “martyr” apparaît-il dès le début de la lutte palestinienne pour qualifier une personne tombée au combat s'agit-il d'une transformation postérieure du discours?
Pénélope Larzillière - Ce qui se trouve transformé est l’importance du terme. Le mot chahîd – martyr - a toujours existé pour décrire les morts au combat, mais la figure héroïque était celle du fedaï, lequel devenait chahîd une fois décédé. Actuellement, cette référence au chahîd est devenue une référence centrale, éclipsant la figure du fedaï. Nous sommes face à une lutte qui met en évidence la figure héroïque de quelqu’un qui meurt. La victoire ne se trouve que dans la mort. On passe donc du fedaï, qui était prêt à mourir et à se sacrifier, à une figure dans laquelle la mort est une certitude. Celle-ci permet à court terme de renverser le rapport de force, permet aussi la vengeance et, à très long terme, d’inscrire la lutte nationale dans une dimension de jihad.
Religioscope - Ce que vous décrivez ici comme une transformation interne du discours et du vocabulaire palestinien pourrait-il aussi être lié à des transformations plus larges qui interviennent dans le monde musulman? Quelles sont les interactions observées en Palestine avec d’autres discours du monde musulman et, le cas échéant, quels sont les pays ou courants dont les réflexions se montrent particulièrement importantes dans l’évolution du discours palestinien?
Pénélope Larzillière - J’ai le sentiment qu’il s’agit prioritairement d’une évolution endogène en étroite relation avec l’évolution du conflit israélo-palestinien et avec le fait que la population a l’impression que les autres modes d’action ont échoué, qu’il n’y a rien à attendre ni des luttes de type intifada, ni des négociations. En fait, il y a beaucoup plus de références à l’exterieur à la lutte palestinienne sous son aspect châhid que le contraire. D’autre part, les Palestiniens ont également un discours très fort sur le fait qu’ils ont été lâchés par le monde arabe et ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Je mets donc l’accent sur le caractère endogène de cette évolution.
Cependant, on peut aussi noter la référence au Hezbollah qui apparaît comme un mouvement victorieux contre le même ennemi. Une partie des islamistes ont été formés au Liban par le Hezbollah. Dans l’évolution de la propagande du Hamas, les images publiées ressemblent de plus en plus aux images produites par le Hezbollah, c’est-à-dire présentant un aspect plus symbolique. La référence au Hezbollah, dans le contexte palestinien, commence à faire sens pour les Palestiniens, car elle apparaît progressivement comme une figure relativement victorieuse et, à travers le chiisme, propose des ressources identitaires qui permettent d’exprimer la souffrance et de mettre en scène la victimisation, ce que n’offre pas le sunnisme. J’ai été surprise de voir comment certains Palestiniens pouvaient être frappés par les rituels chiites, dans la mesure où ils leur donnaient la possibilité d’exprimer leur souffrance en public.
A ce niveau, nous pouvons donc parler moins d’une influence que d’une référence identitaire qui redonne du sens au contexte palestinien.
Religioscope - Dans le contexte des sentiments d’un monde islamique de répondre à une agression souvent perçue comme identique sous des formes variées, les différences entre écoles et traditions dans l’islam tendent sans doute à s’atténuer en raison d'un combat perçu comme commun.
Pénélope Larzillière - En effet. Je reste toutefois persuadée que pour les Palestiniens, la référence nationaliste demeure la référence centrale. C’est pour cela que des mouvements tel que Al-Qaïda n'ont pas grande signification pour les Palestiniens des Territoires. La résistance palestinienne rentre donc moins dans un discours plus général contre l’Occident, si ce n’est à un niveau périphérique.
Religioscope - On peut dire que la vague des opérations de martyre, les attentats suicides, a été largement portée au départ par des courants islamiques avant de s’étendre. Constate-t-on des résistances parmi des prédicateurs musulmans palestiniens à la pratique de l’attentat suicide au nom de références religieuses? L’attentat suicide s’est-il imposé face à l’occupation sans susciter de débat?
Pénélope Larzillière - Il y a eu un grand débat dans l’espace public palestinien sur la question des attentats suicides et notamment sur la question de savoir si l’on pouvait considérer leurs auteurs comme des martyrs ou non. Un tel débat a également eu lieu dans tout le monde musulman. Les résistances chez les Palestiniens ne sont pas venues des prédicateurs islamistes et ont été plutôt le fait d’intellectuels et d’hommes politiques palestiniens. Il y a eu une pétition contre les attentats suicides qui a beaucoup circulé, mais n’a eu que peu d’impact dans la population. Autant en 1996-1997, les Palestiniens prenaient position contre ces attentats, autant il existe à présent un soutien massif. Ce type de pétitions de milieux intellectuels et politiques n'a pas d'écho dans la population, car cette pratique est considérée comme une des rares ressource en termes de lutte nationale.
Les réflexions religieuses que l’on peut rencontrer ailleurs sur l’Etat islamique ne représentent pas les interrogations majeures de l’islam palestinien. Sa réflexion, dans un contexte de lutte, est plutôt militante, c’est-à-dire relative aux méthodes qu’il convient d’utiliser. Dans une situation d’urgence, remettre en cause les attentats suicides leur apparaît comme revenant à remettre en question la lutte elle-même.
Religioscope - Ce caractère éminemment nationaliste implique-t-il par exemple que l’auteur d’un attentat suicide, commettant son acte au nom d’un groupe théoriquement séculier en Palestine, sera considéré par le Hamas comme un martyr au même titre que les autres?
Pénélope Larzillière - Absolument. Il n’existe aucune distinction à ce niveau. On trouve des hommes de gauche ou même des femmes, ce qui montre bien que l’attentat suicide fait partie intégrante de la lutte, au-delà d’une dimension religieuse plus générale.
Religioscope - Quel est le type de rituel de célébration qui accompagne l’attentat suicide?
Pénélope Larzillière - Il y a une mise en scène, au travers de la diffusion d’une vidéo où l’auteur de l’attentat justifie son geste, de son testament, d’affiches avec sa photo et son histoire, parfois une cérémonie sans corps sous la forme d’un rassemblement, des visites à la famille dont la réaction à la nouvelle de l’attentat suicide influence le déroulement du rituel, une littérature de martyre, de la poésie, etc.
Religioscope - Peut-on dire que l’immense majorité des auteurs d’attentats suicides ont moins de trente ans?
Pénélope Larzillière - Cela a évolué. Nous avions un profil relativement net de l’auteur d’attentat suicide pour les attentats antérieurs à l’Intifada d'Al-Aqsa. Il s’agissait d’un jeune, pas l’aîné de la famille, venant d’un camp de réfugiés. A présent le profil est plus éclaté. Nous observons, des femmes, des gens plus âgés, des pères de famille, des gens mariés, différentes catégories socioprofessionnelles. Ils proviennent majoritairement de camps de réfugiés, mais ne sont pas les plus pauvres de ces camps. On peut véritablement parler à présent d’un phénomène social; les organisations islamistes déclarent qu’elles ont plus de candidats qu’elles ne peuvent en envoyer.
Religioscope - Disposons-nous d’indications fiables sur la nature et l’intensité de la pratique religieuse des auteurs d’attentats suicides? En moyenne, sont-elles des personnes qui se rendaient plus souvent à la mosquée ou non?
Pénélope Larzillière - Ils ne se rendaient pas plus à la mosquée que les autres. Par contre, il y a toujours dans la semaine ou dans les semaines précédant l’attentat une intensification des pratiques religieuses. Autant les auteurs d’attentats suicides de 1996 et 1997 étaient des militants à l’intérieur d’une organisation, bénéficiant d’une longue formation, autant nous nous retrouvons maintenant en présence de non-militants, formés et envoyés très rapidement.
Religioscope - Quel est le regard palestinien sur les attentats suicides pratiqués ailleurs? Les considère-t-on illégitimes? Certains prédicateurs musulmans ont insisté sur le caractère particulier du cas palestinien.
Pénélope Larzillière - Les réactions demeurent assez contrastées, par exemple en ce qui concerne Al-Qaïda. Il y a parfois une remise en cause de l’utilisation de ce type de méthode pour une sorte de conflictualité généralisée contre l’Occident, perçue comme illégitime. Quelquefois, au contraire, il y a une identification dans le sens où ils considèrent que les Américains qui vendent des armes aux Israéliens comprendront la souffrance des Palestiniens s’ils souffrent à leur tour. Cependant, Al-Qaïda n’est pas considéré comme un mouvement islamo-nationaliste, tandis que l’on observe des identifications fréquentes avec la Tchétchénie.
Juste après le 11 septembre, dans les territoires palestiniens, tout le monde rentrait les épaules en pensant que cet événement allait retomber sur les Palestiniens. Plus on se retrouve face à des Palestiniens qui connaissent l’opinion internationale, voyant donc les différences et prenant en compte le fait qu’il existe des mouvements de soutien à la cause palestinienne dans les opinions internationales, moins des mouvements de type Al-Qaïda sont soutenus. Et à l’inverse, plus l’interlocuteur ignore la scène internationale, plus ce type de mouvements va être soutenu, parce que frappant les Américains.
Religioscope - L’attentat suicide semble être l’arme du désespoir. Sans ce sentiment d’un avenir bloqué, il est probable que l’opinion palestinienne serait plus contrastée.
Pénélope Larzillière - Absolument. D’ailleurs, comme je l'ai déjà dit, en 1996-1997, il n’y avait pas de soutien aux attentats. A présent, l’absence d’un horizon d’espérance et l’impossibilité d’une projection dans un court ou moyen terme favorisent ce type de pratique. L’attentat suicide fait véritablement sens dans ce contexte précis, à court terme comme vengeance et à long terme, par son inscription dans l’horizon eschatologique. Il n’y a aucune projection dans le moyen terme, car ce n’est pas une perspective stratégique.
L'entretien avec Pénélope Larzillière s'est déroulé à Paris le 24 juin 2003. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. Retranscrit par les soins d'Olivier Moos, le texte de l'entretien a été revu par Pénélope Larzillière en août 2003.