Le site Religioscope a déjà eu quelques occasions d'évoquer l'existence aujourd'hui de ces courants religieux. Un signe à la fois de la nostalgie des racines et de la diversification de notre paysage religieux. Une occasion aussi de constater que ce moderne paganisme se conjugue aussi sur le mode de la mondialisation: les deux auteurs que nous allons évoquer ci-dessous ne cachent pas leur intérêt pour l'Inde et entretiennent des relations avec des militants hindous.
Un roman païen
Christopher Gérard est un païen qui réside en Belgique et y publie une revue intellectuelle païenne, Antaios, dont chaque numéro se révèle copieux. Professeur de langues anciennes, il a publié en 1995 une traduction du traité de l'empereur Julien Contre les Galiléens (Ousia) et en l'an 2000 un livre de réflexions, Parcours païen (L'Age d'Homme).
Son nouveau livre, Le Songe d'Empédocle (L'Age d'Homme, 2003) est un roman. Il n'est certes pas courant que Religioscope évoque dans ses pages une oeuvre littéraire. Mais, sous la forme romanesque, ce livre reprend en fait les thèmes abordés dans les précédentes publications de l'auteur. Il n'est pas destiné avant tout à divertir le lecteur, mais à lui communiquer un message. Christopher Gérard a vraisemblablement estimé que la forme du roman lui permettrait d'atteindre un public plus vaste et de diffuser par d'autres canaux les convictions qui lui sont chères. Derrière les abondants dialogues de l'ouvrage perce d'ailleurs souvent le projet didactique de l'auteur.
Le livre s'efforce en outre de stimuler habilement l'imagination du lecteur en créant le mythe d'une société secrète païenne qui, jusqu'à nos jours, aurait survécu et préparerait la renaissance - comme une réponse à ceux qui doutent de la possibilité d'un réveil païen en mettant l'accent sur l'interruption de la continuité d'un paganisme vivant... Dans le roman, cette société secrète est appelée la Phratrie des Hellènes. Le héros de l'histoire entre en contact avec différentes figures y appartenant - des figures derrière lesquelles il n'est pas difficile de deviner, à plusieurs reprises, des personnages bien réels qu'admire Christopher Gérard, par exemple le défunt musicologue Alain Daniélou, pour ne citer que cet exemple. Quant au héros de l'histoire lui-même, l'auteur y a intégré plusieurs éléments de son propre parcours, même s'il ne s'agit pas d'un roman autobiographique.
Ce livre de style un peu romantique nous entraîne de la Belgique à Delphes, à Rome et finalement en Inde: en effet, Christopher Gérard - qui s'est rendu lui-même à plusieurs reprises dans le sous-continent pour y rencontrer des activistes hindous - est du nombre de ces païens modernes convaincus que le réveil du paganisme en Occident passe par une vivifiante interaction avec l'hindouisme. Cela est très différent d'une adhésion à l'hindouisme ou d'une orientalisation d'Occidentaux. Un peu paradoxalement, le contexte de la mondialisation permet à ce que certains de leurs partisans qualifient de "religions ethniques" de développer des contacts entre elles, voire de s'influencer. Nous reviendrons brièvement sur ces interactions à la fin du présent article.
Certainement Christopher Gérard ne croit-il pas à l'existence réelle d'une Phratrie des Hellènes ou autre société telle que celle qu'il nous présente - même s'il en rêve peut-être parfois! Mais il a compris qu'il n'y a rien de tel que la création d'un mythe pour enflammer des imaginations: ce sont là des thèmes qui peuvent faire leur chemin et éveiller peut-être des vocations païennes latentes là où un simple exposé intellectuel du paganisme ne saurait avoir le même impact. A ce titre, la tentative de diffusion du paganisme représentée par ce livre méritait donc déjà d'être relevée.
Une approche personnelle de la "théologie panthéiste païenne"
Tout autre est le livre de Frédéric Lamond. Tout d'abord, l'auteur est un Britannique, mais qui maîtrise très bien le français, grâce à des années adolescentes passées à Lausanne (Suisse), au point d'avoir lui-même écrit son livre dans les deux langues! Il y a quelques erreurs mineures de français, mais qui ne portent pas atteinte à la lisibilité de l'ouvrage. Ensuite, l'auteur de La Religion sans Dogmes (Publibook, 2003) - tel est son titre - a une longue expérience du milieu païen occidental: il a en effet été initié en 1957 par Gerald Gardner, le moderne fondateur de la Wicca (même si ses adeptes sont pour certains convaincus qu'elle représente la continuation de courants remontant à la période préchrétienne). Pour en savoir plus sur la Wicca, on lira le chapitre consacré à celle-ci dans le livre de Lamond, chapitre que l'auteur a bien voulu nous autoriser à reproduire pour les lecteurs de Religioscope.
Le livre de Lamond mêle description des croyances ou pratiques du paganisme contemporain et récit des expériences personnelles de l'auteur: notamment certaines expériences sexuelles, dont il ne cache pas la rôle qu'elles ont joué dans son éveil païen - c'était "Aphrodite elle-même que j'avais rencontrée dans les bras de Marie", s'exclame-t-il en racontant son premier amour, "une vraie puissance, pas l'idole sans vie décrite par les pasteurs chrétiens" (p. 65).
"Libéré enfin d'avoir à prétendre être chrétien", il se met à la recherche d'autres adorateurs de la Déesse et finit par rencontrer Gardner et devenir membre de la Wicca, qui reste donc son foyer spirituel quarante-cinq ans plus tard.
Mais "[q]ui est cette Déesse qui se manifesta spontanément dans ma vie et dans celle de beaucoup d'autres païens? Elle est l'Etre Suprême (qui n'est autre que le Créateur ou Acteur Suprême), la totalité de l'énergie et de la matière de l'univers, qu'elle intègre harmonieusement par le pouvoir de l'amour sous toutes ses formes" (p. 79). La théologie païenne est panthéiste. La Déesse est "immanente dans le cycle vital de toutes les créatures".
Les païens "aiment personnifier la force vitale" et donnent pour époux à la Déesse "le Dieu cornu que les Grecs appellent Pan et les Celtes Cernunnos". Il représente "l'aspect mâle et assertif de la fertilité, même de la concupiscence masculine débordante" (p. 97).
Il faut préciser que Lamond - contrairement à certains autres païens - ne considère pas les déesses et les dieux comme des métaphores, mais "comme de vraies puissances avec lesquelles on peut avoir des rapports personnels" (p. 106).
Le livre évoque également les pratiques de culte païen, qu'il s'agisse de réunions saisonnières ou fondées sur d'autres rythmes, ainsi que la morale païenne. Il résume aussi l'attitude du paganisme à l'égard des différentes autres religions.
L'ouvrage de Lamond n'est pas une présentation universitaire du paganisme. Son intérêt réside dans le fait qu'il s'agit, en français, de l'un des rares témoignages d'un pratiquant de la Wicca sur ses croyances et ses pratiques.
Paganisme occidental et hindouisme
Dans le chapitre consacré au paganisme face aux autres religions, Lamond évoque l'hindouisme. Il affirme même connaître quelques païens qui se rendent régulièrement au temple hindou le plus proche. Il relève des points communs, mais aussi des différences: le rôle attribué au gourou, par exemple, lui paraît peu compatible avec l'individualisme et l'indépendance d'esprit des païens occidentaux. L'approche de l'hindouisme est ouverte, mais moins enthousiaste que celle de Christopher Gérard.
Cependant, comme d'autres païens occidentaux (et non occidentaux), Lamond a participé, du 4 au 9 février 2003, au Council of the Elders of Ancient Traditions and Cultures réuni en Inde, à Mumbai (autrefois Bombay). Cette réunion était coordonnée par l'International Centre for Cultural Studies (Nagpur, Inde), association proche du mouvement nationaliste Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS).
Etonnante réunion, où se retrouvaient où se retrouvaient entre autres - selon le rapport non dénué d'humour britannique que Frédéric Lamond a fait circuler dans les milieux païens - des représentants de groupes afro-américains (le Yoruba Temple de Washington), des Blancs vivant en Afrique du Sud et se réclamant de la tradition zouloue, un Zoulou pratiquant l'hindouisme sur le chemin de l'ashram de Sathya Sai Baba, la "reine mère des Asdhanti du Ghana", deux Kenyans, plusieurs Amérindiens, et même un prêtre zoroastrien et deux rabbins juifs orthodoxes ("bien que monothéistes patriarcaux, ils ne se livrent pas au prosélytisme et étaient donc les bienvenus").
La rencontre fut l'occasion de présenter des exposés sur différentes traditions. A voir ceux des exposés qui ont déjà été publiés, les participants ont pu entendre parler des pratiques de différents groupes tribaux indiens, de la religion yoruba en Guyana, du folklore lituanien comme source de la religion balte, de la magie afro-chamanique à Trinidad et Tobago, des menaces pour la culture cherokee, des relations indo-africaines, etc.
La réunion a débouché sur la proclamation d'un Manifeste de Mumbai en quatre points. Le premier affirme le droit de tous les êtres humains, nés égaux et avec des droits égaux, de "vivre paisiblement sur la Mère Terre". Le deuxième déclare que "cet univers sacré [...] est la Manifestation divine" et que "toutes les traditions religieuses et spirituelles et philosophies humanitaires nous conduisent finalement tous à la même divinité et au même salut". Le troisième point proclame que "nous avons hérité de nos ancêtres des rites pour invoquer etr honorer la divinité sous différents noms et différentes formes": toutes ces traditions sont légitimes, et il est temps de "réveiller les anciennes traditions et coutumes en accord avec la connaissance scientifique et spirituelle". Le quatrième point engage les participants à réduire tout type d'exploitation, mais aussi à "mettre en lumière les douleurs et traumatismes [résultant] des conversions religieux effectuées sur la présomption que les traditions, cultures ou religions des autres sont inférieures, et ainsi de créer une prise de conscience pour stopper toute conversion religieuse" - un thème évidemment très sensible aussi bien pour les païens que pour les militants hindous...
Depuis les années 1980 ont été observés plusieurs contacts entre partisans d'un renouveau national hindou et néo-païens occidentaux. Comme nous l'avions relevé dans un article publié il y a une dizaine d'années ("Les héritiers de Saint Josaphat", in Histoire religieuse: histoire globale - histoire ouverte, Paris, Beauchesne, 1992,pp. 137-148), les publications de Voice of India suggéraient:
"La spiritualité hindoue, qui conserve encore son ancienne intuition et son génie, doit aider beaucoup de sociétés d'Asie, d'Afrique, d'Amérique, d'Europe et d'Océanie à rejeter le monothéisme et à redonner vie à leurs anciens dieux et déesses. Telle est la seule voie vers leur émancipation spirituelle et culturelle du joug impérialiste du christianisme et de l'islam." (Sita Ram Goel, Defence of Hindu Society, éd. revue, Nouvelle Delhi, Voice of India, 1987, pp. 90-91)
Même avec leurs images et leurs temples détruits par les religions conquérantes, les dieux et déesses sont toujours là, attendant d'être vénérés, car "ils demeurent dans les profondeurs du coeur humain" (p. 47). Ce sont évidemment des vues auxquelles souscrivent volontiers les païens occidentaux.
Certes, les différences sont considérables et il ne faut pas exagérer l'impact de ces contacts "interpaïens", qui ne touchent que de petits groupes de part et d'autre. En même temps, ils ne sont pas négligeables, au moins symboliquement. Dans le compte rendu de son voyage en Inde du début de l'année 2003, Frédéric Lamond rapporte qu'un groupe de participants au colloque de Mumbai, déjà arrivés en Inde quelques jours auparavant pour visiter différents sites, furent les hôtes d'honneur - le Jour de la République, 26 janvier - d'une réception donnée par le Ministre de la Défense, puis d'une autre conviée par le Ministre de la Technologie.
Surtout, ces rencontres entre quêtes spirituelles païennes occidentales et autres traditions religieuses "ethniques" constituent pour les observateurs un exemple fascinant des conséquences de la mondialisation à l'oeuvre dans le champ religieux. Elles illustrent aussi les réactions face aux missions et au prosélytisme (sans lesquelles il n'est pas certain que des nationalistes hindous s'intéresseraient aux païens d'autres cultures pour amorcer un possible front commun), un sujet plus d'une fois déjà évoqué par Religioscope et sur lequel nous aurons l'occasion de revenir. Dans une analyse de la géopolitique des religions, c'est en effet un thème qu'il convient de suivre avec attention.
Jean-François Mayer
Il est possible de se procurer auprès d'Amazon.fr les ouvrages mentionnés dans cet article:
- Frédéric Lamond, La religion sans dogmes, Paris, Publibook, 2003 (236p.).
- Christopher Gérard, Le Songe d'Empédocle, Lausanne, L'Age d'Homme, 2003 (248p.)
- Christopher Gérard, Parcours païen, Lausanne, L'Age d'Homme, 2000 (120p.).
N.B.: à sa grande surprise, le rédacteur responsable de Religioscope a trouvé son nom (estropié) parmi les signataires du Manifeste de Mumbai. Il tient à souligner qu'il n'a jamais donné une telle signature: il avait l'intention de participer à cette réunion de février 2003 en tant qu'observateur afin d'en rendre compte sur Religioscope, mais en a été empêché à la dernière minute. Même présent, il n'aurait pas signé ce manifeste. Il y a apparemment eu un malentendu de la part des organisateurs sur son statut d'observateur et non de participant, bien que celui-ci ait été clairement annoncé au moment de son inscription.