A la fin de l'année 2002, nombre d'observateurs s'interrogeaient sur une éventuelle disparition prochaine du célèbre Keston Institute, auquel Religioscope avait consacré une notice de présentation quelques mois plus tôt. L'accumulation des problèmes financiers, murmurait-on, poussait plusieurs membres de l'équipe de Keston à chercher une activité ailleurs, sans parler de divergences entre certains collaborateurs sur la ligne à suivre.
Depuis novembre 2002, le site web de Keston n'était plus mis à jour. Au mois de janvier 2003, le service de presse (Keston News Service) disparut. Il coûtait 300.000 dollars par an (trois collaborateurs à plein temps, avec des frais de téléphone et de déplacement importants). Or, le service de presse était l'un des "produits" les plus appréciés de Keston.
Ces problèmes ne représentaient pas exclusivement une crise interne du Keston Institute. Ils illustraient aussi de façon frappante les défis auxquels se trouvent confrontées aujourd'hui les institutions spécialisées qui avaient construit leur réputation dans l'information sur les problèmes rencontrés par des croyants dans l'espace communiste. D'une part, quel doit être leur nouveau rôle (sans oublier, bien sûr, qu'il existe toujours des Etats communistes, à côté des systèmes post-communistes qui n'en ont pas encore effacé tout l'héritage)? D'autre part, comment assumer ce rôle dans un nouveau contexte? Les avis sur la ligne à suivre n'étaient manifestement pas unanimes: lors de sa démission en décembre 2002, Larry Uzzell, ancien directeur, affirmait que plusieurs membres du Keston Council lui reprochaient "de donner une trop grande priorité aux menaces actuelles en matière de liberté religieuse" (Christianity Today, mai 2003).
Malgré ces turbulences, le Keston Institute n'est pas mort: il prend un nouveau départ, sous l'œil de plusieurs de ses fondateurs venus à la rescousse, tels que Michael Bourdeaux. Si le nouveau site web n'est pas encore actif, ce nouveau départ, ou plutôt cette poursuite de l'activité, se manifeste avec la parution du N° 1, dans un nouveau format, du magazine trimestriel Frontier, publié par Keston pour un large public, à côté de la revue universitaire Religion, State & Society (anciennement Religion in Communist Lands), qui n'a connu aucune interruption.
Le premier numéro (été 2003) de la nouvelle série de Frontier fait le point sur la situation de Keston. Présidente du conseil de gestion de l'Institut, Xenia Dennen rappelle que des problèmes financiers avaient déjà contraint de suspendre une fois la publication des dépêches du Keston News Service, à la fin des années 1980, avant de reprendre en 1995. Elle dit espérer qu'il sera un jour possible de relancer un service d'information, "de type plus analytique". Michael Bourdeaux rappelle pour sa part que, "contrairement à certaines affirmations", le service de nouvelles n'a jamais représenté l'ensemble du travail de Keston.
En ce qui concerne le nouveau service d'information lancé par d'anciens collaborateurs de Keston en 2003 sous le nom de Forum 18 News Service (dont Religioscope reproduit occasionnellement des informations), Bourdeaux leur souhaite bonne chance et considère que "leur travail est important", mais souligne en même temps que les auteurs de cette initiative sont plutôt attachés à "un programme d'intervention activiste" au service de la liberté religieuse, alors que "les objectifs de Keston ont toujours été plus larges" et doivent également s'attacher à d'autres aspects de la vie religieuse dans les pays post-communistes (gains considérables en matière de liberté religieuse, événements marquant la vie des Eglises, etc.) ainsi qu'à la dimension historique, sans se concentrer exclusivement sur l'actualité.
Cette insistance sur des perspectives plus larges est notamment illustrée par la publication prochaine (soutenue et financée par Keston) du premier volume d'un encyclopédie de la religion dans la Fédération de Russie. Les importantes archives conservées par Keston devraient pouvoir être mieux utilisées à l'avenir grâce au développement d'un partenariat avec Regent's Park College, l'une des institutions faisant partie de l'Université d'Oxford. Le nouveau directeur que recherche Keston devrait être intégré également dans les activités académiques du College.
A noter enfin que l'Institut semble décidé à prêter plus d'attention à la Chine dans les années à venir.
Après une passe difficile, tout semble donc indiquer que Keston va continuer à jouer un rôle dans l'information et l'analyse sur la religion dans les pays communistes et post-communistes et à faire bénéficier de sa déjà longue expérience institutionnelle les milieux intéressés.
Keston Institute et la liberté religieuse après la guerre froide – Entretien avec Philip Walters
L'entretien qui suit avait été réalisé au siège de Keston avant les événements récents, puisqu'il remonte au 18 février 2002. Mais il nous paraît opportun de le publier maintenant, pour marquer le nouveau départ de Keston: les remarques de Philip Walters, responsable de la recherche du Keston Institute, n'étaient pas liées à l'actualité immédiate et conservent toute leur pertinence.
Religioscope – Du point de vue de la liberté religieuse, quels sont les pays communistes ou postcommunistes qui connaissent la situation la plus préoccupante?
Philip Walters – En tête de liste, il faut bien sûr placer la Corée du Nord. Ensuite viendrait la Chine, puis le Laos, un pays auquel on prête peu d'attention, mais dans lequel des communautés protestantes souffrent de persécutions. Puis il y a l'Asie centrale, en particulier l'Ouzbékistan et le Turkmenistan.
En ce qui concerne la Chine, la politique rigide du régime communiste face à la religion fait que les autorités chinoises semblent n'avoir aucun mécanisme pour faire face à l'émergence de mouvements nouveaux, comme le montrent leurs réactions face à Falun Gong. Le pays évolue économiquement, mais le système continue de se montrer incapable de développer une politique véritablement nouvelle envers les religions.
Religioscope – Vous arrive-t-il d'entrer en dialogue avec les Etats qui portent atteinte à la liberté religieuse?
Philip Walters – Nous avons appris par la suite que, dans les années 1980, le nom de Keston était constamment évoqué à l'ambassade soviétique à Londres! Notre Institut était sur la liste des ennemis dangereux, et les services soviétiques voulaient nous infiltrer. Il est rare que des pays qui ne respectent pas la liberté religieuse viennent spontanément engager un dialogue.
Religioscope – Dans les pays où vous avez déjà une longue expérience, le terrain sur lequel vous travaillez s'est transformé: qu'est-ce qui a donc changé pour vous?
Philip Walters – A l'époque soviétique, il y avait deux types d'opposants au système: ceux qui s'y opposaient parce qu'il était totalitaire – et qui protesteront donc toujours lors d'atteintes à la liberté religieuse – et ceux qui s'opposaient au régime parce qu'il était athée – ces derniers ne seront pas nécessairement des défenseurs de la liberté religieuse et se montrent en outre souvent très opposés à l'œcuménisme.
Dans ces circonstances, nous poursuivons notre travail sur la ligne que nous avons toujours adoptée: il s'agit de faire état des atteintes à la liberté religieuse. Nous nous interdisons bien sûr toute ingérence dans la vie interne des différentes confessions. En revanche, quand une religion appelle les autorités civiles à la rescousse pour persécuter des membres ou non membres, nous en faisons état.
Religioscope – Dans les pays postcommunistes, une question brûlante est celle du prosélytisme. Certains milieux voudraient limiter l'activité missionnaire de groupes religieux. Quelle est la position de Keston à cet égard?
Philip Walters – Quiconque le désire devrait avoir le droit de se livrer à une activité missionaire. Et ceux qui n'apprécient pas ces activités missionnaires devraient tout simplement eux aussi se lancer dans de telles activités! Il doit y avoir un libre marché des idées. Cela dit, j'admets que les groupes missionnaires venus de l'Occident pourraient souvent faire des efforts pour manifester un plus grand respect à l'égard des cultures qu'ils approchent.
Religioscope – Quelles sont les questions qui vous préoccupent pour l'avenir dans les pays de l'ex-empire soviétique?
Philip Walters – Je suis préoccupé par la tension entre la mondialisation et le repli sur soi. Je crois que cela se trouve au cœur même des problèmes que l'on perçoit aujourd'hui par rapport aux manifestations radicales de l'islamisme.
En outre, il y a le passif de problèmes non résolus de la période communiste. Les Eglises ne sont pas adéquatement équipées pour faire face à tous les défis contemporains. Nous l'avons vu lorsque l'Eglise orthodoxe russe a tenté de définir sa doctrine sociale. Il existe aujourd'hui une tension entre un triomphalisme dans le cadre de la liberté retrouvée et un complexe d'infériorité.
En raison du phénomène de mondialisation, les questions dont nous nous nous occupons ont aujourd'hui un impact potentiellement beaucoup plus large qu'autrefois: le sort d'un musulman pieux de Tachkent a aujourd'hui un impact beaucoup plus direct sur le sort d'un baptiste aux Etats-Unis.
Aujourd'hui, nous ne nous trouvons plus face à des camps aussi bien définis, et il est devenu plus difficile de s'orienter dans cet environnement.
(Propos recueillis par Jean-François Mayer)
© 2003 Religioscope