Outre ses régions méridionales à prédominance musulmane, la Russie doit maintenant faire face à des éléments radicaux originaires d'Asie centrale jusque dans sa capitale. Au mois de juin, les services de sécurité ont annoncé l'arrestation à Moscou de 121 militants islamistes présumés, dont 55 soupçonnés d'appartenir au Hizb ut-Tahrir al-Islami (Parti de la libération islamique). Les suspects auraient été dirigés par Alisher Moussaiev, un citoyen kirghize, et par Akram Jalolov, ressortissant du Tadjikistan. Principalement actif en Asie centrale, le Hizb ut-Tahrir avait été officiellement interdit en Russie en février 2003.
Le 9 juin, le Service fédéral de sécurité (FSB), successeur du KGB soviétique, a annoncé ces arrestations. Les suspects auraient été appréhendés dans un site industriel de Moscou, où ils se cachaient.
Une déclaration du FSB a précisé que 55 des 121 personnes arrêtées soutenaient le Hizb ut-Tahrir ou y appartenaient. Des grenades, des explosifs et des munitions auraient été découverts sur certaines des personnes interpellées, de même que de tracts de propagande islamique. Selon Sergei Ignatchenko, porte parole du FSB, Moussaiev avait sur lui 100 grammes de plastic, deux grenades et 15 tracts. Jalolov détenait pour sa part 400 grammes d'explosifs, deux détonateurs et 38 tracts.
La plupart des personnes appréhendées étaient originaires de l'Asie centrale. Ignatchenko a certes mentionné la présence parmi elles de quelques Slaves et Arabes, mais sans révéler leurs identités. Ignatchenko a également déclaré que le Hizb ut-Tahrir "couvrait toutes les régions de la Fédération de Russie". Par la suite, les autorités ont promis de poursuivre l'enquête en collaboration avec des services étrangers.
Les médias russes ont publié des informations contradictoires sur les comploteurs présumés de l'affaire de Moscou. Certains ont accusé les activistes du Hizb ut-Tahrir de recruter des volontaires pour combattre les troupes russes en Tchétchénie ou de préparer l'établissement d'un Etat islamique en Russie. D'autres ont même prétendu que les militants avaient l'intention d'assassiner les présidents de l'Azerbaïdjan et de l'Ouzbékistan ainsi que de l'Ukraine. Pour l'instant, il n'y a eu aucune confirmation de la part des Etats cités.
En revanche, le groupe russe de défense des droits de l'homme Memorial a déclaré pour sa part que toute l'affaire était un montage destiné à montrer que la Russie combat le terrorisme. La police aurait rassemblé les employés d'une boulangerie qui recourt à des travailleurs venant de l'Asie centrale. Elle aurait relevé leurs noms et leurs numéros de passeport, avant de laisser partir la plupart d'entre eux, selon Vitaly Ponomaryov, chef du programme de Memorial pour l'Asie centrale. L'opération n'aurait débouché que sur deux inculpations - et l'appartenance supposée des accusés à quelque organisation extrémiste est loin d'être certaine, a-t-il ajouté.
Avocat de Jalolov et Moussaiev, Vladimir Chumak a indiqué que ses deux clients démentaient tant leur culpabilité qu'un lien avec le Hizb ut-Tahrir. Chumak a également suggéré que les explosifs et les munitions pouvaient avoir été placés sur eux.
En ce qui concerne les tracts, les prises de position du Hizb ut-Tahrir sont déjà aisément accessibles en russe sur le Web, bien que la plupart des pages en langue russe se trouvent encore en construction.
Assurément, les appels du Hizb ut-Tahrir à prendre le pouvoir et à remplacer les gouvernements existants par des régimes islamistes afin de mener le jihad contre l'Occident peuvent avoir attiré l'attention des services de sécurité russes. Après les malheureuses expériences de la Russie en Tchétchénie, les autorités ne peuvent se permettre d'ignorer des déclarations de ce genre:
"Un combat [doit être mené] contre les Etats colonialistes mécréants qui dominent et influencent les pays islamiques. Défier le colonialisme sous toutes ses formes - intellectuelles, politiques, économiques et militaires - implique de dévoiler ses plans et de révéler ses complots, afin de délivrer l'oumma de son contrôle et de la libérer."
Cela fait longtemps que le FSB accuse le Hizb ut-Tahrir de liens avec les combattants séparatistes, les wahhabites et les mercenaires arabes qui combattent contre les troupes russes dans la République séparatiste de Tchétchénie. Les liens du Hizb ut-Tahrir avec des groupes wahhabites dans le Caucase du Nord et d'autres régions musulmanes de la Russie restent cependant à prouver.
Le FSB a également affirmé que des membres du Mouvement islamique de l'Ouzbekistan, une organisation islamique radicale de l'Asie centrale, auraient récemment rejoint le Hizb ut-Tahrir. Le Mouvement islamique de l'Ouzbékistan était lié aux Talibans. Il a été mis en déroute lors de la campagne militaire dirigée par les Etats-Unis en Afghanistan.
Les arrestations de juin 2003 ont suivi une longue série de mesures contre des islamistes radicaux, y compris le Hizb ut-Tahrir. Les dirigeants russes s'en prennent au groupe depuis quelque temps déjà. Il y a deux ans, le Ministère russe des affaires étrangères avait présenté le Hizb ut-Tahrir comme "la structure clandestine extrémiste la plus radicale, financée par des centres à l'étranger, qui vise à islamiser la Russie et les pays voisins". En mai 2001, le général Boris Mylnikov, chef du Centre antiterroriste de la Communauté des Etats indépendants (CEI), avait déclaré que le Hizb ut-Tahrir était "une organisation du terrorisme international, menace potentielle pour la Russie et la CEI". Le 16 décembre 2002, Nikolai Patrushev, directeur du FSB, avait affirmé que le Hizb ut-Tahrir "organisait des unités armées et participait à de telles unités".
En mai 2001, le FSB et la police de Moscou appréhendèrent Nodir Aliyev, activiste ouzbek du Hizb ut-Tahrir, recherché par les autorités ouzbèkes, qui l'accusaient de comploter pour renverser le régime. En dépit de protestations de groupes de défense des droits de l'homme, Aliyev fut extradé vers l'Ouzbekistan après trois jours seulement.
Au cours des premières semaines de l'année 2003, les autorités russes avaient déjà pris des mesures en vue d'interdire des groupes qu'elles considèrent comme des organisations terroristes. Le 4 février 2003, le FSB demanda au bureau du procureur général de placer quinze organisations sur la liste russe des groupes terroristes. Parmi ces quinze organisations se trouvaient deux groupes tchétchènes - le Majlis-ul-Shura militaire suprême des Forces moudjahidines unies du Caucase, dirigé par le chef de guerre tchétchène Shamil Bassaiev, et le Congrès des peuples d'Ichkérie et du Daghestan, dirigé par Bassaiev et un autre dirigeant séparatiste tchétchène, Movladi Udugov. Parmi les autres groupes sur la liste du FSB se trouvaient Al Qaïda, les Frères musulmans et le Hizb ut-Tahrir. Par la suite, la Cour suprême plaça effectivement le Hizb ut-Tahrir et les quatorze autres groupes sur une liste d'organisations terroristes interdites.
Les autorités russes entendent prévenir l'émergence de toute radicalisation parmi les musulmans qui habitent dans le pays. Un exemple en est fourni par un récent incident. Le 3 avril 2003, l'un des principaux dirigeants musulmans russes appela au jihad contre les Etats-Unis en raison de l'attaque contre l'Irak. "Nous collecterons des dons et utiliserons l'argent pour acquérir des armes pour le combat contre l'Amérique et pour acheter du ravitaillement pour le peuple irakien", déclara le mufti suprême Talgat Tadjuddin lors d'une manifestation contre la guerre dans la république musulmane du Bashkortostan (qui appartient à la Fédération de Russie).
A la tête de l'Administration islamique centrale des musulmans de la Russie, Tadjuddin était l'un des dirigeants musulmans russes les plus virulents contre la guerre en Irak. Il conduisit une délégation de paix à la dernière minute à Bagdad, quittant la capitale irakienne deux jours seulement après le début des bombardements américains. Les déclarations de Tadjuddin lui valurent le jour suivant un avertissement officiel du bureau du procureur local, le mettant en garde contre toute infraction à la loi interdisant d'inciter à la haine ethnique ou religieuse. Depuis ce moment, Tadjuddin a cessé de jouer un rôle comme figure publique en Russie.
Il n'est donc pas surprenant que le gouvernement russe se méfie de groupes tels que le Hizb ut-Tahrir. Ce mouvement islamique, qui se signale par un sens prononcé du secret, est devenu actif dans les anciens Etats issus de l'Union soviétique après la disparition de celle-ci. Bien que le groupe n'ait jamais été impliqué dans des actions violentes, il est réprimé par de nombreux gouvernements, qui considèrent son radicalisme comme une menace.
L'objectif ultime de cette organisation islamiste clandestine et qui fonctionne à la manière d'un groupe de cadres est le jihad contre le kufr (mécréance), le renversement des régimes politiques existants et leur remplacement par un califat (khilafah) fondé sur la shari'a (loi religieuse musulmane). Selon la vision du groupe, un tel Etat ne reconnaîtrait pas les différences nationales, régionales, tribales ou claniques existantes et engloberait tous les musulmans.
Depuis ses débuts dans la partie orientale de Jérusalem (alors sous contrôle jordanien) en 1952, le Hizb ut-Tahrir a attiré des adhérents à travers le monde. Notons que le fondateur du mouvement, le Sheikh Taqiuddin an-Nabahni al Falastini, qui exerçait alors des fonctions au sein de la Cour d'appel islamique de Jérusalem, tira du marxisme-léninisme certains principes d'organisation, mariant ainsi l'idéologie islamiste avec une stratégie et une tactique léninistes.
Le Hizb ut-Tahrir a souvent été présenté comme une organisation totalitaire, non sans ressemblances avec un parti marxiste-léniniste discipliné, qui ne tolère pas la dissidence interne. En raison de ses buts de révolution globale, il a été comparé aux trotskystes. En outre, les adversaires du Hizb ut-Tahrir soutiennent que, si le parti se montre circonspect en évitant de prêcher la violence pour le moment, il justifiera par la suite son utilisation, comme le firent Lénine et les bolchéviques en 1917. Inévitablement, l'élite russe d'aujourd'hui, opposée au communisme dans sa majorité, ne peut que se montrer inquiète face à tout parti de type bolchévique, particulièrement un parti qui utilise des slogans islamiques radicaux.
Comme nous l'avons indiqué déjà, l'expansion du Hizb ut-Tahrir en Asie centrale a coïncidé avec l'éclatement de l'ancienne URSS. Dans les Etats autoritaires post-soviétiques de l'Asie centrale, le Hizb ut-Tahrir a trouvé sa place dans une niche qui aurait pu être occupée sinon par une opposition politique, si celle-ci était admise par les autorités.
En outre, le Hizb ut-Tahrir chercherait en Asie centrale à infiltrer les structures étatiques et à trouver des adhérents parmi les fonctionnaires gouvernementaux et les militaires. Son programme déclare ouvertement que le parti a commencé à rechercher le soutien de personnes influentes. A en croire les médias de la région, il aurait enregistré des succès dans des tentatives de pénétration au sein du Parlement au Kirghizstan, des médias au Kazakhstan et des bureaux des douanes en Ouzbekistan.
Le Hizb ut-Tahrir compte maintenant des adhérents en Ouzbekistan, au Tadjikistan, au Kirghizstan et au Kazakhstan. Il compterait dans ces pays entre 5.000 à 10.000 membres ainsi que de nombreux sympathisants. 500 au moins se trouvent déjà emprisonnés en Ouzbekistan. Il semble que la plupart de ses adhérents soient d'ethnie ouzbèke. En outre, selon certaines informations, le Hizb ut-Tahrir commencerait à étendre son influence dans la province chinoise (traditionnellement musulmane) du Sinkiang.
La Russie a donc des raisons d'ordre géopolitique pour sévir contre des groupes tels que le Hizb ut-Tahrir. En effet, le combat contre "le terrorisme et l'extrémisme" se trouve maintenant au sommet de l'agenda de l'Organisation de coopération de Shanghai, au sein de laquelle se retrouvent la Russie, la Chine et les quatre pays d'Asie centrale précités.
Le groupe a élaboré "la convention antiterroriste de Shanghai". Les présidents des pays membres de l'Organisation se sont réunis au Kremlin le 29 mai 2003 et ont décidé que l'Organisation aurait une force régionale antiterroriste à Bichkek, capitale du Kirghizstan. La force sera chargée de faire face à des menaces relevant du terrorisme, du séparatisme et de l'extrémisme. Des exercices "antiterroristes" sont prévus pour la fin de l'année 2003 au Kazakhstan, avec participation des forces armées des six pays membres.
L'Organisation de coopération de Shanghai est perçue comme l'un des véhicules utilisés par la Russie pour maintenir son influence en Asie centrale ainsi que pour conserver de bonnes relations avec la Chine. Les mesures à l'encontre de groupes tels que le Hizb ut-Tahrir, considérés comme une menace dans d'autres Etats de l'Organisation de coopération de Shanghai, convergent donc avec les buts de la politique domestique et étrangère de la Russie.
Sergei Blagov
Installé à Moscou, Sergei Blagov couvre l'actualité de la Russie et des Etats post-soviétiques. Il prête une attention particulière aux questions relatives à l'Asie. De 1983 à 1997, il a passé près de sept ans en Asie du Sud-Est.
Il est l'auteur de deux livres d'histoire sur des sujets asiatiques, publiés en 2000 et 2001 par Nova Science Publishers (New York). Sergei Blagov enseigne l'histoire et le journalisme à l'Institut d'études orientales et africaines de l'Université de Moscou.
© 2003 Sergei Blagov – Religioscope pour la traduction française.
A titre documentaire, nous reproduisons ci-dessous le communiqué (en anglais) diffusé le 14 juin 2003 (par le Hizb ut-Tahrir en réaction aux arrestations survenues à Moscou.
Communiqué from Hizb ut-Tahrir
On Friday 6/6/2003, the Russian security services began a campaign of arrests in Moscow. After waiting three days, during which time they planned a way to make the campaign of arrests public, the Russian security service announced on 9/6/2003 that 121 people had been arrested in Moscow. Then they published pictures, which showed that during the campaign they had stumbled upon explosives, leaflets of Hizb ut-Tahrir and the book The System of Islam by Hizb ut-Tahrir. It was clear that showing the explosives, leaflets and the book The System of Islam all together was intended to demonstrate that the explosives belonged to the Shabab of Hizb ut-Tahrir whom the security services had arrested.
Then the Russian media added a statement by the official spokesman of the Russian security service that Hizb ut-Tahrir was preparing to undertake terrorist acts. Then the spokesman went on mentioning some details, which he said relate to the terrorist network of the Hizb. He also said that the security service has established a special unit to pursue individuals from this network.
Previously, the Russian government decided on 14/2/2003 to place Hizb ut-Tahrir on the list of terrorist organisations.
We are certain that the Russian government knows full well that Hizb ut-Tahrir is a political party that does not undertake material actions; rather it works to establish the Islamic Khilafah Rashidah, according to the method shown by the Messenger of Allah (salAllahu alaihi wasallam) .
We also know that bringing explosives, planting them alongside books and leaflets of the Hizb and showing them together will not fool anyone. Such means have become exposed and discredited. Previously, other tyrant rulers tried this style; Karimov, the tyrant of Uzbekistan is one of them. They tried to ascribe acts of bombing to the Hizb by any satanic means they could come up with, however far-fetched the lie or deception.
We are very aware of the motive behind Russia’s fabrications. Russia fears the return of the Khilafah, for which Hizb ut-Tahrir calls and works. Russia fears that the Khilafah state will take her to account for the colonisation, occupation, oppression and murder of Muslims she committed when she occupied their lands towards the end of the Ottoman State. This is besides those Muslims who are still suffering under the yoke of injustice and oppression, through the direct or indirect action of Russia, such as in the Caucasus and Tartarstan. Not to mention how she uses her influence and army in the Islamic republics of Western Turkistan and its surroundings. This is the motive behind the campaign being waged against the Muslims working for Khilafah.
The fact that Hizb ut-Tahrir is a political party that does not use material actions, is a matter too well known for the spokesman of the Russian secret service to hide or deceive the people about. Similarly, the campaign to arrest the Shabab of the Hizb and plant explosives with their books will not change the reality of the Hizb in the sight of the masses, especially the intellectuals and politicians. Rather, it will only lead to a further decline in the credibility of the Russian media and its other services.
The services of a state that has any self-respect, will seek to correct an erroneous report that it has announced. Will the Russian security service and the media start to correct the report they announced regarding the presence of explosives with the books and leaflets of Hizb ut-Tahrir, especially when they know with certainty which services have planted the explosives with the books and leaflets?
14 Rabee’ Thani 1424 --- 14/6/2003