En 1990, les troupes du LTTE (Tigres de libération de l'Eelam tamoul) avaient chassé brutalement les musulmans vivant dans la péninsule de Jaffna et plus largement dans la Province du Nord. En quelques heures parfois, les musulmans qui vivaient depuis des générations dans des villages entourés par une majorité tamoule ont dû tout quitter pour trouver refuge ailleurs dans le pays. Aujourd'hui, selon M. Jamaldeen, secrétaire du Forum pour les musulmans de la Province du Nord, «bien que les Tamouls représentent la majorité des personnes déplacées, ce sont les musulmans déplacés qui, étant donné les problèmes juridiques et les conditions de sécurité, qui forment la communauté la plus vulnérable».
Selon A. M. Faiz, président de l'Autorité pour la reconstruction, structure gouvernementale, «si les deux tiers des Tamouls déplacés sont retournés chez eux depuis le cessez-le-feu de février 2002, à peine un dixième des musulmans déplacés se sont déclarés prêts à retourner vivre là où ils étaient installés auparavant». Après douze années passées dans des camps, la plupart de ces musulmans ne peuvent plus retourner chez eux pour la simple raison qu'ils n'ont plus de chez eux. Les reconnaissances préliminaires menées par certains d'entre eux leur ont montré que leurs maisons et leurs terres étaient occupées par des Tamouls.
A. P. Tasneem, âgé de 29 ans, était un lycéen quand sa famille a dû quitter Mannar, sur la côte occidentale de la Province du Nord, fuyant une opération de nettoyage ethnique menée par le LTTE contre les musulmans. Après douze années dans un camp de la Province du Nord-Ouest, il est retourné à Mannar en novembre dernier pour découvrir que des Tamouls d'un village voisin s'étaient appropriés les biens de sa famille. «Quand nous avons fui, nous n'avons eu le temps de rien emporter, pas même nos titres de propriété. La famille qui occupe notre maison refuse de partir et nous n'avons pas de moyen de prouver qu'elle nous appartient», témoigne-t-il.
D'un point de vue juridique, les musulmans chassés de chez eux en 1990 ont peu de chance de récupérer leurs anciens biens. Une ordonnance de 1871 stipule en effet que, si une personne peut prouver qu'elle occupe un bien foncier depuis dix ans, ce bien lui appartient. Devant les tribunaux, le cas des musulmans n'est pas plus favorable, la procédure stipulant qu'en cas de conflit de propriété, l'occupant d'un bien foncier, s'il est dans les lieux depuis plus de deux mois, reste dans les lieux aussi longtemps qu'un jugement défavorable n'a pas été prononcé à son encontre. «La procédure peut s'étaler sur dix ans, se lamente Mohamed Salman, conseiller juridique du Congrès musulman du Sri Lanka, le principal parti politique musulman du pays. Pour les personnes déplacées qui vivent en camps depuis plus d'une décennie, cela signifie que leur agonie se prolonge d'autant.»
Selon un récent rapport du Haut Commissariat aux réfugiés de l'ONU, les lois en vigueur au Sri Lanka, sans être en elles-mêmes discriminatoires, peuvent clairement jouer en faveur d'un groupe ethnique aux dépens d'un autre, en fonction des circonstances. Mais, selon les responsables de la communauté musulmane, le problème n'est pas que juridique. Dans la plupart des cas, les musulmans, s'ils veulent retourner chez eux, doivent s'installer dans des zones contrôlées par le LTTE où les tribunaux «gouvernementaux» n'opèrent pas. Dans ces zones, les Tigres ont mis en place leur propre législation et leurs propres tribunaux. Sans surprise, les musulmans ne font pas d'emblée confiance à un système juridique contrôlé par les Tamouls. «A quoi bon tenter de recouvrer la propriété de sa terre dans une région aux mains du LTTE murmure Tasneem, réfugié musulman. Il vaut mieux rester ici à souffrir dans un camp plutôt que déclencher une dispute avec un Tamoul là-bas.»
Pour Mohamed Salman, la solution du problème du retour des musulmans est multiforme. Elle passe à la fois par la mise en place de garanties juridiques mais aussi par des garanties en matière de sécurité. «Des changements dans la législation règleront une partie des problèmes mais le sort des musulmans qui partent vivre dans des zones placées sous la juridiction du LTTE ne changera pas à moins que des mesures véritables soient prises pour assurer une égalité de traitement (entre les communautés)», affirme-t-il.
Arrière-plan de la situation
Les musulmans sri-lankais représentent environ 7,5 % des 18,66 millions de Sri-Lankais. Dans un pays où la fracture est principalement ethnique, entre Tamouls et Cinghalais, en partie hindous pour les uns et bouddhistes pour les autres, les musulmans forment un cas à part. Parlant le tamoul, et en sus le cinghalais dans les régions singhalaises, les musulmans sont officiellement considérés comme un groupe ethnique distinct (à la différence, par exemple, des chrétiens qui, présents aussi bien au sein de la communauté tamoule que singhalaise du pays, ne sont pas considérés comme formant une ethnie distincte en soi).
Avant même le nettoyage ethnique de 1990, la plus grande partie de la communauté musulmane du Sri Lanka vivait non dans la Province Nord mais dans la Province Est, dont la population est composée d'un tiers de musulmans, d'un tiers de Tamouls et d'un tiers de Cinghalais. Un des enjeux des actuelles négociations de paix est la place des musulmans au sein des futures institutions du Sri Lanka, les musulmans craignant d'être «noyés» dans un ensemble créé par la fusion des Provinces Nord et Est et placé sous la direction des Tigres tamouls.
Cette information a été publiée dans le N° 371 (16 mars 2003) d’Eglises d’Asie, Agence d’Information des Missions Etrangères de Paris (128 rue du Bac, 75341 Paris Cedex 07).
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