L’arrestation à Karachi, annoncée le 16 mai 2003, d’un ressortissant birman musulman membre présumé d’Al Qaïda [1], a fait surgir de nouvelles craintes parmi la communauté musulmane de Birmanie. Ces craintes reposent sur l’intention prêtée à la junte dirigée par le général Than Shwe de s’en prendre, à la faveur de cette capture, à l’ensemble des musulmans du pays et, sous couvert de lutte anti-terroriste, de pouvoir espérer bénéficier d’une attitude plus «compréhensive» de la part de Washington [2].
Déjà, à l’automne 2001, puis en août 2002, la junte avait vainement tenté, mais sans pouvoir fournir la moindre preuve à ses allégations, de présenter l’ARNO [3] ainsi que d’autres groupes engagés dans des opérations sporadiques de guérilla dans l’Etat d’Arakan, comme des éléments liés à Oussama Ben Laden.
Alors que la communauté internationale pousse au difficile dialogue (renoué depuis mai 2002 mais qui se trouve dans une impasse) entre le gouvernement militaire et Aung San Suu Kyi afin de s’engager dans une voie de transition démocratique dans la réconciliation, et alors que le Prix Nobel multiplie les tournées dans le pays, les éléments du régime les plus hostiles à ce processus tentent, outre de l’intimider en agressant les véhicules de son convoi comme ce fut le cas à la mi-mai dans l’Etat kachin, d’attiser des tensions interconfessionnelles afin de pouvoir jouer sur un registre sécuritaire et détourner l’opinion.
Les musulmans figurent alors parmi les boucs émissaires faciles. En effet, un certain nombre de démocrates partage souvent avec la majorité des partisans du pouvoir militaire (regroupés dans l’USDA [4]) la même vision nationaliste à l’égard des musulmans du pays: un credo, d’inspiration nationaliste et potentiellement consensuel, décrit les musulmans comme des allogènes venus dans le pays lorsque celui-ci était rattaché à l’Empire des Indes. Leur autochtonéité est contestée et ils sont ainsi frappés, collectivement, du sceau les stigmatisant d’avoir été, à l’origine, des commis de l’ancienne puissance coloniale, importés depuis le sous-continent, alors que cela ne concerne, en réalité, qu’une partie d’entre eux. Leur prétendue origine étrangère, le soupçon perpétué de manque de fibre patriotique [5], se cristallisent alors sur leur différence confessionnelle dans un univers largement bouddhiste. La citoyenneté birmane (qui est subdivisée en catégories) n’est toujours pas reconnue à bon nombre de musulmans, et, même lorsque c’est le cas, de nombreux obstacles leur sont opposés, comme, encore récemment, des refus de renouvellement de délivrance de papiers d’identité (indispensables pour circuler).
Ces derniers mois, divers événements plus ou moins graves ont réactivé les frayeurs de la communauté qui a toujours en mémoire les pogromes de mai 2001 à Pegu.
En février ont été largement diffusés des pamphlets hostiles aux musulmans à Kyaukse (Birmanie centrale) ainsi que des appels au boycott des échoppes musulmanes. Cette agitation anti-musulmane a eu lieu en même temps que des tracts orduriers à l’endroit de Aung San Suu Kyi étaient mystérieusement distribués à Prome et à Pakokku.
Le 25 janvier, des éléments de l’USDA, dont certains habillés en bonzes, ont brûlé une quarantaine de maisons musulmanes dans le village de Enn Ywa (district de Katha) et brutalisé les élèves de la madrasa locale; le 6 mars, une quinzaine de maisons comprenant une madrasa et une mosquée étaient incendiées en Haute Birmanie (à Kant Ba Lu, district de Sagaing). En Arakan, une mosquée située à Kyauk Pyu a également été rasée par les autorités.
Des rumeurs sur de semblables, voire de plus graves méfaits commis en divers points du pays, circulent, sans qu’il soit possible de les vérifier, parmi les musulmans réfugiés en Thaïlande – 8.000 sur les 40.000 réfugiés karen dans le camp de Baegalor (province de Tak). Un récent rapport sur les viols systématiques commis par l’armée dont ne sont pas seulement victimes les musulmanes mais des femmes de toutes les minorités ethniques, a été publié début avril par Refugees International, une ONG.
A ce climat morose propice à toutes les craintes, s’ajoute un durcissement de la répression à l'encontre des réfugiés rohingya qui ont fui au Bangladesh [6]. Le régime de Rangoon opère depuis quelques mois un rapprochement avec les autorités de Dacca, rendant plus malaisée la fuite vers le pays voisin [7] de cette population musulmane de l’Arakan. Un vaste programme de «rapatriement» forcé (alors qu’est contestée la citoyenneté du Myanmar à ces réfugiés) est venu compléter ce sombre tableau: un premier contingent de 175 personnes a été contraint de passer la frontière le 21 mai, augurant de futures expulsions.
Ce climat général marqué par les provocations contre le mouvement démocratique, les tensions interconfessionnelles et le rapprochement avec Dacca nourrit les pires inquiétudes parmi la communauté musulmane multiethnique, dont certains représentants ont récemment appelé à soutenir Aung San Suu Kyi.
Michel Gilquin
Notes
[1] The Dawn, quotidien pakistanais, 16 mai 2003.
[2] En dépit de la condamnation officielle du régime de Rangoon par les Etats-Unis, les liens économiques avec la junte sont importants: ainsi, John Ashcroft, Attorney Général, vient de faire pression sur un tribunal de Californie pour qu’aucune suite ne soit donnée à une plainte émanant de villageois de Birmanie contre le géant pétrolier Unocal opérant dans le pays et accusé d’abus de toutes sortes commis par des troupes de la junte chargées de la sécurité des installations et chantiers de la compagnie [Inter Press Service, 16 mai 2003: "Villagers vs oil giant: Ashcroft to the rescue" (article de Jim Lobe)]. [On trouve sur le site web d'Unocal tout un dossier présentant le point de vue de la compagnie pétrolière sur son activité en Birmanie (ce dossier reste accessible grâce à Internet Archive - 20.09.2016) - Note de la rédaction de Religioscope.]
[3] Arakan Rohingya National Organization.
[4] Union Solidarity and Development Association, organisation de masse du régime.
[5] Qui renvoie à l’époque de la lutte pour l’Indépendance de la Birmanie, où ils étaient tenus pour collaborateurs des Britanniques, et bien que la quasi totalité des musulmans d’aujourd’hui ne fut pas encore née à l’époque…
[7] 300 km de frontières terrestres séparent les deux pays.
© 2003 Michel Gilquin