Mais c’est aussi un homme qui a parcouru le monde pour prêcher l’Evangile: son impact ne se limite donc pas aux Etats-Unis. A l’étranger aussi, il est peut-être la figure vivante la plus largement connue du protestantisme américain – même si la plupart de ceux qui ont entendu son nom ne savent pas grand chose à son sujet, ou l’associent au souvenir de quelques grands rassemblements d’évangélisation. Quoi qu’il en soit, ses voyages ont probablement contribué de façon importante à affirmer une universalité évangélique.
Une telle figure méritait un portrait à l’intention du public européen, et en particulier francophone, pour lequel l’univers du christianisme américain apparaît souvent comme déconcertant. Sébastien Fath, historien et chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique, Groupe de sociologie des religions et de la laïcité) est l’un des spécialistes français reconnus du protestantisme évangélique; les lecteurs de Religioscope ont d’ailleurs déjà eu l’occasion de lire ses réponses à nos questions sur les Eglises évangéliques en France. Sébastien Fath a publié il y a quelques mois un livre sur le célèbre prédicateur, en choisissant un titre un peu provocateur: Billy Graham, pape protestant? (Paris, Albin Michel, 2002, 308p.).
Ecrit dans une langue claire, le livre fait plus que nous révéler la vie de Billy Graham et son évolution – car Graham a su s’adapter à des contextes changeants. Il nous conduit aussi à une meilleure intelligence de certains aspects du christianisme évangélique américain. L’auteur replace en effet Graham dans la lignée de courants de réveil qui ont profondément marqué la culture américaine. Religioscope a interrogé Sébastien Fath afin d’en savoir plus.
Religioscope – Billy Graham a fait parler de lui en Europe dès les années 1950 déjà, depuis plus longtemps encore aux Etats-Unis. Il apparaît au premier plan lors des grands moments de la vie américaine, par exemple lors du service national de prière après les attentats de septembre 2001. Contrairement à d’autres figures qui ont décliné, il semble avoir toujours «surfé sur la vague», si l’on peut dire. Il manifeste une remarquable capacité d’adaptation: vous signalez par exemple qu’il fut l’un des premiers évangélistes à saisir les possibilités offertes par le développement d’Internet. Est-ce à cette capacité d’adaptation que vous attriburez sa longévité publique? Ou cela s’explique-t-il avant tout par sa forte capacité consensuelle, qui le conduisit par exemple à se tenir à l’écart de la Nouvelle Droite chrétienne américaine?
Sébastien Fath – La longévité, qu’elle soit biologique, politique ou religieuse, ne se réduit jamais à une équation simple, où à quelques recettes. Je ne surprendrai donc personne en soulignant que la popularité exceptionnellement longue de l’évangéliste Billy Graham renvoie à un faisceau complexe de facteurs. Sans prétendre être exhaustif, j’en distinguerais particulièrement quatre.
Le premier élément d’explication, vous l’avez indiqué vous-même: Graham a «troqué les aspérités contre l’accès» (dixit Mark Noll). Rétif à la controverse, à la polémique (au contraire des fondamentalistes américains, qui détestent Graham), il a toujours cherché une via media modérée, teintée de sagesse biblique et de common sense. Cette capacité consensuelle l’a conduit à des situations parfois embarassantes, notamment durant les années Nixon où son soutien à la politique conduite en direction des middle classes par son «ami quaker» va le rendre sourd aux contestations et critiques, jusqu’à la crise du Watergate, mais on peut estimer qu’elle l’a globalement servi, lui évitant d’être trop «marqué» idéologiquement.
Un second facteur de longévité tient tout simplement dans l’alchimie biographique et charismatique du personnage. C’est le gendre idéal de la ménagère américaine. Travailleur au verbe aisé, enthousiaste, athlétique, bardé d’une éthique à toute épreuve, entreprenant et opiniâtre, monogame et père de famille sans frasques connues, il est doté d’une panoplie de vertus charismatiques plus complète que la plupart de ses concurrents évangélistes sur le marché religieux américain.
Sa capacité à bien s’entourer a par ailleurs beaucoup compté dans son parcours. Là aussi, on peut dire qu’il tranche par rapport à beaucoup de collègues télévangélistes. Graham s’est entouré d’une équipe efficace et soudée dont l’armature principale, stabilisée en 1950 dans le cadre de la BGEA (Billy Graham Evangelistic Association), n’a connu aucune mutation brutale dans le demi-siècle qui a suivi. Ce cercle de collaborateurs indéfectibles, dont certains sont entrés dans la «légende» du courant évangélique américain du XXe siècle («Bev» Shea, Cliff Barrows), a permis à l’évangéliste d’éviter bien des à-coups et dissensions néfastes à son image publique.
Enfin, je verrais une quatrième cause majeure de la longévité de Graham dans sa capacité de renouvellement, son aptitude à surprendre. Sans cette dimension, le goût grahamien pour le «centre» aurait pu générer, à la longue, une rhétorique passablement sirupeuse, ennuyeuse, rébarbative pour le public. Si l’évangéliste n’a pas toujours évité cette pente, loin s’en faut, il a cependant su conjurer le risque d’être incolore, par son attention au progrès technique (vous avez cité Internet) mais aussi aux mutations sociales. Dès 1982, en pleine Guerre Froide, il se rend ainsi en URSS à un congrès sur la paix, cassant son image d’anti-communiste primaire, parce qu’il est convaincu que des évolutions s’annoncent au-delà du rideau de fer. Trente ans auparavant, alors que la majorité des évangélistes originaires du Sud des Etats-Unis acceptent des auditoires où blancs et noirs sont séparés, il demandait déjà des auditoires mixtes. A l’entrée des années 1970, alors que les «Jesus People» (mouvement évangélique marqué par la culture hippie) effraient l’Amérique évangélique moyenne, Graham choisit, là-aussi, d’encourager le mouvement au lieu de le condamner. Ces positionnements décalés par rapport au conformisme majoritaire de son milieu d’élection ont, je crois, contribué à la longue à maintenir sa crédibilité de «prophète sage», mais «prophète» quand même.
Religioscope – Billy Graham est présenté comme figure emblématique de l’évangélisme américain. Mais la mouvance évangélique est vaste. Pouvons-nous donc qualifier Graham de figure «panévangélique»? Et dans quelle mesure sa contribution a-t-elle elle-même transformé le monde évangélique aux Etats-Unis et ailleurs? Vous soulignez en effet qu’il laissera derrière lui un héritage institutionnel important.
Sébastien Fath – Billy Graham constitue effectivement l’archétype même de la figure «panévangélique». Il est aux chrétiens américains ce que l’abbé Pierre est aux chrétiens français. On pourrait parler aussi d’une catholicité évangélique, au sens d’une dynamique transconfessionnelle, à prétention universelle, tissant un réseau planétaire de convertis.
Ce rôle fédérateur de Billy Graham a profondément transformé la culture évangélique américaine. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, ce protestantisme est marqué par une robuste culture anti-catholique. Il connaît aussi de multiples cloisonnements, une forte veine populiste, et un déficit d’institutions communes. Sous l’impulsion principale de Billy Graham (mais aussi d’une dizaine d’autres figures), le courant évangélique va connaître, jusqu’à l’entrée du XXIe siècle, une mutation considérable, marquée par un esprit œcuménique nouveau (notamment en direction des catholiques, associés à de nombreuses «croisades» grahamiennes) et des réseaux beaucoup plus denses et élargis.
L’héritage institutionnel de Billy Graham a directement stimulé ce décloisonnement, pour avoir notamment encouragé le développement du mensuel Christianity Today (1956), du Comité de Lausanne (1974), ou du Gordon Conwell Seminary (1969). Respectivement principal journal évangélique, «cœur de réseau» de l’évangélisation planétaire et premier séminaire évangélique américain de la côte Est, ces trois créations pan-évangéliques n’auraient jamais vu le jour sans Billy Graham.
Religioscope – Graham apparaît dans votre livre comme un homme qui réussit à concilier la prédication de l’Evangile, l’appel à la conversion, avec une attitude de plus en plus consensuelle, qui le conduit à être intégré dans le paysage de la religion civile américaine et à être appelé lors des grands événements dans la vie du pays. Vous évoquez l’étonnante interaction – par rapport aux critères européens – entre le prédicateur et plusieurs présidents américains, chacun trouvant dans cette relation son intérêt. Mais, par delà la figure de Graham, qu’est-ce que tout cela nous révèle par rapport au statut de la religion dans la société américaine et aux interactions entre religion et politique? Curieusement, en effet, par rapport à notre regard européen, les Etats-Unis conjoignent des principes de séparation de l’Eglise et de l’Etat avec une forte présence publique du religieux.
Sébastien Fath – Pour comprendre cette forte présence publique des religions (dont la figure de Graham n’est qu’un symptôme), il faut remonter dans le temps.
Pour les Américains, depuis, au moins, la fin du XVIIIe siècle, la religion ne se conçoit que comme plurielle, soumise à des offres variées et à une concurrence active entre les modèles, entre les Églises. Les Européens n’ont pas vraiment l’habitude d’une telle compétition religieuse. Dans le Vieux Continent, depuis la fameuse diète d’Augsbourg au XVIe siècle, c’est longtemps le principe du cujus regio, ejus religio qui a dominé. A chaque territoire, une foi donnée, une religion donnée. C’est donc la territorialisation des appartenances religieuses qui s’est imposée dans la culture européenne, et l’Europe n’est sortie de cette culture que très progressivement au XXe siècle, et encore, avec des fortunes diverses (cf. les cas irlandais ou yougoslave). Suivant cette logique de territorialisation des appartenances religieuses, la concurrence religieuse sur un même territoire était, en principe, exclue. Si bien qu’en terme de marché, on peut dire globalement que c’est une culture du monoppole qui a souvent dominé dans les pays européens.
Rien de tel outre-Atlantique. Dans l’Amérique que visite Tocqueville, c’est, au contraire, une extraordinaire pluralité concurrentielle, qui domine. Ce fossé culturel s’explique largement par le fait que l’Amérique a été peuplée par les dissidences religieuses dont l’Europe ne voulait pas. Si bien que l’identité américaine naissante, au XVIIe et au XVIIIe siècle, s’est construite sur la base d’une pluralité religieuse forte, qui a graduellement généré du pluralisme. Dès la fin du XVIIIe siècle, avec la Constitution américaine (ratifiée en 1787) et le premier amendement qui suivit (en 1791), la société américaine et son imaginaire politique se structurent autour de l’idée que l’Etat n’a aucune compétence en matière religieuse, et que les Églises, toutes les Églises, ont toute liberté de se développer et de s’exprimer, dans une pluralité concurrentielle qui est pensée comme une contribution à la démocratie. A la territorialisation des appartenances religieuses (modèle européen), les États-Unis ont opposé le choix individuel, la conversion, comme seul critère d’adhésion à une identité religieuse.
Cette opposition a eu des conséquences politiques. Tocqueville avait bien noté qu’en Amérique, démocratie et religion vont de pair, alors qu’en France, il lui semblait au contraire que la démocratie et le catholicisme constituaient deux polarités opposées. A l’inverse du schéma européen, le pouvoir politique américain, quel qu’il soit, ne s’est jamais identifié, depuis la création des Etats-Unis, avec une Église particulière. La religion n’est donc pas identifiée implicitement à un soutien du pouvoir en place. Elle revêt alors des vertus démocratiques inimaginables dans un contexte moniste où Etat et Eglise ont intérêts liés. Le marché religieux américain constitue ainsi un véritable terrain de démocratie, un lieu où toutes les visions de la société peuvent s’exprimer, y compris dans leurs implications les plus politiques. S’il y a séparation des Eglises et de l’Etat, en revanche il n’y a pas de séparation de la religion et de la polique. Le rôle public de Graham, confident de la plupart des présidents américains depuis Eisenhower jusqu’à G.W. Bush Jr., en est un exemple éclatant.
Religioscope – Dès les années 1950, Billy Graham s’engage dans des croisades d’évangélisation en Europe. Il découvre que ses pratiques sont «exportables», écrivez-vous. Quel est son auditoire européen? Et comment évaluez-vous son impact durable en Europe? Outre l’effet mobilisateur de ces croisades, son action a–t-elle contribué à modifier l’image du protestantisme évangélique sur le continent européen?
Sébastien Fath – Les premiers contacts de Graham avec l’Europe remontent même à l’immédiate après-guerre (1946). Mais il est vrai que c’est surtout depuis sa croisade géante de Londres (1954) qu’il s’est taillé une solide réputation d’évangéliste du Vieux Continent.
Son auditoire? Beaucoup plus hétérogène qu’en Amérique du Nord où la majorité se rattache au protestantisme. De fait, les conversions d’individus auparavant extérieurs aux Eglises ont été globalement peu nombreuses. Les taux de réponse à l’appel de l’évangéliste, à la fin d’une croisade européenne «type», varient de 2 à 6%, mais parmi ces individus, seule une marge réduite (autour de 10%, parfois moins) s’intègre vraiment, ensuite, dans une assemblée de type évangélique. On est loin d’un mouvement de masse, en dépit des foules considérables que Billy Graham a rassemblées dans nombre de stades européens depuis cinquante ans.
L’impact le plus significatif de Graham en Europe est ailleurs. Je le situerais à trois niveaux. Il a tout d’abord favorisé des logiques de réseau, à l’intérieur de chaque pays européen mais aussi entre différentes contrées. Les diverses sections européennes de l’Alliance Evangélique ont par exemple été directement stimulées par l’œuvre de la Billy Graham Evangelistic Association. Les simples nécessités de logistique requises pour l’organisation des croisades grahamiennes ont induit des effets de décloisonnement qui ont accéléré le glissement de divers milieux évangéliques européens d’une logique de ghetto (repli sur soi) vers une logique de réseau.
A un autre niveau, on peut attribuer à Billy Graham un rôle désinhibiteur considérable. Il a donné confiance à des évangéliques européens jusque-là frappés de multiples complexes d’infériorité. Il a montré pour la première fois qu’un leader évangélique était capable de faire jeu égal en Europe, au moins sur le terrain médiatique, avec un «poids lourd» du type Jean-Paul II, comme on s’en est rendu compte en 1986 en France, année où Billy Graham et le pape visitent l’hexagone, suscitant moult mises en parallèle dans les médias, de Libération au Monde en passant par L’Evénement du Jeudi ou TF1.
Enfin, j’ajoute que Billy Graham a également permis à divers groupes évangéliques européens de «se poser en s’opposant». Même s’il a rallié la grande majorité des Eglises évangéliques derrière sa bannière de spécialiste de la conversion, Graham n’en a pas moins fait débat, suscitant parfois des oppositions raisonnées durables. De ce point de vue, on peut estimer que son entrisme médiatique a contribué aussi, par les controverses et les réflexions qu’il a générées, à préciser les termes d’une identité évangélique spécifiquement européenne.