Le 1er avril 2003, le patriarche Alexis II de Moscou a adressé une lettre aux différents évêques responsables des "paroisses orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale". Il existe dans plusieurs pays deux branches de l'Eglise orthodoxe russe: d'une part, les paroisses du Patriarcat de Moscou; d'autre part, les paroisses de l'Eglise orthodoxe russe hors-frontières, groupe que les turbulences de la période soviétique (et le contrôle exercé durant cette période par le pouvoir athée sur l'Eglise) ont conduit à mener une existence indépendante jusqu'à aujourd'hui dans le cadre de l'émigration russe. En outre existe - essentiellement en France - un troisième groupe, l'Archevêché de France et d'Europe occidentale, regroupant des paroisses d'origine russe sous la juridiction du Patriarcat oecuménique de Constantinople. A noter que, dans les trois groupes, il existe également des paroisses dont la vie liturgique se déroule entièrement dans la langue du pays.
Depuis la chute du communisme et le renouveau subséquent dans la vie ecclésiale en Russie (sans que tous les problèmes hérités du passé soient pour autant entièrement résolus déjà), la question se pose de savoir si les divisions survenues au cours du 20e siècle ont encore leur raison d'être? Les réponses à ces interrogations ne sont, bien entendu, pas unanimes.
D'autres questions ont également surgi. Par exemple, l'Eglise russe hors-frontières se montre très réservée à l'égard de l'oecuménisme: la poursuite de l'appartenance du Patriarcat de Moscou au Conseil oecuménique des Eglises (COE) - à l'origine pour obéir aux directives du pouvoir soviétique - pose donc problème. En Grande-Bretagne, comme un article publié sur le site Religioscope en a fait état, une récente tentative de donner un successeur au vieux métropolite Antoine de Souroge a suscité des tensions dans le diocèse et mis en évidence des problèmes dans les relations entre différents groupes au sein de celui-ci (descendants des anciens émigrés russes, nouveaux arrivés, convertis autochtones...).
Réunir la diaspora orthodoxe russe divisée?
L'initiative du Patriarche vise donc à résoudre des problèmes différents. Sa lettre s'ouvre par le constat du renouveau dans la vie de l'Eglise en Russie, même s'il admet que de nombreux défauts persistent. Il porte ensuite son regard sur la diaspora: "En premier lieu se pose la question inévitable de la permanence de nos divisions à l’intérieur de l’Eglise russe." Il attribue ces divisions uniquement à des motifs politiques, n'ayant donc plus à ses yeux de raison d'être, bien que cette perspective ne soit pas partagée par tous ceux auxquels il s'adresse.
"Il est difficile de douter que le temps du rétablissement de la pleine unité soit arrivé", poursuit le Patriarche. Il reconnaît cependant l'existence d'autres facteurs dont il convient de tenir compte, notamment le fait que des communautés formées à l'origine par des émigrés de la première vague "désirent garder les formes d’organisation de la vie ecclésiale qui se sont élaborées durant des dizaines d’années". Il constate en outre que "les paroisses créées par l’émigration russe ainsi que les paroisses locales de tradition russe qui en sont issues, ont acquis un caractère multinational et utilisent largement les langues locales dans les offices liturgiques".
Le Patriarche estime qu'il serait possible de répondre au souhait des membres des paroisses d'origine russe de vivre selon leur statut propre en leur assurant "l’autonomie interne avec l’élection de l’évêque dirigeant et sa confirmation par le Patriarche et le Saint Synode de l’Eglise Russe", comme le diocèse britannique en avait exprimé le voeu.
Alexis II propose donc "la création en Europe Occidentale d’une Métropole réunissant plusieurs diocèses et incluant toutes les paroisses, les monastères et les communautés orthodoxes d’origine et de tradition russe qui souhaiteraient la rejoindre". Cette Métropole bénéficierait de l'autonomie, "avec élection du Métropolite par le Concile Métropolitain, composé des évêques, des clercs et des laïcs". Dans une période transitoire, avant les premières élections, Mgr Antoine de Souroge aurait la responsabilité de la nouvelle Métropole, en étroite collaboration avec les autres évêques.
Dans un second temps, les communautés orthodoxes russes de l'Europe centrale (Allemagne, Autriche, Hongrie...) seraient invitées à se joindre également à la Métropole.
"Nous fondons notre espoir que la Nouvelle Métropole autonome, qui réunira tous les fidèles de tradition orthodoxe russe des pays d’Europe Occidentale, servira au moment choisi par Dieu, de creuset à l’organisation de la future Eglise orthodoxe locale multiethnique en Europe Occidentale, construite dans un esprit de conciliarité par tous les fidèles orthodoxes se trouvant dans ces pays."
Un point demeure flou dans le projet: des paroisses d'Europe occidentale qui continueraient à vouloir demeurer dans le Patriarcat de Moscou sans adhérer à la Métropole auraient-elles la possibilité de le faire? La question n'est pas simplement théorique: lorsque le Patriarcat de Moscou décida en 1970 d'accorder non simplement l'autonomie, mais l'autocéphalie aux paroisses américaines qui prirent le nom d'Eglise orthodoxe d'Amérique (Orthodox Church of America, OCA) - non sans susciter des tensions avec d'autres juridictions orthodoxes qui n'apprécièrent pas cette initiative prise de façon indépendante - certaines paroisses qui se trouvaient dans la juridiction de Moscou y demeurèrent et il existe toujours, en Amérique du Nord, des paroisses dans la juridiction du Patriarcat de Moscou, y compris des paroisses n'utilisant que l'anglais comme langue liturgique...
Si l'on considère en outre que certaines des paroisses russes qui ne dépendent pas actuellement du Patriarcat de Moscou pourraient ne pas accepter l'offre émise par celui-ci, il n'est donc pas entièrement exclu que cette initiative unificatrice puisse aboutir au contraire à un émiettement accru.
Une lettre publiée à un tournant délicat de la vie des paroisses russes en Europe occidentale
L'initiative patriarcale intervient alors que le Diocèse de l'Europe occidentale de l'Eglise russe hors-frontières a été affecté ces dernières années par un schisme de plusieurs de ses paroisses en France, qui se sont placées sous la juridiction de l'Eglise orthodoxe russe en exil, à la tête de laquelle se trouve le Métropolite Vitaly, qui a pris la tête d'un groupe séparé immédiatement après avoir accepté de prendre sa retraite. Religioscope avait fait état de ces développements dans un article en anglais publié en janvier 2002.
Quant à l'Archevêché de France et d'Europe occidentale, Mgr Serge, exarque des paroisses russes en Europe occidentale, est décédé en janvier 2003 et son successeur n'a pas encore été choisi. La lettre du Patriarche arrive donc dans une délicate période de transition.
Cela explique sans doute que le P. Boris Bobrinskoy, théologien orthodoxe connu et prêtre d'une paroisse de cet Archevêché, ait pris l'initiative de publier le 12 avril 2003 une lettre ouverte dans laquelle il évoque le "profond ébranlement qui met une fois de plus en question [l']identité ecclésiale [de l'Archevêché] et son avenir lui-même". Selon ce document, l'initiative patriarcale aurait suscité "chez les uns une grande émotion, joie et espérance, chez d'autres inquiétude, désarroi et même indignation". Le texte du P. Boris Bobrinskoy vise manifestement à prévenir des tensions encore plus fortes au sein des paroisses de l'Archevêché.
La lettre incite donc au respect des différentes parties, mais met également en garde contre des "conclusions et décision hâtives, irréfléchies et unilatérales". Il convient tout d'abord d'attendre l'assemblée générale extraordinaire du 1er mai 2003, pour l'élection d'un nouvel Archevêque.
Le P. Boris Bobrinskoy entend également empêcher que la question de l'Archevêché de France et d'Europe occidentale ne devienne une pomme de discorde entre le Patriarcat de Moscou et celui de Constantinople. Il souligne qu'il y a en effet deux visions d'avenir qui "s'affrontent et nous divisent":
- "Le Patriarche Alexis II propose le préalable d’une unification des diocèses russes d’Europe Occidentale sous la présidence d’un métropolite relevant du Patriarcat de Moscou, avec d’une part la promesse et le gage du respect du statut d’autonomie interne en vigueur dans notre Diocèse. À partir de là se dégagerait la perspective d’une mise en place progressive d’une Eglise locale multinationale dont l’Eglise russe serait garante [...]."
- "Selon l’autre vision [...], l’existence actuelle de notre Archevêché sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople manifesterait déjà la promesse d’une Eglise locale multinationale. C’est donc à partir d’une prise de conscience de la réalité première de l’Eglise locale, déjà esquissée en embryon dans notre Diocèse que devraient se rassembler les orthodoxes de toutes les origines ethniques de notre pays, comme cela se dessine déjà dans l’Assemblée des Evêques Orthodoxes en France. Cela correspondrait à l’évolution sociologique de l’Archevêché où de nombreuses paroisses ou fidèles ne comprendraient guère la nécessité du changement d’allégeance canonique par rapport à celle d’aujourd’hui."
L'approche adoptée par le P. Boris Bobrinskoy tend manifestement à mettre l'accent sur l'avenir de l'ensemble de la diaspora, plus que sur celui des paroisses d'origine russe en particulier.
C'est dans la même perspective que s'inscrivent les commentaires du Feuillet Saint-Jean-Cassien, bulletin hebdomadaire d'information de la Métropole orthodoxe roumaine d'Europe occidentale et méridionale. Son N° 107 (13-19 avril 2003) présente les derniers développements, puis rappelle que le "problème de la réorganisation de la Dispersion orthodoxe en Europe occidentale" avait été abordé par la Conférence panorthodoxe réunie à Chambésy (Suisse) en novembre 1993, qui avait la formation d'assemblées épiscopales réunissant les évêques de toutes les juridictions dans huit régions. L'article 5 du texte signé à Chambésy précisait que "[l]es Eglises orthodoxes s’engagent à ne procéder à aucun acte qui pourrait entraver le processus mentionné pour régler de façon canonique le problème de la Dispersion, notamment la création de nouveaux diocèses dans la Dispersion, en plus de ceux qui existent."
Au-delà des divisions au sein de la diaspora orthodoxe russe, l'initiative du patriarche Alexis II soulève en effet à nouveau, de façon plus générale, la question délicate de la superposition des différentes juridictions orthodoxes dans les pays qui n'appartiennent pas traditionnellement à la sphère orthodoxe, avec la présence d'évêques exerçant en parallèle leur autorité sur une même aire géographique. Les débats que la lettre patriarcale suscite ne seront donc pas limités aux paroisses d'origine russe, même si c'est au sein de celles-ci qu'ils s'annoncent les plus vifs. (JFM)