Les universités de Kolkata ont longtemps été un bastion de la gauche et du marxisme: elles le restent d'ailleurs, si l'on en juge par les banderoles et slogans que l'on y voit. C'est pourtant sur le campus de l'Université de Jadavpur que s'est tenu, du 23 au 25 février 2003, un séminaire national sur la philosophie du nationalisme indien, à l'initiative de l'International Forum for India's Heritage (IFIH) et du Sri Sri Sitaramdas Omkarnath Samskrita Siksha Samsad. Nous tenterons d'offrir une synthèse des thèmes et thèses évoqués lors de cette réunion.
Constat de départ: l'Inde est certes indépendante, mais elle ne s'est pas encore libérée mentalement et spirituellement de l'héritage colonial. "Depuis l'indépendance, l'héritage de l'Inde a non seulement été tenu à l'écart du système éducatif, mais a été de plus en plus négligé et dénigré par les médias et l'«élite» indienne", affirme Michel Danino, un Français qui vit depuis longtemps en Inde et est l'animateur de l'IFIH.
Les lacunes du système éducatif ont donc été l'un des thèmes principaux abordés dans le cadre du séminaire, qui souhaite une éducation orientée vers des valeurs. Dans le système actuel, en effet, les enfants ne peuvent adéquatement prendre connaissance de leur héritage, a affirmé Kireet Joshi, président de l'Indian Council of Philosophical Research. Une grande importance est donc accordée à l'histoire, ce que montrent également les virulentes controverses récentes sur la réécriture des manuels d'histoire. A la suite d'Aurobindo, Kireet Joshi fait observer qu'il ne s'agit "d'exiler Galilée et Newton" et tous ceux qui les ont suivis dans le développement des connaissances, mais d'accorder une juste place "à l'étude du noble héritage de notre pays".
Un nationalisme qui se veut différent
Figures de référence évoquées par les participants: Sri Aurobindo, Sri Ramakrishna, Swami Vivekananda. Quant au nationalisme omniprésent dans les discours des intervenants, il se distingue à plusieurs égards des nationalismes occidentaux, en raison de l'influence d'un héritage spirituel différent. Des histoires différentes ont donné naissance à des types de nationalisme différents, "le modèle européen n'est pas le seul modèle de nationalisme en Asie, en Afrique ou ailleurs", selon le professeur M.G.S. Narayanan.
Le nationalisme indien, affirment ses partisans dans le monde académique, débouche sur un universalisme. En raison de ces différences, les nationalistes hindous estiment que l'on ne saurait appliquer à leur nationalisme les critiques portées à l'encontre des versions occidentales du nationalisme. Ils refusent de le voir interprété – comme il l'est souvent – en termes de communautarisme borné. Le nationalisme indien est idéalement perçu par ses avocats comme une combinaison de patriotisme et de fraternité universelle.
C'est en même temps un nationalisme qui, à en croire Chandrakala Padia (professeur à l'Université hindoue de Bénarès), coulerait dans les veines des Indiens depuis 9.000 ans. L'Inde a été "une unité de civilisation dès des temps très anciens" (M.G.S. Narayanan). Dans plus d'un exposé apparaissaient en effet des allusions à l'antiquité de l'Inde, antiquité perçue comme une preuve de la valeur de sa vision du monde: aucune autre civilisation n'a duré aussi longtemps, faute de fondements suffisants. Le professeur Dhyanesh Narayan Chakrabarti (ancien chef du Département de sanscrit de Rabindra Bharati University) a ainsi évoqué en termes lyriques la "continuité ininterrompue de l'histoire indienne", ce "miracle de l'histoire du monde", en dépit des invasions parfois sanglantes et des siècles de domination étrangère qu'a connus ce pays.
La conjonction permanente entre politique et spiritualité frappe comme l'une des spécificités du discours nationaliste entendu à Calcutta. Les nationalistes indiens s'efforcent dans leur discours de justifier comme compatibles le désir d'être fort (l'une des causes des faiblesses actuelles est l'affaiblissement de l'esprit kshatriya [désignation traditionnelle de la fonction guerrière], a souligné l'une des participantes) et la volonté de "spiritualiser le monde" – un thème présent dans le discours hindou depuis des réformateurs du 19e siècle tels que Swami Vivekananda. Ce n'est pas en étant faible, en étant pauvre et ignorant, que l'on peut convaincre le monde d'écouter l'Inde et lui apporter ce que celle-ci peut lui donner, estiment les philosophes du nationalisme.
L'affirmation de l'unité de l'Inde
Etre fort, cela signifie également renforcer l'unité nationale – comme le savent tous ceux qui s'intéressent au nationalisme en Inde, le projet de sangathan (qui connote à la fois l'idée d'organisation et celle d'unité) joue un rôle essentiel dans l'approche nationaliste, qui voit les divisions au sein de la société comme lourdes de dangers. Typique est l'exemple donné par Sushri Nivedita, vice-présidente de Vivekananda Kendra, au sujet du travail de cette organisation dans les zones tribales, notamment pour y lutter contre les conversions: le mouvement a commencé par s'efforcer de réduire les divisions entre tribus dans les zones où elle travaillait et de leur montrer tout ce qu'elles avaient en commun, afin de les renforcer.
L'insistance excessive sur les "droits" de différentes catégories est également perçue comme opposée à l'ethos national et à la recherche de l'unité. "L'orientation vers les droits produit inévitablement des divisions et des conflits", a expliqué le professeur S.K. Chakraborty (Indian Institute of Management, Kolkata). "L'accent mis sur les devoirs pour tous favorisera l'union ou yoga entre toutes les strates et tous les segments de la société", tandis que l'insistance sur les droits ne fera qu'accroître "la disharmonie ou viyoga dans le réseau social".
A travers les interventions se dégageait l'impression d'une continuité recherchée entre le nationalisme de la période de la lutte anticoloniale et les courants nationalistes actuels, ceux-ci poursuivant en quelque sorte l'œuvre inachevée des freedom fighters, comme s'il s'agissait d'un phénomène unique. En fait, le nationalisme indien est perçu comme préexistant à la lutte pour l'indépendance et se poursuivant après celle-ci.
Ce nationalisme est aussi distingué du simple patriotisme, comme l'a souligné un jeune intellectuel nationaliste, Pramod Kumar: nombreux, a-t-il expliqué, sont en Inde les patriotes, prêts à sacrifier leur vie pour leur pays, mais être nationaliste signifie plus que cela, c'est comprendre la signification et la mission de l'Inde.
Nationalisme indien et hindouisme
Mais nationalisme indien ou nationalisme hindou? C'est surtout l'adjectif indien qui a été utilisé: mais "le dharma hindou est le centre vital de notre nation", précise Sushri Nivedita. Sri Aurobindo – cité dans l'exposé de Michel Danino – admettait que son idéal était "un nationalisme indien largement hindou dans son esprit et ses traditions".
Selon le professeur Kapil Kapoor (Jawaharlal Nehru University, Nouvelle Delhi), à l'exception de ceux qui appartiennent à la classe "intellectuelle" et sont orientés vers l'Occident, tous les Indiens seraient conceptuellement hindous, et hindous, musulmans et chrétiens ordinaires n'auraient ainsi pas le sentiment d'oppositions irréconciliables entre eux.
Cependant, admet le professeur Makarand Paranjape (qui enseigne l'anglais dans la même université), il est en train de se produire en Inde une "redéfinition des relations" entre les communautés, mais cela ne doit pas déboucher sur la création de citoyens de seconde classe. En citant Sri Aurobindo, Michel Danino soutient que le nationalisme hindou n'exclut pas les musulmans, puisque l'hindouisme est une religion inclusive qui aurait même assimilé le christianisme et l'islam, s'ils avaient toléré ce processus: ce qui n'est pas acceptable est la volonté de séparation (Sri Aurobindo s'opposait à un électorat séparé, à une représentation séparée, car les musulmans devaient avant tout se définir comme Indiens).
Tout le séminaire a balancé entre le constat d'une situation perçue comme insatisfaisante par les nationalistes, souvent décrite en termes très sombres, et – en même temps – la certitude que des forces de renouveau sont à l'œuvre et que la situation est déjà en train de changer.
Notons également une sensibilité – soulignée notamment par des intervenants appartenant à la diaspora hindoue – au traitement de l'hindouisme et du nationalisme indien dans les universités occidentales: plusieurs orateurs ont exprimé le sentiment que nombre d'universitaires tant indiens qu'étrangers développent une approche tendant à dénigrer l'hindouisme et ses valeurs. Certains exposés contrastaient, de façon plus générale, l'attitude de l'Inde à travers l'histoire, qui n'aurait pas cherché le pouvoir, tandis que l'Occident se serait montré conquérant et homogénéisateur à travers toute sa trajectoire dès l'Antiquité déjà (Sushri Nivedita).
L'Inde est donc une nation, mais elle est plus que cela, nous disent les nationalistes hindous, de la même façon que l'hindouisme représente plus qu'une religion au sens occidental de cette catégorie. L'Inde est une civilisation. Et la mission de l'Inde, nous expliquent-ils, une fois qu'elle aura reconquis pleinement son identité, sera – dans la ligne de la vision de Swami Vivekananda – de devenir le guru de l'humanité pour spiritualiser le monde.
Jean-François Mayer
© Religioscope 2003