Au cours des dix dernières années, plusieurs livres de chercheurs occidentaux ont été publiés sur le nationalisme hindou. En français, par exemple, les travaux de Christophe Jaffrelot, auteur d'un gros volume sur Les nationalistes hindous (Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1993) et de nombreux articles, sont bien connus.
Mais des chercheurs indiens s'intéressent également à ce thème. Publiés dans leur pays, leurs ouvrages sont moins connus en Occident et méritent que nous nous y intéressions. En effet, deux ouvrages importants sont sortis des presses indiennes ces derniers mois.
Une étude sur le RSS
Tout d'abord, signalons brièvement l'étude de Pralay Kanungo, qui enseigne les sciences politiques à l'Université de Delhi et est actuellement fellow du Nehru Memorial Museum and Library. Il a publié en 2002 un livre consacré au Rashtriya Swayamsevak Sangh, organisation clé du nationalisme en Inde. A noter que RSS's Tryst With Politics: From Hedgewar to Sudarshan (Delhi, Manohar, 2002) a fait l'objet de recensions plutôt positives tant de partisans que d'adversaires du RSS. Quand on sait les controverses et réactions passionnées que ce mouvement suscite en Inde, c'est dire que l'ouvrage de Pralay Kanungo se distingue par son approche sérieuse et documentée.
L'auteur ne s'est pas contenté de dépouiller de nombreuses publications du RSS ou relatives à celui-ci: il s'est également livré à des enquêtes de terrain en Orissa. Le livre offre une bonne histoire du RSS et de son évolution, mais examine également les différentes facettes des activités de cette organisation. On lit par exemple avec grand intérêt le chapitre 5, "Homogénéiser les hindous", notamment les pages consacrées à l'action du RSS dans les couches défavorisées et les populations tribales (qui constituent un quart de la population de l'Orissa, ce qui a permis à l'auteur d'acquérir une bonne connaissance de cette question).
En effet, dans la compétition dans laquelle les nationalistes hindous se sentent engagés par rapport aux religions missionnaires (en ce qui concerne les populations tribales, surtout les chrétiens), la question de l'identité des groupes tribaux est cruciale. Pour le RSS, pas de doute: les membres des populations tribales sont bel et bien des hindous. Si certaines de leurs coutumes et pratiques contredisent celles qui prévalent généralement dans l'hindouisme (par exemple le respect pour la vache), cela montre simplement qu'ils en sont ignorants et qu'ils peuvent être instruits.
Les membres des populations tribales sont donc des "frères perdus" qu'il s'agit de ramener à l'hindouisme à travers un processus de reconversion: le RSS va s'efforcer de les hindouiser. En fait, en lisant la description donnée par Pralay Kanungo, l'on découvre une véritable "mission hindoue" parmi les tribus, ce qui est assez paradoxal si l'on se souvient qu'elle est pratiquée à l'enseigne de la volonté affichée de contrer les religions missionnaires: cette hindouisation suppose l'abandon de certaines pratiques tribales traditionnelles, qui va jusqu'à la destruction des autels villageois érigés pour le culte d'une déesse primitive (Thakurani ghara). Cela est évidemment en accord avec la volonté de milieux nationalistes de promouvoir un certain degré d'homogénéisation de l'hindouisme au nom de l'unité nationale, un trait qui a été mis en évidence par plusieurs chercheurs.
Nous ne citons cet élément que comme un exemple des nombreuses questions abordées par le livre de Pralay Kanungo, dont il ne s'agit pas de faire ici une recension. Parmi les organisations créées à l'initiative du RSS qui jouent un rôle dans les zones tribales figure un mouvement qui a beaucoup fait la une de l'actualité indienne ces dernières années, en particulier autour de l'affaire d'Ayodhya: la Vishva Hindu Parishad (VHP). C'est à elle que nous allons nous intéresser dans la suite de cet article, en résumant quelques grandes lignes d'un ouvrage qui vient de paraître en Inde.
La VHP entre religion et politique
La VHP est l'une des organisations de ce qu'on appelle le Sangh Parivar, la famille du Sangh, c'est-à-dire la nébuleuse de groupes qui se situent dans la mouvance du RSS. En effet, dès les années 1950, celui-ci a pris la décision de lancer des organisations dédiées à des tâches ou à des groupes particuliers. Il existait déjà depuis 1948 une association d'étudiants créée par le RSS, mais un discours du second chef du mouvement, Madhav Sadashiv Golwalkar (1906-1973), en mars 1954, marqua le début d'une stratégie systématique qui allait donner une nouvelle tournure à l'action du RSS, également sur le plan politique (Kanungo, op. cit., pp. 57-58).
La VHP vit ainsi le jour en 1964, comme "front religieux" du RSS, si l'on peut dire. Elle mérite cependant une étude en tant que telle, souligne Manjari Katju, auteur du livre qui nous intéresse ici et enseignante en science politique à l'Université de Hyderabad. En effet, la VHP a ses membres, ses programmes, ses activités propres, ce qui justifie une analyse distincte.
Cela faisait longtemps que les personnes intéressées par ces questions attendaient la publication de la thèse de Manjari Katju, présentée à la School of Oriental and African Studies (Londres) en 1998. Le livre qui vient de paraître, Vishva Hindu Parishad and Indian Politics (Hyderabad, Orient Longman, 2003) propose une version condensée et revue de cette thèse. L'auteur bénéficiait d'un accès privilégié, puisque son grand-père fut président de la VHP à la fin des années 1980. Cela ne l'empêche pas, cependant, de se montrer souvent très critique face à l'organisation. L'intérêt de ce livre est de nous proposer une première étude complète sur la VHP.
La VHP apparut en 1964 avec l'objectif de préserver la société hindoue des idéologies étrangères: islam, christianisme et communisme. Outre le souci d'atteindre un public plus large, les dirigeants du RSS avaient le sentiment que cette activité serait plus efficace si elle était menée par des hommes de religion que par le RSS lui-même.
A l'origine, les deux buts principaux de la VHP étaient le renforcement de la conscience hindoue dans la diaspora et la lutte contre le prosélytisme chrétien dans les zones tribales. L'organisation considère comme hindous tous les lignages spirituels (sampradayas) nés en Inde, ce qui inclut donc le sikhisme, le jaïnisme et le bouddhisme. A noter le rôle important joué dans la création de la VHP par Swami Chinmayananda (1916-1993), un gourou indien fondateur de la Chinmaya Mission, qui développa d'importantes activités internationales: voyageant fréquemment à l'étranger, il contribua à la diffusion de la VHP dans la diaspora hindoue, où les problèmes d'identié sont ressentis avec une acuité encore plus forte. Le livre de Manjari Katju consacre d'ailleurs un appendice à la présence internationale de la VHP (pp. 154-160): elle compte des branches dans 40 Etats des USA; en Grande-Bretagne, son implantation paraît être particulièrement forte au sein de la population d'origine gujaratie et - malgré les démentis à ce sujet - de bonnes relations existeraient avec la communauté Swaminarayan (qui a érigé le temple de Neasden, dans la banlieue de Londres).
Dans la ligne de développements apparus dès la fin du 19e siècle, la VHP est convaincue que l'hindouisme devrait abandonner son attitude non prosélyte afin de pouvoir réaccueillir en son sein ceux qui l'avaient quitté, le cas échéant depuis plusieurs générations. Comme nous l'avons souligné plus d'une fois dans les colonnes de Religioscope, la question des conversions est un thème ultra-sensible dans le contexte de l'Inde contemporaine (et ailleurs aussi). La conversion d'intouchables à l'islam en février 1981 à Meenakshipuram (Tamil Nadu) représenta un point tournant dans la transition de la VHP vers l'activisme de masse, alors que l'organisation chercha sa place durant ses premières années d'existence.
A la fin de l'année 1983 fut organisé le premier yatra, c'est-à-dire une marche, traversant tout le pays. Ces marches permirent à l'organisation à la fois d'atteindre un impact national (en dépassant le cadre urbain et en atteignant aussi la population des villages) et d'affirmer en même temps l'unité nationale tout en lançant le cri d'alarme: "L'hindouisme est en danger." Manjari Katju observe que "'unité nationale' et 'intégration nationale' étaient utilisées de façon interchangeable avec unité et intégration hindoue" (p. 40).
En 1984 fut lancée l'agitation autour du temple d'Ayodhya - un thème qui était certes déjà un sujet de frictions localement, mais qui devint un instrument de mobilisation à l'échelle nationale grâce à un mouvement bien orchestré. Le contexte y était favorable, puisque c'était une période durant laquelle le gouvernement du Congrès flirtait avec la réaffirmation de l'hindouisme. En outre, comme l'ont souligné plusieurs chercheurs, l'énorme succès de la diffusion du Ramayana sous forme de série télévisée (1987-1988) contribua à créer également un climat propice pour l'activisme de la VHP. Dès 1989 commença la collecte de briques pour la construction du futur temple d'Ayodhya à travers tout le pays. Cela déboucha en décembre 1992 sur la destruction de la mosquée existant sur le site, ce qui augmenta encore l'impact et l'activisme de la VHP - la controverse se poursuit, comme nous l'avons déjà mentionné plusieurs fois dans ces pages, et nous aurons l'occasion d'y revenir.
La VHP n'aurait jamais pu devenir ce qu'elle est aujourd'hui sans l'appui du RSS; cependant, si "le RSS exerce un contrôle considérable sur le fonctionnement de la VHP, cette dernière a une personnalité distincte." (p. 98) D'autre part, la VHP atteint une audience qui aurait parfois hésité à s'associer directement au RSS et a réussi à donner à sa cause un fort impact en impliquant dans ses activités des dirigeants religieux et ascètes, créant ainsi une situation sans précédent dans l'Inde indépendante: "La VHP a encouragé les sadhous à s'engager dans l'activité politique et a essayé de créer un environnement dans lequel elle a cherché à placer leur autorité au delà de toute mise en doute." (p. 69)
En ce qui concerne l'activité contre les missions chrétiennes, le travail de Manjari Katju montre comment cette composante était bien présente dès les débuts de la VHP. Les efforts de propagation de l'hindouisme dans les populations tribales ou d'autres secteurs considérés comme menacés par les missionnaires s'accompagnent d'une action sociale qui a été développée sur le modèle de celle des missions chrétiennes. A noter que les conversions (ou reconversions) à l'hindouisme pratiquées par la VHP sont habituellement des démarches de groupes, et non individuelles.
Aux yeux de Manjari Katju, la VHP et les autres représentants du nationalisme hindou ont vraisemblablement devant eux un bel avenir: en Inde, le nationalisme séculier dans le sillage de la lutte anticoloniale a perdu de sa vigueur, et le nationalisme indien tend de plus en plus à se retrouver sur la ligne de l'Hindutva, de l'hindouité. (JFM)
Il est possible de commander le livre de Manjari Katju et celui de Pralay Kanungo auprès d'Amazon:
Vishva Hindu Parishad and Indian Politics
RSS's Tryst With Politics: From Hedgewar to Sudarshan
© 2003 Religioscope