Le livre ne parlait donc pas seulement du Mandarom, mais évoquait également les problèmes rencontrés par le chercheur pour enquêter sur un sujet "chaud". Il racontait les pressions et chicanes dont il fut l'objet. Il ne cachait pas ses réserves face à l'usage du terme même de "secte": "La notion de secte ne veut rien dire", déclarait-il à un journaliste du Figaro (24 janvier 2002). "Il existe un religieusement correct et un religieusement incorrect. L'arrivée d'une nouvelle religion est un élément perturbateur car elle remet en question l'ordre établi."
Signalé avec intérêt par certains médias, le livre fut vertement critiqué par d'autres: on put lire des commentaires tels que "L'ethnologue piégé" ou voir l'éditeur accusé de "cautionner des dérapages". Un an après la parution du livre, le point avec l'auteur.
Religioscope – Votre livre n'évoque pas seulement vos observations, mais commence par relater l'histoire d'une recherche qui a débuté en décembre 1996 pour se poursuivre jusqu'en l'an 2000. Vous y racontez les problèmes rencontrés pour vous faire accepter par le groupe et élargir le périmètre auquel vous pouviez avoir accès. Mais vous y parlez également des problèmes que vous avez rencontrés et des pressions que vous avez subies durant votre travail de la part de personnes n'appartenant pas à la religion aumiste ou hostiles à celle-ci. Aujourd'hui, si vous deviez vous adresser à de jeunes chercheurs, leur déconseilleriez-vous d'étudier un groupe qualifié de "secte"? Est-il ou non possible, dans le milieu universitaire français, d'aborder des groupes religieux controversés avec la sérénité et le recul souhaitables pour une enquête scientifique?
Maurice Duval – Alors qu’un phénomène révolutionnaire se produit dans nos sociétés, à savoir que le christianisme présent depuis 2000 ans est désormais rejeté par une majorité de la population et que surgissent de nouvelles religions, je suis obligé de dissuader de jeunes chercheurs à s’engager dans ce champ de recherche: ils seraient discrédités et auraient bien des difficultés à faire carrière. J’ai déjà refusé plusieurs propositions de direction de thèses de doctorat dans ce sens. Mais avouez que c’est navrant et fort dommage pour la connaissance des transformations de nos sociétés. Ces recherches, dès lors qu’elles ne relèvent pas du militantisme anti-sectes, sont tabous en France.
Religioscope – Si le Mandarom et la religion aumiste font l'objet de tant de controverses – disproportionnées, semble-t-il, par rapport à l'importance réelle du groupe – sans doute cela s'explique-t-il par son "étrangeté" extérieure, qui en fait un stéréotype médiatique idéal de "la secte". Mais en tant qu'observateur des faits sociaux, comment interprétez-vous ces réactions très émotionnelles? Est-ce une façon de revivifier des formes militantes de laïcisme? Est-ce une méconnaissance profonde du fait religieux? Ou d'autres raisons vous paraissent-elles expliquer ces réactions dont la virulence surprend souvent les observateurs étrangers?
Maurice Duval – Vous avez parfaitement raison de souligner que "l’étrangeté extérieure" de ce groupe provoque son rejet. Au fond, on peut dire que nos concitoyens sont souvent conservateurs et qu’ils acceptent très mal le changement religieux. Je vous surprendrai peut-être en vous disant que même les membres de la Libre Pensée disent explicitement – et j’ai cité leur représentant dans mon livre – qu’ils préfèrent le christianisme à ce Mandarom, car là, "c’est n’importe quoi". Ce que l’on supporte mal ici, c’est que les croyances du Mandarom soient différentes de ce qu’elles sont traditionnellement dans nos sociétés. En plus, elles s’inspirent de croyances qui viennent d’ailleurs, or je constate que l’on aime bien les autres lointains, justement quand ils sont lointains, mais s’ils sont proches, on ne les apprécie plus de la même manière.
Religioscope – Le Mandarom n'avait apparemment pas une image de marque trop mauvaise avant le moment où son fondateur a déclaré être le "Messie cosmoplanétaire", une initiative à laquelle ses disciples avaient délibérément cherché à donner une vaste publicité. Une opération de relations publiques qui a mal tourné?...
Maurice Duval – Oui, et ceci confirme ce que je vous disais à l’instant, car dans nos sociétés le fait que des gens pensent qu’il puisse y avoir d’autres Messies que Jésus est insupportable pour beaucoup.
Religioscope – Comme dans bien d'autres mouvements religieux anciens ou plus récents, le lecteur de votre livre voit que le fidèle de l'aumisme vit dans un monde réenchanté (rituels liés à toutes les activités de la vie, etc.). Peut-on dire que la principale différence entre un aumiste et la majorité de ses concitoyens est cette ritualisation de la vie quotidienne et le réenchantement de son univers?
Maurice Duval – Effectivement, la place du rite dans l’aumisme est centrale. C’est d’ailleurs l’une des nombreuses chose qui ont pu attirer nombre de fidèles dans cette religion. Je pense par ailleurs que la réforme du catholicisme, le Concile Vatican 2, lui a beaucoup nui. Certaines personnes ont un besoin de rites, et c’est ce que cherchaient un certain nombre de catholiques dans leur religion. C’est aussi une des motivations pour nombre d’adeptes de la franc-maçonnerie. Quant à la question du réenchantement du monde des adeptes aumistes, là, je dois dire que c’est quelque chose qui m’a toujours étonné. Au moment fort de leur persécution, là où peu de monde aurait résisté, eux disaient que c’était le plan divin et que cela devait donc être, mais que Dieu était avec eux et qu’il fallait donc rester optimiste!
Religioscope – Des prières, des jeûnes, des rituels… ceux qui craignent que votre livre ne contribue à "relativiser" le phénomène de mouvements religieux émergents ont d'une certaine façon raison: aux yeux d'un observateur distancié, l'aumisme ne semble pas tellement différent d'une religion traditionnelle, si ce n'est son corpus doctrinal différent de celui de la tradition religieuse majoritaire en France, sa naissance récente et son modeste nombre de fidèles…
Maurice Duval – Dès lors que ce mouvement respecte la dignité des femmes et des hommes, et j’aimerais bien qu’elle soit autant respectée partout, je ne vois pas pourquoi ils n’auraient pas le droit d’exister paisiblement et de pratiquer leur religion. Pourtant des tentatives constantes visent à les en empêcher. Ce que j’ai écrit dans cet ouvrage permet effectivement de relativiser les croyances et les religions, mais en aucun cas les groupes délictueux!
Religioscope – Vous mettez souvent en parallèle Mandarom et monastères catholiques. Question indiscrète: vous qui vous décrivez comme "mécréant", avez-vous déjà passé plusieurs jours dans un monastère catholique? ou vous fondez-vous uniquement sur les textes des règles monastiques pour esquisser ces comparaisons?
Maurice Duval – Je n’ai jamais séjourné dans un monastère catholique. Je me fonde sur des textes divers (religieux et historiques ou sociologiques) et sur des témoignages d’anciens moines.
Religioscope – Loin de l'uniformité souvent supposée des membres de mouvements religieux intenses et récents tels que l'aumisme, votre enquête met en évidence des approches et sensibilités différentes, et encore plus depuis la disparition physique du fondateur du mouvement. Pourriez-vous nous en dire plus?
Maurice Duval – Oui, comme dans toutes les religions, les membres de l’aumisme sont divers et leurs motivations variées. Ils sont divers sociologiquement (même s’il est vrai que l’on n’y rencontre pas toutes les catégories sociales), politiquement (même si les persécutions dont ils ont été l’objet ne les ont pas encouragés à aller vers la politique), etc. Ils sont aussi différents dans leurs choix de vie, même s’il y a des constantes. Dans les constantes, il y a par exemple le racisme impensable. En effet, si vous croyez que dans une autre vie vous avez été Noir, ou que vous pouvez devenir Juif ou Arabe dans une vie future, il n’y a plus l’essentialisme qui fonde le racisme. L’altérité absolue n’existe plus.
Religioscope – En lisant certains récits de vies d'aumistes dans votre livre, le lecteur a l'impression que l'on peut aujourd'hui s'attirer de sérieux ennuis pour simple appartenance à un groupe stigmatisé par les médias?
Maurice Duval – Oui c’est tristement vrai. Et je connais des aumistes qui ont perdu leur emploi à cause de leur appartenance religieuse. C’est ici que pointe la limite de la démocratie occidentale, c’est ce que j’appelle l’inquisition démocratique.
Religioscope – La lecture de ces récits donne aussi l'impression que beaucoup d'aumistes (plus de la moitié, semble-t-il) ont derrière eux un itinéraire spirituel (voire un passé familial) de recherches spirituelles à travers différentes voies. A cet égard, n'avez-vous pas l'impression qu'ils représentent dans une assez large proportion l'émanation d'un sous-groupe au sein de la population française, celui des "chercheurs spirituels" et clients de librairies ésotériques? L'aumisme vous paraît-il exister en une sorte de symbiose avec ce milieu?
Maurice Duval – Pas tout à fait. Pour une part, c’est vrai que les clients de librairies ésotériques se retrouvent dans ce groupe, comme dans d’autres semblables. Mais s’en tenir là serait limitatif car il y a aussi des fidèles de religions classiques, le catholicisme et le protestantisme notamment, qui ne trouvent pas assez de spiritualité dans leurs religions et qui viennent à l’aumisme pour cela. Ce sont des ex-fidèles des grandes religions, non pas tout à fait ordinaires, mais disons un peu plus demandeurs que les autres.
Religioscope – Comment votre livre a-t-il été reçu et commenté par les aumistes?
Maurice Duval – Bien d’une façon générale. Mais cela n’a pas empêché le Mandarom de me faire un procès, outre celui que Monsieur Abgrall m’a intenté. Lorsque je relate les propos d’une femme qui a porté plainte pour viol contre le gourou, elle dit en réponse à l’une de mes questions:"il (le gourou) a violé toutes les femmes". Les aumistes me reprochent de ne pas avoir précisé que ces femmes s’opposaient à ces propos.
Religioscope – Un an après, écririez-vous toujours ce livre de la même façon? Ou votre perception s'est-elle modifiée avec le recul?
Maurice Duval – Bien que les conséquences aient été terriblement lourdes pour moi, je réécrirais ce livre de la même manière, car je pense que les intellectuels ont le devoir de lutter contre le sens commun, a fortiori lorsqu’il attaque un groupe sans raison. Ma seule croyance est celle-ci: la connaissance seule peut faire avancer les êtres humains.
Religioscope – Avez-vous poursuivi (ou eu la tentation de poursuivre) votre enquête sur l'aumisme, ou avez-vous tourné la page pour passer complètement à un autre sujet?
Maurice Duval – Je continue à écrire des textes en explorant mes matériaux sur ce groupe et en continuant une réflexion sur la formation de l’opinion publique. Toutefois, si les pressions que j’ai subies ne m’ont pas fait abandonner mon projet que j’ai mené à son terme, aujourd’hui je pense commencer une autre étude sur un tout autre sujet. J’ai écrit ce que je devais écrire, une étude la plus objective possible sur ce mouvement. J’ai le sentiment d’avoir fait mon devoir, mais je ne suis pas masochiste! J’ai encore tenté il n’y a pas si longtemps: je voulais faire un film à caractère ethnologique sur le Mandarom, mais si je n’attaque pas l’aumisme, ce n’est pas possible. Or, mon but est la connaissance objective, non la polémique ou la guerre!
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