Lors des élections du mois de novembre 2002 en Turquie, les Turcs musulmans vivant en Allemagne sont loin d'avoir tous soutenu l'AKP d'Erdogan: certains ont voté pour son concurrent, le Saadet (SP), tandis que d'autres soutenaient des formations "séculières".
L'observateur superficiel sous-estime souvent la complexité du paysage politique turc: ainsi, les associations musulmanes de ce pays ne soutiennent pas toujours des partis d'orientation islamique, mais appuient fréquemment - pour différentes raisons - d'autres formations politiques.
Un très intéressant article de Sami Alphan, paru dans le mensuel allemand Islamisch Zeitung (déc. 2002), s'intéresse à l'attitude des principales organisations musulmanes turques dans ce pays lors des élections du mois dernier, qui ont vu la victoire massive de l'AKP d'Erdogan, arrivé en tête et, surtout, en mesure d'occuper la majorité des sièges du Parlement grâce à une clause électorale interdisant l'accès à celui-ci à tout parti obtenant moins de 10% des suffrages.
Le Milli Görüs (IGMG, Vision nationale) est la plus grande organisation musulmane en Allemagne (où les musulmans d'origine turque sont massivement présents). Il a toujours été étroitement lié à Erbakan et aux partis successifs dont celui-ci a été le chef ou la cheville ouvrière - et donc, dans le cas présent, le Saadet. Les adhérents du Milli Görüs ont longtemps fourni un soutien financier non négligeable aux groupes liés à Erbakan. Cependant, si les cadres du Milli Görüs sont restés loyaux à Erbakan, les membres n'ont pas tous suivi les consignes de l'organisation, signale Sami Alphan, et nombreux sont ceux qui, depuis quelque temps déjà, se tournent vers Erdogan. Une réorientation qui s'est produite aussi bien en Turquie qu'en Allemagne, puisque le Saadet n'a obtenu qu'un résultat très décevant: 2,5% des voix.
Le VIKZ (Verband der islamische Kulturzentren) se situe pour sa part dans la ligne de Süleyman Hilmi Tunahan Efendi (1888-1959). En général, il n'essayait pas de mobiliser ses membres en Allemagne pour le soutien de l'une ou l'autre formation. Tout a changé avec les élections de cette année, rapporte Sami Alphan, puisque le VIKZ a encouragé ses adhérents à se rendre par vols charters entiers en Turquie afin d'y voter. En effet, la figure de proue du mouvement, Arif Ahmet Denizolgun, se présentait à Antalya sur la liste de l'ANAP (Parti de la patrie) de Mesut Yilmaz (donc un parti non religieux). Denizolgun avait précédemment été élu sur la liste du Refah (Parti de la prospérité, islamiste, le parti dissout que dirigeait Erbakan), mais était ensuite passé à l'ANAP. Pour essayer de franchir la barre des 10%, Yilmaz n'a pas hésité à intégrer Denizolgun dans la direction du parti. Sans obtenir le succès espéré, puisque l'ANAP est resté bien en dessous de la barre fatidique, en n'obtenant que 5,3% des suffrages à l'échelle nationale (9;4% à Antalya). En revanche, le frère d'Arif Ahmet Denizolgun, Mehmet Beyazit Denizolgun, avec lequel il est brouillé et que suivent une minorité des Süleymancilar, a été élu sur les listes de l'AKP.
En ce qui concerne la branche traditionnelle des disciples de Said Nursi (1877-1960), dont l'organe est le journal Yeni Asya(également le nom de leur maison d'édition et d'une fondation), ils ont comme de coutume soutenu le DYP (Parti de la juste voie) de Tansu Ciller, qui a manqué de peu de se maintenir au Parlement (9,5%). En effet, explique Sami Alphan, le DYP est considéré comme le successeur du Parti démocratique de Menderes, pour lequel Said Nursi avait exprimé une sympathie de son vivant.
L'auteur de l'article estime que des leçons doivent être tirées de ces dernières élections. Les musulmans turcs en Allemagne comme dans leur pays d'origine ne sont plus prêts à voter en rangs serrés pour le candidat que leurs dirigeants leur recommandent d'appuyer. Il suggère que ces nouveaux développements devraient aussi être pour les organisations musulmanes turques en Allemagne une incitation à se concentrer sur les activités dans leur pays d'immigration et à consacrer moins d'énergie à la vie politique en Turquie, d'autant plus que les rêves longtemps cultivés d'un retour dans la mère patrie s'estompent avec la montée de nouvelles générations qui ont bien l'intention de faire leur vie en Allemagne. Bref, conclut Sami Alphan, il est temps que les musulmans turcs en Allemagne se considèrent comme adultes, et non comme une extension d'organisations turques à l'étranger.
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