Un important volume qui vient de paraître et explore toutes les facettes de l'évolution de la société française - statistiques à l'appui - apporte également des éclairages sur la situation religieuse en France. Si la religion organisée a perdu du terrain, le "croire" en dehors du cadre des institutions est loin d'avoir dit son dernier mot.
Alors que nous nous apprêtions à prépare ce compte rendu, nous avons eu connaissance d'un sondage que l'Institut Sofres vient de réaliser pour le magazine Telerama (novembre 2002) sur les "valeurs des adolescents" (échantillon représentatif de 4.000 jeunes). Dans la question sur les valeurs, le sondage demandait aux adolescents ce qui était "très important" pour eux, en citant douze notions (famille, travail, amour, culture...). Résultat: la religion arrive en queue de liste des valeurs jugées "très importantes", avec 12% seulement des réponses - à égalité, il est vrai, avec la politique. Seuls 24% des jeunes considèrent la religion comme "assez importante". En revanche, 87% accordent une grande importance à la famille, 84% à l'amitié, 31% à l'argent.
Ces résultats soulèvent des questions, mais un tel sondage conserve inévitablement un caractère superficiel. Ceux qui cherchent une analyse plus détaillée feront bien de consulter l'édition 2002-2003 d'un volumineux ouvrage de référence (672 pages) publié par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), Données sociales - La société française. Plus de 120 auteurs y ont participé.
Comme le fait remarquer le communiqué de presse de l'INSEE annonçant la publication de ce livre le mois dernier, la société française "est traversée par des valeurs contradictoires: malgré une pratique religieuse en recul, les croyances progressent".
La France comptait 60,7 millions d'habitants en 2000. En 1981, 74% des personnes interrogées disaient appartenir à une religion. En 1999, dans le cadre de la dernière enquête européenne sur les valeurs, le pourcentage était tombé à 58%, dont 90% qui disent appartenir à la religion catholique. En même temps, la croyance en une vie après la mort est globalement stable et croît même chez les jeunes.
Ce sont quelques-unes des observations les plus frappantes que l'on trouve dans le chapitre bourré d'informations précises qu'a rédigé Yves Lambert (Groupe de sociologie des religions et de la laïcité, CNRS-EPHE) sur "La religion en France des années soixante à nos jours" (pp. 565-579).
La rupure, observe Yves Lambert, remonte aux années soixante-cinq, avec un recul tant des attitudes que des pratiques par rapport à la religion. Cela coïncide, pour une France dans laquelle la majorité des croyants se reconnaissent dans l'Eglise catholique, avec les turbulences qui accompagnent le concile Vatican II et ses réformes. L'appartenance religieuse résiste cependant, dans un premier temps, et ne connaît un premier décrochage qu'en 1975-1976.
Nous constatons ensuite, explique-t-il, une "stabilisation relative des indicateurs religieux" durant la période 1979-1985, puis des évolutions contrastées après 1985: "l'érosion du religieux se poursuit dans certains domaines tandis que, dans d'autres, les signes de permanence et de renouveau se multiplient."
La transmission de l'appartenance religieuse est loin d'être systématique: 95% des enfants de parents sans religion sont eux-mêmes sans religion, tandis que "67% seulement des enfants de parents catholiques se disent eux-même catholiques", explique Yves Lambert. En outre, en 1999, seuls 21% des catholiques déclarent pratiquer au moins une fois par an et - sur le plan de la foi - croire en Dieu, croire au péché et croire en une vie après la mort, alors que le pourcentage souscrivant à ces quatre conditions s'élevait encore à 27% en 1981.
Yves Lambert note en contraste des signes de renouveau: baptêmes d'adolescents et d'adultes, mobilisation des laïques pour des activités précises, essor des courants charismatiques. Mais il nous semble pouvoir ajouter que cela correspond à l'émergence d'un nouveau modèle de catholicisme: se retrouvant dans une situation qui n'est plus dominante, ceux qui s'y engagent le font de façon volontaire et tendent probablement d'autant plus à adopter le comportement typique de minorités.
Un développement qui intrigue particulièrement est la montée de certaines croyances, en dehors des appartenances: après avoir chuté spectaculairement depuis 1960, puis avoir connu un léger redressement passager dans les années 1970, les croyances liées à l'après-mort, en particulier, sont en hausse depuis 1990, de façon encore plus marquée chez les jeunes. Alors que la croyance en Dieu recule (62% en 1981, 56% en 1999), la croyance à une vie après la mort progresse: 35% en 1981, 38% en 1999. Et pas simplement la croyance à la réincarnation: certes, celle-ci passe de 22% en 1981 à 25% en 1999, ce qui montre qu'elle est maintenant solidement installée en Occident, mais la croyance au paradis augmente aussi légèrement (de 27% à 28%) et même la croyance à l'enfer (de 15% à 18%).
De façon générale, et ce n'est pas une surprise, l'attitude à l'égard des religions tend au relativisme: seulement un dixième des catholiques considèrent aujourd'hui que leur religion est la seule vraie. "On mesure l'ampleur du changement si l'on sait que la moitié des catholiques pensaient en 1952 qu'il existe une seule vraie religion", souligne Yves Lambert.
Cette attitude relativiste s'exprime également sur des questions morales: s'il y une reflux de la permissivité (valorisation plus grande de la fidélité dans le cadre du couple) qui se manifeste également chez les jeunes sans religion, l'on observe par ailleurs une large acceptation de l'homosexualité: "parmi les 18-24 ans pratiquants, réguliers, le rejet total de l'homosexualité recule de 33% à 16% de 1981 à 1999". De même, le pourcentage de ceux qui estiment que l'avortement n'est jamais justifié passe de 22% à 14%. Même chez les pratiquants, il y a donc sur de telles questions un choix personnel des positions officielles de l'Eglise auxquelles ils adhèrent ou non.
Les inflexions observées dans les tendances ne remettent donc pas en cause le principe de l'autonomie personnelle, conclut Yves Lambert. (JFM)
Données sociales - La société française (collectif), Paris, INSEE, 2002, 672 p.