Novembre 2002 - Depuis le 11 septembre 2001, les images et témoignages d’un monde arabe toujours plus enfermé dans l’acrimonie et la défiance par rapport à l’Occident. La rue arabe est en colère, les replis identitaires seraient de mise et les islamistes auraient été prompts, au Maroc, au Bahreïn ou encore récemment en Turquie, à capitaliser les rancœurs en cours. Pourtant, les signes ne manquent pas non plus d’une autre tendance, certes plus discrète, où l’on voit la référence islamique fonctionner dans un rapport bien moins polémique à l’Occident. En Egypte plus particulièrement, nous pensons que le champ religieux est à l’aube d’une vaste recomposition et en train de rompre avec 20 ans de guerre froide entre clercs pro-étatiques et entrepreneurs islamistes. La bipolarité des années 1980-1990 est en train de céder la place, dès la seconde partie des années 1990, à un champ religieux toujours plus éclaté, marqué par l’entrée en scène de nouveaux opérateurs religieux dont la caractéristique principale est bien de refuser le partage binaire que la confrontation entre le régime et les islamistes avait imposé au champ religieux [1].
Nous nous étions intéressés avant cela aux pratiques évergétiques des nouvelles notabilités pieuses des beaux quartiers, au détournement des énoncés pudiques par nombre de femmes voilées qualifiées avec sarcasme, mais à juste titre, de « voilées libérales ». Nous avions par ailleurs analysé la manière dont les néo-Frères musulmans (parti al-Wasat toujours en attente de légalisation) se sont repositionnés vis-à-vis de la référence religieuse pour monter au final un programme à la fois sécularisant et néo-libéral [2] .
En clair, l’Egypte depuis une demi-décennie est en proie à l’ouverture d’un espace religieux caractérisé à la fois par la désinstitutionnalisation (soit le développement de pratiques religieuses non contrôlée par les deux grands courants de l’islam politique et des institutions azharites), l’individualisation (des engagements en religion se faisant sur le mode du choix personnel en dehors de toute supervision familiale), le désintérêt du politique et le syncrétisme avec les grandes lignes du renouveau religieux en Occident (les parallèles avec les mouvements charismatiques chrétiens sont évidents). Quoiqu’en disent les culturalistes de tous poils, le vécu religieux musulman est bien entré dans une phase d’alignement avec cette modernité religieuse que la sociologie des religions a depuis longtemps découvert au sein des nouvelles communautés chrétiennes [3] .
En Egypte, c’est sans doute le courant des « nouveaux prêcheurs » (al-shuyûkh al-gudad) qui illustre le mieux cette recomposition moderne des modalités du croire. Les nouveaux prêcheurs, ce sont aussi eux qui sont à la tête de cette troisième voie de la religiosité en train de se constituer en dehors des rivalités entre l’islam politique et l’islam azharite. Pourtant, les éléments d’innovation ne se situent pas dans la doctrine. Les nouveaux prêcheurs correspondent parfaitement au profil de ce qu’Olivier Roy appelle les néo-fondamentalistes [4] : approche littérale du texte, insistance sur la morale, refus du relativisme ou de l’historicité. Le changement est ailleurs : il est d’abord dans les styles personnels des prêcheurs et leurs nouvelles techniques de prédication. Il est aussi dans l’ajout de certains répertoires et ethos religieux étrangers à la matrice néo-fondamentaliste classique. Il est enfin et surtout dans les nouvelles formes de religiosité en train de se mettre en place dans son public. C’est l’objet de cet article.
Les chemins de la notoriété : sociabilités bourgeoises et nouveaux médias
Qui dit « nouveaux prêcheurs » en Egypte dit `Amr Khâlid. Ce dernier a non seulement acquis en quelques années une aura sans précédent, mais c’est lui qui a poussé le plus loin la logique de distinction par rapport au prêche traditionnel. À ce titre, Khâlid a bien valeur d’idéal-type au sens wébérien du terme. D’abord, il est jeune. Avec ses 35 ans, c’est d’abord le rapport entre aînesse et autorité religieuse qui est brisé. Les islamistes l’avaient certes devancé sur ce point, mais ils étaient des militants. Lui non. La politique ne l’intéresse pas. Il a bien flirté un moment avec les Frères musulmans sur les campus alors qu’il était encore étudiant à l’université du Caire, mais il se retira rapidement des groupes estudiantins des Frères. Ce n’est que bien plus tard, à partir de la seconde partie des années 1990, qu’il commence à se faire connaître pour son verbe et ses connaissances religieuses. Le milieu aussi a changé. Ce n’est plus sur les campus, ni dans les syndicats professionnels, ni encore dans les mosquées obscures ou incontrôlées des quartiers populaires, mais dans les clubs huppés de lajet set de la capitale, le Club de chasse en l’occurrence. `Amr Khâlid impose alors un style : le discours moralisateur du fils de bonne famille. Sans doute faut-il le prendre au mot quand il déclare que l’islam n’est pas une religion de classe, mais que son éducation et son milieu familial lui ont donné des affinités avec l’élite : « je fus élevé dans un milieu aristocratique, je reçus mon éducation en Angleterre et mon éducation dans ce milieu m’a donné les moyens de bien comprendre le mode de pensée de cette classe du peuple. J’ai alors trouvé les propos qui leur conviennent et qui les marquent. Mais cela ne veut pas dire que je refuse le dialogue avec les autres classes » [5] . Pourtant, par effet de réseau beaucoup plus que par choix conscient, et bien qu’il considère que «l’islam n’était pas et ne sera pas une religion de classe » [6] , tout son itinéraire se fera dans des milieux middle-upper classes. Après le Club de chasse d’où il fut interdit de prédication pour des raisons obscures liées au conflit entre le président du Club et un lobby religieux ayant imposé avant lui des prédicateurs suspects aux yeux des autorités, il continue sa prédication de manière plus privative en donnant des cours de religion au sein de sociabilités de salon organisées la plupart du temps par des femmes de la bonne société. Il se lie à cette occasion avec le groupe des artistes repenties (al-fanânât al-mu`tazilât) et l’une d’entre elles, Yasmîn al-Khayyâm, responsable de l’association du shaykh al-Hussarî (du nom de son père, un ancien récitateur de Coran), lui donne alors ses premières tribunes publiques : les deux mosquées de l’association, l’une située dans le quartier middle-upper classes de `Agûza, l’autre dans la ville nouvelle du Six Octobre. Son succès est déjà établi, et il se fera exclure de toutes les mosquées où il prit la parole non pas en raison de quelque dimension politique qu’auraient revêtue ses propos, mais à cause des encombrement phénoménaux de la circulation occasionnés par l’événement que constituaient ses passages. Finalement, son accès à la notoriété internationale, ou plutôt régionale, se fit grâce aux télévisions satellite,Dream, tenue par le magnat égyptien de l’audiovisuel Ahmad Bahgat (pas islamiste pour un sou), ART et Iqra’, la chaîne à vocation religieuse dirigée par l’homme d’affaire saoudien Sâlih Kâmil dont Khâlid est devenu également le « conseiller en affaires religieuses » (mustashâr li-shu’ûn al-dîniyya).
L’itinéraire de Khâlid révèle plusieurs constantes des « nouveaux prêcheurs ». Les supports de leur prédication sont à la fois bourgeois et mercantiles : le passage par les sociabilités de salon de femmes de bonne famille est quasi obligé. C’est ainsi que des prédicateurs comme al-Habîb `Alî, ou Khâlid al-Guindî ont commencé leur chemin vers la notoriété. Le recours aux chaînes satellites privées est un deuxième trait commun. Et l’émulation sur ce plan est de mise. Le talk show d’`Amr Khâlid « Kalâm min al-Qalb » (propos du fond du cœur) a suscité une copie conforme, un programme religieux de Khâlid al-Guindî, dans un décor intime au style oriental (curieusement dépourvu de toute symbolique religieuse). Al-Habîb `Alî est aussi passé par les chaînes satellite.
Le prêche privatisé et les logiques de marché
Les liens serrés entre logiques commerciales, grands entrepreneurs du secteur privé et nouveaux prêcheurs sont une autre constante. Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’ils font de la prédication pour le businesscomme le répète à satiété la presse laïque égyptienne, mais l’inverse : avec le développement des nouveaux médias, pas de prédication sans business, parce que les nouveaux médias le supposent, que les mosquées soient soit inaccessibles soit en-deçà des ambitions de nos prêcheurs. Quant aux seules cassettes audio, cela fait un peu cheap. Du coup, tout le champ audiovisuel est investi par l’ensemble des prêcheurs : cassettes audio, cassettes vidéos, CD-Rom, DVD, sites internet, « téléphone islamique » pour Khâlid al-Guindî [7] , programmes religieux sous forme detalk-show sur les chaînes satellite.
Les nouveaux prêcheurs sont au total dans une double rupture par rapport aux espaces traditionnels de la socialisation religieuse (la famille, la mosquée, les programmes religieux de la télévision publique). « Par le bas », d’une part, en forçant sur l’intimité dans le cadre des réunions pieuses qui s’organisent au sein des sociabilités de salon. En effet, la célébrité médiatique ne les a nullement éloignés d’une approche « micro » centrée sur l’élite, souvent l’élite politique, et pas les dirigeants islamistes, parce que, comme le disait Khâlid al-Guindî, « ce sont eux qui ont le pouvoir de changer les choses ». C’est ainsi, entre autres, Ayman Nûr, membre du Parlement, appartenant au très libéral parti Wafd ou encore Gâbir Rihân, le procureur général socialiste [8] qui ont reçu al-Habîb `Alî dans leurs foyers. Aymân Nûr, que l’on ne saurait qualifier d’islamiste, aurait même bien fait les choses et aurait reçu chez lui dans un décor islamisé pour l’occasion, alors que lui portait la galabiyya blanche [9] , des pratiques qui ne sont pas sans rappeler les pratiques du soufisme des convertis en Europe, recrutant au demeurant dans les mêmes cercles que les adeptes de `Alî : professions libérales, urban professionals, hommes d’affaires. Quant à `Amr Khâlid, à côté de sa présence dans les médias, il enchaîna pas moins de 99 sessions religieuses privées durant le ramadan précédent, alors qu’en temps ordinaire, il en délivre à raison d’une vingtaine par semaine [10] .
Les nouveaux prêcheurs contournent d’autre part l’espace traditionnel de la prédication « par le haut », en investissant l’ensemble des supports audiovisuels offerts par les nouvelles technologies de la communication.
C’est ainsi que nos entrepreneurs religieux se transforment en entrepreneurs tout court. Il ne s’agit pas pour nous d’expliquer le phénomène par l’appât du gain, mais de montrer en quoi la prédication branchée des nouveaux prêcheurs s’organise dans un monde globalisé toujours plus régit par les logiques de marché. Là encore, il y a bien rupture avec le prêche traditionnel, même si le vedettariat religieux avait permis avant cela à des fortunes de se constituer, notamment celle de Mohamed Mitwallî Sha`rawî. Ainsi, `Amr Khâlid est passé sur Dream, surART, sur Iqra et sur Orbit, Khâlid al-Guindî est passé sur Dream aussi. Et à côté ses performances médiatiques, il prend, avec ses partenaires, 25% des bénéfices de son « téléphone islamique » lequel reçoit aux alentours de 1000 téléphones par jour. Tous organisent des pèlerinages, hâgg et `umra à La Mecque. Al-Habîb `Alî après un bref passage sur les chaînes publiques égyptiennes rejoint Dream avec un programme qui porte son nom. Quant à `Amr Khâlid, il lui fut proposé le poste de consultant dans une banque islamique égyptienne [11] . Leur entrée dans l’islamo-business semble s’être effectué via deux entremetteurs : dans un premier temps, les « artistes repentants » passés à l’islamo-business (compagnies de cassettes, programmes TV, autres supports audiovisuels) se chargent dumarketing de figures jusqu’alors inconnues (c’est le cas de `Amr Khâlid pour la compagnie al-Nûr al-Islâmiyya, c’est le cas aussi de al-Habîb `Alî pour ses premiers programmes sur les chaînes de la télévision publique égyptienne, Khâlid al-Guindî est aussi proche de ces cercles). Ce sont ensuite des hommes d’affaire pieux ou non qui prennent le relais, animés de deux motivations, l’une mercantile évidemment, l’autre, affichée, plus directement idéologique, à savoir offrir à leur public la voix d’un islam modéré. Ainsi de Ahmad Bahgat dont la chaîne Dream est tout sauf religieuse (les émissions religieuses y sont diffusées entre des programmes de variété dont les présentatrices correspondent à tout sauf à la pudeur que réclament les prédicateurs en question qui les succèdent ou précèdent sur l’écran). On est bien dans un pluralisme médiatique, reflet direct de la multiplicité des arguments de vente dans l’Egypte « post-islamiste » (les présentatrices sexy appelant implicitement à la libération des corps, les prédicateurs branchés plaidant pour leur remise sous contrôle).
Les nourritures spirituelles : la prédication branchée d’`Amr Khâlid
Qui dit « nouveaux prêcheurs » en Egypte dit `Amr Khâlid. Khâlid est non seulement celui qui a le plus poussé dans la distinction vis-à-vis du prêche traditionnel. Il est d’abord en rupture en termes d’âge, comme nous l’avons déjà relevé. Son style vestimentaire est aussi radicalement innovant : pantalon chemise, style décontracté et sportif (il se fait photographier en T-shirt à la maison, pose avec des lunettes de soleil sur les couvertures de ses CD-vidéo) symbole du message qu’il ne cesse de répéter, à savoir que l’iltizâm, le respect des obligations religieuses ne signifie en rien un retrait de la vie mondaine, mais la recherche d’un « équilibre entre le corps et l’esprit ». C’est son grand message : « ne soyez pas renfrognés ; le Livre nous dit que le Prophète et ses amis étaient des gens gais et souriants, avec des cœurs sincères remplis de l’amour de Dieu » [12] . Quant à son refus de la barbe, il le justifie en termes pratiques : certes, la barbe est une obligation de la sunna, mais il considère qu’elle entrave sa prédication (sic !) et que de toutes les manières, « la construction de l’intériorité (binâ’ al-gawhar) est plus importante que la jurisprudence sur les apparences » (fiqh al-dhâhir) [13] . Etant entendu, évidemment, que le menton glabre est à la fois le symbole et le moyen du relookage de la prédication traditionnelle qu’il entend réaliser. Car le relookage est plus qu’une simple modification des apparences sur fond de permanence des contenus, même si lui-même est le premier à admettre qu’il ne dit rien de nouveau. L’innovation fondamentale n’est pas dans les apparences – où elle est bien réelle mais cosmétique – mais dans les transformations subtiles à la fois dans les répertoires de la prédication et des formes de la religiosité sur lesquels cette prédication s’appuie et qu’elle renforce en retour. Sa prédication, comme dans la plupart des mouvements charismatiques, est fixée sur l’individu, sur un culte de l’intériorité, sur la recherche de la paix de l’âme, cette âme « qu’il faut nourrir comme le corps ». C’est pour cela autant que par souci de distinction du prêche traditionnel qu’il renonce autakhwîf, au jeu sur la peur. En lieu et place d’un Dieu vengeur ou punitif, il préfère la vision d’un Dieu qui soit amour. Cet amour qui doit être non seulement « l’amour de Dieu envers ses adorateurs », mais aussi l’amour de ceux-ci entre eux. Or il ne peut se développer que dans le cadre de petits groupes pieux unifié certes par leur foi commune, mais aussi par leur volonté d’établir des rapports humains fondés sur l’amour. C’est sur cette base que se fonde la seconde caractéristique de sa prédication : au prêcheex cathedra, il préfère une posture résolument interactionniste et empathique avec son public. AK, c’est autant celui qui parle que celui qui écoute.
Au total, ce qui en sort est un produit religieux résolument moderne : foi mondaine mettant l’accent sur la paix intérieure, introspection, valorisation de l’émotion, refus d’une pratique religieuse où le respect du rite se suffirait à lui-même, rejet de la vision d’un Dieu châtieur au profit d’une perspective plus soft où Dieu est amour. La clé de son succès se trouve là : dans sa capacité à relayer et formaliser les mutations de la culture religieuse des classes moyennes et supérieures : affirmation générationnelle, affirmation des femmes, individualisation, soucis de soi.
Vecteur de modernité, AK n’est pourtant pas un moderniste. La modernisation se fait comme en creux, par l’expérience religieuse qui se dessine dans le prolongement de son usage de certains répertoires religieux : la repentance ; l’amour de Dieu ; sa vision de la richesse. En second lieu, la modernité de AK se joue aussi au niveau de la réception de son discours par certains pans de son public.
Amour et repentance : les répertoires islamiques de l’intériorité
Son émission Kalâm min al-qalb (« propos du fond du cœur ») montre bien la logique de ce glissement de la prédication classique à des formes modernes de religiosité. Kalâm min al-qalb est une forme de talk show de facture religieuse où AK y reçoit un invité, systématiquement une ou un artiste repentant, qui va parler de son retour à la foi. Le titre même, « propos du fond du cœur », est déjà en soi l’indicateur d’une subjectivité religieuse moderne sinon postmoderne. Car, pour Khâlid, le cœur – et non la peur – doit être au fondement de la foi. Et dans sa vision, le cœur c’est certes l’amour, mais c’est aussi l’intériorité et l’intersubjectivité. C’est d’ailleurs le principe de l’émission : « nous voulons extraire la vérité de vos cœurs et la faire arriver dans nos cœurs », déclara Khâlid en introduction du premier épisode consacré à un long témoignage de Suhayr al-Bablî sur son retour à l’observance. Élégie du cœur et de l’amour, Kalâm min al-qalbest aussi un culte de l’intériorité. Toute entièrement dévouée à la mise en scène dramatisée de la subjectivité du public, l’émission est balisée par les émotions les plus diverses allant du sourire tranquille de celui qui a d’ores et déjà trouvé la paix de l’âme aux gros plans de visages parfois secoués de sanglots aux significations d’ailleurs fort diverses (dévotion profonde, regret). L’intériorité, c’est aussi celle des témoignages décrivant le retour à l’observance selon des chemins toujours sinueux et ponctués de drames affectifs, de crises sentimentales et d’une récurrente proximité de la mort (décès de proches, maladie).
Sans surprise, le thème de la repentance est au cœur de l’émission. Son principe, ce sont les échanges de témoignages personnels de foi et la mise en scène du vécu religieux du public. C’est bien l’individu et son expérience intime qui font l’objet de Kalâm min al-qalb, toujours versé dans l’introspection et la réflexivité. C’est ainsi que Khâlid relève, dans le premier épisode de Kalâm min al-qalb, que « nous ne sommes pas ici pour faire un show, ni pour nous mettre en scène. Nous sommes venus pour raconter nos sentiments, pour exprimer les émotions de gens qui aiment Dieu et que Dieu aime ». De tels propos sont plus que simplement de la rhétorique. L’émotion, et non plus seulement le respect des obligations, est au cœur de la nouvelle religiosité proposée par Khâlid. Du côté du public, la thématique de l’amour de Dieu croisée à celle de la repentance conduit à la problématique du pardon – al-ghufrân. Et le glissement est constant, du côté des orateurs, de l’une à l’autre. Les images introductives du DVD de l’émission annoncent d’emblée la couleur et tiennent singulièrement de la graphie new age : l’image de la Kaaba (logo de « Mekka », la compagnie assurant la diffusion de son émission) s’affiche sur un fond étoilé. Elle s’efface ensuite pour laisser la place à une terre aride et craquelée. Soudain, celle-ci s’ensemence d’un rayon de lumière descendant du ciel qui transforme le sol en un paysage verdoyant duquel surgissent en rangs serrés une série de cœurs rouges ; amour et repentance donc ... Quant à l’insistance sur les cœurs, elle ne se démentira pas par la suite, à l’image de ces encadrés laissant apparaître des extraits de versets coraniques où il est question d’amour : « Dieu aime les repentants et les purs » ; « Dieu aime les patients » ; « si vous aimez Dieu, suivez-moi et Dieu vous aimera ».
Vision d’un Dieu amour, appels à l’amour du prochain, problématique du pardon, témoignages toujours à la limite de la confession, tout cela peut paraître assez chrétien. Je reviendrai sur ce genre d’analogies. Pour l’instant, restons encore sur autre point où AK apparaît, sinon moderne, à tout le moins dans l’air du temps, c’est dans ses propos sur la richesse.
Fac-similés islamiques de l’éthique protestante et esprit d’entreprise
`Amr Khâlid se démarque des propos affirmant que le dénuement constitue un signe de pureté préparant les lendemains qui chantent dans l’Au-delà. Pour Khâlid au contraire, la richesse n’est pas une tare. Elle est une chance pour le croyant car, grâce à elle, il peut exceller en matière de foi. Comment cela ? En allouant une partie de ses ressources aux œuvres de bienfaisance. Deux thèmes alors se font appel : la richesse comme signe d’élection divine ; le salut par les œuvres. Ce jeune ingénieur, interviewé par Al-Ahram Hebdo, l’a bien compris. Il considère que « si parfois Amr Khâlid utilise des propos dans lesquels il cite les gens riches, c’est pour montrer combien la richesse est un cadeau du ciel et que le musulman fortuné est le favori de Dieu, car il va dépenser sa fortune pour la cause de Dieu et dans les œuvres de bienfaisance ».
C’est bien l’intention de Khâlid qui, dans un de ses élans d’enthousiasme, lança à son public : « je veux être riche pour que les gens me regardent et disent ‘tu vois : un religieux riche’ et ils aimeront Dieu à travers ma richesse. Je veux avoir de l’argent et les meilleurs vêtements pour faire aimer aux gens la religion de Dieu ». Pour lui, l’argent permet au musulman d’exceller en religion : « je veux être riche pour utiliser mon argent dans la voie de Dieu et pour vivre une vie digne ». Et si la richesse est un signe d’élection divine, réciproquement, « si tu regardes les conditions économiques déplorables dans lesquelles les gens vivent, tu verras derrière cela un pêché. Tu commets un péché et Dieu te prive de tes revenus » [14] . Le message est clair : n’ayez plus honte de votre richesse, mais faites en bon usage.
Car Khâlid est prudent. S’il encourage la bienfaisance et les œuvres, il condamne par contre systématiquement l’ostentation gratuite : « il faut limiter notre caractère dépensier, qui fait qu’à chaque fois que la facture de téléphone arrive, c’est le drame et la tristesse à la maison ». Quant à la femme au foyer, il se demande en quoi a-t-elle besoin d’un téléphone portable et, côté jeunesse, « pourquoi l’étudiante à l’université veut-elle absolument changer de téléphone cellulaire deux fois par année parce qu’un nouveau modèle est arrivé sur le marché ? ! ». Dans un pays avec plus de 50 % de la population en dessous du seuil de pauvreté, par une telle interrogation, le public est clairement identifié … C’est en somme une leçon de morale d’un fils de l’aristocratie aux enfants des bénéficiaires de l’infitâh, souvent frappés du sceau de l’égoïsme et de l’incivisme ou, à tout le moins, perçus comme tel. Ainsi cette magnifique envolée pour le moins socialement « classée » : « Nous sommes tous en état de faute. Car nous avons tous parqué nos voitures [15] devant la mosquée parce que nous ne voulons pas faire quelques pas. Résultat : les voisins se sont mis en colère. Quel est le tort de nos voisins qui nous interpellent ? Va-t-on leur dire “ partez, nous implorons [16] Dieu ” ? ».
Continuant sur sa lancée, AK ne cesse également de valoriser l’effort. Dans sa « leçon sur la patience », il appelle à revaloriser ce principe dans une vision large : « la patience ne doit pas simplement concerner l’application des obligations religieuses. Elle doit aussi concerner les activités productives (…) la patience ce n’est pas le laxisme [lâ mubâlâ’], mais la persévérance dans l’effort ». Il continue dans cette logique à recommander un usage efficace du temps, et part en croisade contre le loisir inutile et … les excès de sommeil. Autant de pertes de temps qui pourraient être investies à des fins plus utiles comme « la préparation d’une thèse de doctorat ou l’apprentissage du Coran ». Bref, on sent bien en Khâlid une âme d’entrepreneur. Ainsi, il considère que « le premier point, dans la construction d’une vie sérieuse, c’est la nécessité de définir des objectifs, et de les inscrire par écrit quelque part ». Dans la même veine, il appelle son public à être productif, « productif dans l’aide que tu prodigues à tes amis, productif dans l’accomplissement des œuvres, productif pour le développement de la société ». Et, sans surprise, il en vient à valoriser l’ambition et la mobilité sociale ascendante : « une des preuves de l’amour de Dieu, c’est qu’il te pousse à être ambitieux, qu’il te donne l’ambition d’être toujours plus haut, de t’élever toujours plus haut dans la société ». Pour l’anecdote, le seul sponsor de son site internet, c’est la boîte de chasseurs de tête Career Middle East.
Son discours sur la richesse est bien la conséquence de son projet : viser le maillon religieusement faible de la société : les enfants des bénéficiaires de l’ouverture de l’infitâh, de l’ouverture économique, ce que l’on appelle ici les « nouveaux riches ». Il s’agit alors pour lui de leur offrir une morale de classe fondée sur le religieux, mais formatée de telle manière qu’elle soit acceptable par eux. Il se garde bien alors de prôner le renoncement, mais appelle à des ajustements partiels et progressifs. En second lieu, il justifie la richesse accumulée. D’où les thèmes de la richesse comme signe d’élection divine et celui du salut par les œuvres.
La piété moderne de son public
Le troisième point où il y a modernité dans le phénomène `Amr Khâlid, c’est dans l’imaginaire religieux de son public. Car Khâlid a maintenant une réputation : c’est l’homme derrière le revoilement des étudiantes de l’Université américaine. Il est aussi l’instigateur de la repentance parmi les jeunes artistes ces deux dernières années et le shaykh à travers lequel beaucoup de femmes de la bourgeoisie sont passées au hijâb et au niqâb.
C’est une des réalités de Khâlid, la plus visible, celle qui a retenu l’attention des médias. C’est une chose, mais ce n’est pas tout. Son public, souvent, est sur des positions moins tranchées dans son adhésion aux propos de notre prêcheur branché. Pour beaucoup, la prédication de Khâlid, c’est une sorte de moment spirituel dans une vie largement organisée hors du religieux, mais non anomique.
Prenons l’exemple de ces trois journalistes qui avaient l’habitude de suivre les cours de Khâlid à la mosquée al-Hussarî à la ville du Six Octobre. Deux filles, non voilées et sans intention de se voiler, et un garçon, plutôt proche du soufisme par son père. Ils mènent tous les trois une vie bien réglée, respectant l’interdit de l’alcool, jeûnant, priant avec régularité. Dans le même temps, ils vivent aussi une vie de jeunes bien individualisée. Sorties régulières le soir, week-ends à la mer sans les familles, quelques aventures amoureuses vécues dans le cadre légitime des fiançailles mais gérées sans interférence des parents. Bref, on est loin des reconversions brutales à l’islam mises en scène par Khâlid et reprises séance tenante par ses détracteurs de la presse laïque. Leur foi ne semble de surcroît pas être la conséquence d’une crise particulière (la vie débridée et anomique de la jeunesse dorée ; la fameuse « crise des middle classes » que ressortent de manière constante les analystes interviewés par la presse égyptienne au sujet de Khâlid).
Qu’est ce qui les incite à suivre Khâlid ? Ni la forme soft de son look, ni le conservatisme de son discours, mais l’expérience religieuse qu’ils peuvent vivre et l’émotion qu’ils peuvent ressentir, durant les sessions religieuses de notre shaykh branché. Pour l’une, elle y ressent un sentiment d’égalité, elle confesse qu’elle apprécie avoir l’impression qu’on lui parle d’égal à égal sans cette impression de supériorité des shaykhs traditionnels. Projetant sans doute sa propre vision du religieux sur Khâlid, elle apprécie le fait qu’il n’insiste pas trop sur les rituels. En guise d’exemple, elle développe une vision des ablutions assez moderne ; elle trouve la codification extrême plutôt absurde. Pour elle, les ablutions ce n’est rien de plus qu’un acte symbolique renvoyant à l’idée de purification.
Son amie apprécie aussi le fait que Khâlid ne fait pas de stigmatisation sur les vêtements, qu’il ne considère pas le stretch illicite, mais demande simplement de plutôt choisir des pantalons un peu plus larges. Pour les trois, la découverte de Khâlid n’a pas signifié une quelconque rupture. Tous situent leur engagement religieux comme un prolongement de leur éducation religieuse reçue dans le cadre de la famille. Par rapport à cette éducation, ce qu’ils cherchent en plus, c’est un approfondissement du côté émotionnel de la croyance. Encore une fois, tous parlent avec insistance du pleur comme d’une dimension consubstantielle à leur présence aux cours de Khâlid, ces pleurs qui constituent bien un des traits distinctifs de la piété moderne dispensée par la bande par les nouveaux prêcheurs, suffisamment pour que l’hebdomadaire laïque Rose al-Yûsif en fasse une double page intitulée sarcastiquement « les pleurs des prêcheurs » (al-bukâ’ fi a-du`â’). Chacun narre ensuite à quelles occasions les larmes ont coulé et opposent cela aux enseignements de leurs mères ou grands-mères qui se contenteraient d’un maigre savoir et de l’observance non questionnée de quelques obligations.
Cette insistance sur le besoin ou la volonté de partager une expérience émotionnelle les amène à un besoin de groupe. Non pas de communauté au sens large, mais de petit groupe pieux où l’émulation peut se faire. Ils parlent à ce propos de maglis dînî. L’une des deux reconnaît d’ailleurs explicitement que l’expérience collective est plus importante que le contenu de ce qu’elle entend : « peu importe le prêcheur. Ce qui est essentiel, pour moi, prend-elle soin de préciser, c’est d’être en groupe ».
De manière encore une fois singulièrement proche de ce qui se passe parmi les born again christians, la repentance ne signifie donc pas une retraite de la société impure et un enfermement dans la mosquée (sur le modèle takfîr wa hijra par exemple) ou un exil intérieur, mais un redéploiement de la personne au sein de groupes de jeunes pieux du même milieu dans une dynamique croisant selon des alchimies diverses islamisation et individuation.
Ainsi, Hebba, cette jeune femme de 29 ans. Elle vit avec sa mère et travaille à la Citybank où elle est suffisamment bien placée dans la hiérarchie pour gagner généreusement sa vie. Bien qu’elle se soit fiancée à plusieurs reprises, ses tentatives ne se sont jamais concrétisées par un mariage. Durant le ramadan 2001, elle commence à se rendre aux leçons de Khâlid, invitée au happening par des amis. Elle se voile durant l’été 2002 et progressivement ajourne son projet de mariage. Pour elle, il est hors de question de se marier simplement parce que son entourage commence à se faire pressant à ce sujet. Elle a des attentes très claires : elle veut un homme religieux, mais aussi un homme qui aura du temps à lui consacrer, et elle ne les sacrifiera pas pour satisfaire la société ou sa famille. Ses plans pour le futur maintenant, c’est sa carrière à la banque et l’ambition qui mûrit de se lancer en parallèle dans la prédication qu’elle destine surtout à ses collègues et amis rencontré sur le lieu du travail.
Dans la même veine, Magda, une femme dans la quarantaine, entama son retour à l’observance il y a a sept soigneusement couplé à des ambitions professionnelles et différents projets dans l’islamo-business. Après la rédaction de deux livres sur les synthèses possibles entre médecines alternatives et islam, elle ouvre une boutique de produits macrobiotiques dont elle attribue la paternité au Prophète qui aurait utilisé les mêmes produits. Elle donne également des cours de religion sur les chaînes satellitaires (la chaîne saoudienne Iqra, ou Orbit). Son modèle, c’est `Amr Khâlid, dont elle est une auditrice assidue. Elle est entourée d’un groupe de jeunes gens de son quartier – huppé – de Heliopolis, tous de jeunes entrepreneurs en début de carrière partiellement engagés dans l’islamo-business. L’un d’eux, par exemple, s’appuie sur les conseils de Magda pour donner une teneur plus religieuse au nouveau concept d’un programme scolaire qu’il est en train de monter pour une école privée. Tous viennent de rentrer d’un petit pèlerinage qu’ils ont fait en groupe.
On voit alors bien la logique des rapports entre islamisation et individuation. La référence religieuse permet à de nouvelles solidarités de se tisser en dehors de la famille, surtout du côté des femmes dont elle légitime en quelque sorte l’individuation (je ne me marie pas dans l’immédiat pour préparer ma carrière de prédicatrice). Elle permet à des innovations souvent très new age (le yoga islamique, la médecine parallèle islamique) de faire leur chemin permettant éventuellement la conversion de ces nouveaux savoirs religieux en projets économiques assis sur des in-groups pieux qu’on décrit volontiers par le terme de shilla (petit groupe de solidarité très soudé, formé la plupart du temps au sein de l’université).
Ainsi, loin de s’opposer à la modernisation de la société ou d’être une réaction à celle-ci, le renouveau pieux de la bourgeoisie, encadre parfois, soutient souvent, et accompagne toujours des mutations sociologiques traversant la société urbaine égyptienne contemporaine. Des mutations dont la pierre obsidionale semble bien être – encore une fois – l’individuation ou, à tout le moins, une remise en cause partielle de la famille patriarcale classique : affirmation des femmes dans le champ religieux (fréquentation des mosquées, multiplication des sections de femmes dans de nombreux lieux de culte, ouverture d’une section féminine de l’institut de formation des prédicateurs d’al-Azhar), sortie précoce des jeunes du contrôle familial (sortie des femmes le soir, prise d’appartements indépendants du domicile des parents), développement de sociabilités de jeunes pour le loisir mais aussi pour le pèlerinage, volonté de vivre un amour romantique hors des sentiers battus, relative « décompression des normes » (Mona Abaza) en matière de sexualité notamment grâce au très islamique « mariage coutumier » [17] qui fait fureur sur les campus. De manière moins lascive, l’individuation c’est aussi la formation d’in-groupspieux sous forme de « communautés émotionnelles » dont Kalâm min al-qalb n’est que l’épiphénomène médiatique. Mais aussi des réseaux économiques et de sociabilités de classe qui assurent de manière volontaire et sur des modes nouveaux la transmission du savoir religieux en dehors des sociabilités qui en furent traditionnellement responsables (l’école, la famille, le shaykh de la famille ou du quartier)
C’est dans ce contexte d’individuation correspondant moins à des phénomènes d’atomisation que d’affirmation tant générationnelle que féminine contre l’encadrement « patriarcal » traditionnel qu’il faut comprendre les exhortations de Khâlid à bien choisir ses amis, ou la remarque de l’un des intervenantes de Kalâm min al-qalb qui considérait que la plus grande faveur que lui ait donnée Dieu, ce sont des amis pieux. Si les jeunes participant à l’islamisation bourgeoise ne refusent pas la mosquée, ils construisent pourtant leurs solidarités religieuses hors d’elle, dans le monde de leur classe à partir de laquelle, précisément, `Amr Khâlid leur parle. Ainsi, pour la plupart des jeunes témoignant dans le cadre de l’émission, le modèle, parfois le portrait de la personne les ayant ramenés à l’observance, ce n’est jamais une personnalité religieuse. C’est toujours « le grand frère », l’érudit dévot qui préfère tendre la main que juger, actif, et sportif, dont `Amr Khâlid constitue l’incarnation par excellence. Ce point est important : on ne revient pas à l’observance par le truchement de la famille ou de la mosquée, mais à partir des cercles d’amis constitués dans le cadre de cette vie bourgeoise (clubs, écoles privées, entreprises du secteur privé) de la trempe du groupe qui, au club de Chasse, permit à `Amr Khâlid d’entamer son chemin vers la gloire il y a cinq ans de cela.
Ainsi, pour beaucoup des personnes interviewées, « se rapprocher de Dieu » n’implique pas de changement fondamental dans leur existence. Ils ne lisent guère plus, même s’ils sont éduqués, ce qui n’est pas si surprenant que cela. Car leur quête religieuse n’est pas intellectuelle. Elle est émotionnelle avant tout. Cela explique ainsi que des gens peuvent aimer Khâlid tout en trouvant par ailleurs son discours plutôt naïf. Cela explique par ailleurs le désintérêt total des nouveaux prêcheurs pour les livres et l’écriture et leur préférence pour l’audio-visuel (l’analphabétisme, vu le standing de leur public, n’explique rien). Quant aux femmes, elles se voilent parfois mais pas toujours, l’observance des obligations religieuses n’est pas systématiquement révisée à la hausse. Bref, on est dans le supplément d’âme, le souci de soi et la recherche des équilibres intérieurs beaucoup plus que dans le grand « voyage du doute à la certitude » dont nous parlait dans les années 1970 Moustapha Mahmoud, un ancien marxiste reconvertit à la cause de l’islam. Et même quand l’engagement sous l’influence de Khâlid tend à prendre les formes d’une religiosité intransigeante, celle-ci n’en demeure pas moins massivement dans l’air du temps (syncrétismes entre religion, thérapies corporelles et techniques spirituelles non religieuses comme dans le cas de Magda).
Le post-islamisme ou la modernité involontaire
`Amr Khâlid est donc un modernisateur sans projet de modernité. La modernité religieuse qu’il propose à ses ouailles n’est pas un projet avoué ou un projet de réforme doctrinale du type de ce que peuvent chercher un Arkoun ou un Mohamed Charfi par exemple. Khâlid ne pense pas la modernité, il la pratique, ou plutôt il propose un produit religieux qui y amène. Pour faire bref, la modernité de Khâlid est un produit dérivé de ses stratégies de distinction dans le champ religieux.
D’une part, il rejette ouvertement l’islam politique. Il lui préfère la morale. Mais son moralisme n’est pas celui d’al-Azhar, c’est une morale de classe, celle de ses origines, celle du fils de bonne famille à cheval sur les principes partant à l’assaut de la décadence des nouveaux riches. D’où son discours souple. D’où l’insistance sur le thème de l’amour de Dieu en lieu et place des menaces de l’enfer. D’autre part, à partir de son appropriation du répertoire de la repentance, et de sa volonté d’en finir avec le style hautain et ex cathedra du prêche traditionnel. Il en arrive à l’introspection et aux thèmes de l’amour et du pardon. Par là, il surfe sur les dynamiques d’individualisation de son public.
En d’autres termes, tant l’imaginaire religieux de son public, ses techniques de prédication que les milieux sociaux qu’il touche (professions libérales, jeunesse branchée, classes moyennes-supérieures) mettent bien `Amr Khâlid en phase avec le redéploiement du religieux en situation de modernité, que cela se joue en Occident ou ailleurs [18] . La spécificité est moins dans le produit proposé (une religiosité soft, « désinstitutionnalisée », centrée sur l’individu, les équilibres intérieurs et la quête des émotions, et marquée par la volonté de réconcilier mondanité et spiritualité) que dans les logiques qui ont amené à la confection de ce produit spirituel (les dynamiques de distinction dans le champ religieux, le refus du style azharite classique, le refus non moins affiché de la religiosité militante). Au-delà de cela, `Amr Khâlid participe bien de la modernisation de l’islam et de son alignement paradoxal (il se fait par la quête identitaire par essence axée sur la différenciation) sur les grands trends du religieux en situation de post-modernité. C’est le post-islamisme.
Patrick Haenni
CEDEJ - Le Caire
Notes
[1] On pourra également lire un autre article sur le même sujet : Patrick Haenni et Tjitske Holtrop, « 'Mondaines spiritualités...' 'Amr Khâlid, shaykh branché de la jeunesse dorée du Caire », Politique Africaine, n° 87, octobre 2002, pp. 45-68. Site de Politique africaine :http://www.politique-africaine.com/
[2] Pour plus de détails, voir nos articles : « Les dynamiques sociales de la réislamisation », Egypte/Monde arabe, no26, 1996 ; « Gérer les normes extérieures ; le penchant occidental de la bienfaisance en Egypte », in : « Les visions de l’Occident », Actes du colloque « Visions de l'Occident », Egypte/Monde arabe, no 30-31, 2e et 3e trimestre 1997 ; « Ils n’en ont pas fini avec l’Orient. De quelques islamisations non islamistes », in : Roy (O.) et Haenni (P.) éd., « Le post-islamisme », numéro spécial de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, nos 85-86, Aix-en-Provence, Edisud, 1999 ; « Grâce à Dieu, ils n’ont pas perdu le Nord ! De quelques démarches identitaires en synchronie avec le “temps mondial” », revue Esprit, numéro spécial, « Le New age islamique », prévu pour 2003 en co-direction avec Olivier Roy.
[3] D. Hervieu-Léger, La religion en miettes, Paris, Calmann-Lévy, 2001; F. Champion et D. Hervieu-Léger, De l’émotion en religion, Paris, Centurion, 1990.
[4] Sur le néo-fondamentalisme et son rapport ambigu à la modernité religieuse : O. Roy,L’islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.
[5] Al-Liwâ’ al-Islâmiyya, No 437, mars-avril 2002.
[6] Ibid.
[7] Le « téléphone islamique » (al-hâtif al-islâmî) est une ligne spéciale aux tarifs majorés où al-Guindî répond aux différentes préoccupations des personnes qui le sollicitent. C’est une sorte d’équivalent local des sites de fatwa, mais la virtualité est moindre.
[8] Fondé par Sadate, chargé de faire respecter les acquis socialistes ainsi que la morale, notamment à travers le tribunal des valeurs (mahkamat al-qiam). Il joue le rôle de procureur dans certaines affaires comme les affaires de corruption.
[9] Rose al-Yûsif, 26.07.2002.
[10] A. Bayat, « Piety, Privilege and Egyptian Youth », ISIM Newsletter, 10.02.
[11] al-Qâhira, 06.08.2002.
[12] Interview télévisée.
[13] Al-Liwâ’ al-Islâmiyya, No 437, mars-avril 2002, .
[14] Extrait de son prêche al-Shabâb wa al-sayf, « Les jeunes et l’été ».
[15] Vu la très forte imposition douanière, le coût de la moins chère des voitures d’occasion en Égypte se monte à plus de quatre ans de salaire pour un petit fonctionnaire.
[16] Il joue ici sur les mots : interpeller et implorer sont, en arabe, synonymes.
[17] Le mariage coutumier (zawâj `urfî) est une alliance contractée par deux personnes devant deux témoins. Sans enregistrement officiel, il peut se faire sans que les parents en aient connaissance et rend parfaitement licite l’acte sexuel notamment. L’establishmentclérical ne cesse de le dénoncer, non sans contradictions, précisément parce qu’il est un affront ouvert au contrôle des familles sur leurs enfants, mais aussi parce qu’il s’est soldé par nombre d’enfants illégitimes.
[18] Pour l’Afrique, on verra le dernier numéro de Politique Africaine, dont le site web est : http://www.politique-africaine.com/. Un excellent article du Times Asia sur Abdullah Gymnastiar, le téléprédicateur de la prospérité en Indonésie, est à regarder aussi (Times Asia, 11 novembre 2002)
© 2002 Patrick Haenni