Andrée Feillard est chercheuse au CNRS, spécialiste de l'Indonésie contemporaine et en particulier de l'islam traditionnel indonésien.Parmi ses ouvrages: Islam et armée dans l'Indonésie contemporaine (Paris, L'Harmattan, 1995); Indonésie: la transition démocratique (Paris, La Documentation Française, 2002, coll. "Problèmes politiques et sociaux"). Elle a également assuré la coordination du volume L'Islam en Asie, du Caucase à la Chine (Paris, La Documentation Française, 2001, coll. "International").
Religioscope - Quelles sont, en pourcentage, les différentes composantes religieuses de l'Indonésie aujourd'hui?
Andrée Feillard - L'Indonésie est composée de 87% de musulmans et d'environ 10% de chrétiens, dont environ 6% de protestants et 4% de catholiques. Le reste de la population est hindouiste, généralement balinais, et bouddhiste souvent d'origine chinoise, avec une légère majorité au profit des hindous.
Religioscope - Au moment de l'indépendance de l'Indonésie, toutes les communautés religieuses ont-elles participé à la lutte? Certaines d'entre-elles étaient-elles perçues plutôt favorables aux colonisateurs?
Andrée Feillard - Les catholiques ont participé rapidement au débat nationaliste et fondé un parti politique. Les protestants ont été un peu plus tardifs, mais leur participation à la lutte pour l'indépendance a eu lieu également. Le parti catholique et le parti protestant ont été intégrés à ce combat et ont été des alliés de fait du grand parti musulman Masjumi pendant la démocratie parlementaire de 1950 à 1957.
Religioscope - Rétrospectivement, la formation dès cette époque de partis à caractère confessionnel a-t-elle contribué à fixer des lignes de faille déterminantes pour les développements ultérieurs?
Andrée Feillard - Si ces partis se sont ainsi rapidement constitués, selon une tendance naturelle à cette époque, Suharto a néanmoins essayé, au début de l'"Ordre nouveau", c'est-à-dire après les massacres anticommunistes de 1965, de supprimer ces divisions religieuses au sein des partis. Il y a eu un effort de remaniement du système politique. L'idée de Suharto, ou plus précisément des stratèges de l'"Ordre nouveau", était d'organiser d'un côté un parti "spirituel-matériel" (tous les partis religieux) et de l'autre un parti "matériel-spirituel" (l'ensemble des partis non-religieux). Les musulmans ayant refusé de s'associer aux partis chrétiens, ces derniers se sont repliés sur les partis nationalistes séculiers.
Nous observons donc, pendant toute la période de l'"Ordre nouveau", d'un côté le PPP, le parti musulman unique, et de l'autre les partis nationalistes séculiers, héritiers de Soekarno, le PNI, alliés aux partis chrétiens. Cette configuration a produit aujourd'hui cette association et ce rapprochement entre Megawati et les chrétiens. On reproche à Megawati d'être proche des chrétiens, alors que ce rapprochement est une conséquence directe de l'aménagement du système politique de l'"Ordre nouveau". Chrétiens et nationalistes séculiers avaient beaucoup de points communs, car aucun d'eux ne voulaient d'un Etat islamique.
Religioscope - Pour comprendre l'arrière-plan des relations actuelles entre chrétiens et musulmans en Indonésie, il nous faudrait quelques précisions sur l'organisation des rapports entre religion et Etat. Quelle est la base de l'idéologie du 'Pancasila', des "cinq piliers" ou principes directeurs (dont l'un est le monothéisme) dans la relation entre les différents groupes religieux et l'Etat?
Andrée Feillard - Le Pancasila a été l'objet de moqueries parce qu'il s'agit d'une idéologie très simple, proposant cinq principes assez universels. Toutefois, nous pouvons constater que cette pensée a réussi à cimenter une nation pluriethnique et plurireligieuse et à éviter à l'Indonésie des confrontations religieuses et ethniques pendant assez longtemps. Certes, elle n'a pas empêché le massacre des communistes en 1965.
Le principe essentiel du Pancasila est la neutralité religieuse: aucune religion n'est supérieure à l'autre, l'Etat doit demeurer neutre par rapport aux religions reconnues. Le problème réside dans le fait que l'application de cette neutralité est difficile; un Ministère des religions dans un pays composé de 87% de musulmans sera nécessairement beaucoup plus musulman que chrétien Dans des régions spécifiquement chrétiennes comme les Moluques, où la population est partagée entre l'islam et le christianisme, les problèmes sont assez difficiles à résoudre, dans la mesure où chrétiens et musulmans réclament chacun la parité.
Dans le cadre de l'idéologie du Pancasila, les monothéismes sont acceptés, mais pas les polythéismes. Ce principe ôtant leurs droits aux religions animistes, il leur a été imposé de choisir parmi les cinq religions autorisées. Cela a posé des problèmes sérieux dans certaines régions reculées, comme Kalimantan ou la Papouasie, où l'animisme était encore fort au début de l'"Ordre nouveau".
Religioscope - Que prévoit la structure des relations entre Etat et religion en Indonésie pour les nouveaux acteurs religieux? par exemple de nouvelles Eglises?
Andrée Feillard - Chaque religion possédant son directorat général, l'apparition de nouveaux mouvements religieux est prise en charge par le directorat concerné. Le directorat général des chrétiens s'occupe de toutes les Eglises chrétiennes. Il y a eu en effet des efforts pour limiter le prosélytisme de certaines églises évangéliques, surtout le prosélytisme de porte à porte qui froissait beaucoup les musulmans.
Religioscope - Quelles sont les zones où nous observons de fortes concentrations chrétiennes?
Andrée Feillard - Dans l'Est indonésien, à l'est de Bali, dans les petites îles de la Sonde, dans la région de Sumbawa, Roti, Florès etc., et dans le Timor Ouest. Et puis les chrétiens des Célèbes (Manado, Poso) et ceux des Moluques. En Indonésie occidentale, il y a les Batak au Nord de Sumatra près d'Aceh et les chrétiens de Kalimantan, notamment près de Pontianak.
Religioscope - Parmi les éléments de tension en Indonésie, les populations chinoises semblent également représenter un facteur particulier. Dans quelles proportions ces populations sont-elles chrétiennes?
Andrée Feillard - Il n'existe aucune statistique concernant cette population. Il est néanmoins certain que les Chinois ont souvent été les premiers à se convertir au christianisme, et en nombre. Cette situation a faussé l'analyse des journalistes lors des émeutes en 1996, où des églises furent brûlées. Conclure que ces manifestations étaient anti-chinoises est trop simpliste.
La conversion de Chinois au christianisme n'est pas interprétée par les Indonésiens comme un acte grave. Au contraire de la conversion de Javanais, perçus comme musulmans dans la même optique que la Malaisie qui associe malais à musulman.
La question épineuse des problèmes entre musulmans et chrétiens est, dans certaines régions, la proportion à peu près égale des deux confessions. Dans la mesure où les années 1990 ont vu se développer une grande islamisation de l'administration indonésienne, avec cette idée que l'Indonésie étant la plus grande nation musulmane au monde, la majorité des postes dans l'administration doit être octroyée à des musulmans. Cela était tout à fait acceptable dans les régions majoritairement musulmanes, mais guère applicable dans les territoires où existait l'égalité numérique entre religions. Cela entraîna des tensions autour de l'attribution des postes administratifs.
Les Moluques, où les chrétiens sont devenus progressivement minoritaires avec l'immigration de musulmans, illustre idéalement ces tensions. Les musulmans et les chrétiens y ont commencé à comptabiliser le nombre de postes attribués à leur communauté respective. Pendant l'"Ordre nouveau", tout cela était géré d'une manière subtile, pour favoriser un équilibre: si un chrétien avait un poste, un musulman devait avoir un poste équivalent. Dans les années 1990, avec l'islamisation, la demande de l'islam moluquois s'est faite plus forte et simultanément les chrétiens se sont sentis de plus en plus marginalisés.
Le second problème que nous rencontrons est la notion de christianisation. L'islam radical est convaincu qu'il existe un grand projet de christianisation de l'Indonésie et craint de voir une partie de la population javanaise se convertir à cette religion. Les musulmans ne se convertissent pas au christianisme hors de Java. Cette région représente un cas spécifique qui donne lieu à la paranoïa d'un grand projet papal visant une christianisation de l'archipel. C'est pourquoi les services sociaux chrétiens sont perçus comme des efforts de prosélytisme. Pendant la récente crise économique, souvent, l'aide religieuse n'a pu être donnée directement par les chrétiens, mais a dû s'organiser par le biais soit de musulmans, soit de mouvements étudiants plurireligieux.
Religioscope - L'islam indonésien a longtemps projeté une image de tolérance. Dans quelle mesure les mouvements réformistes de purification de l'islam que l'on a vu fleurir à travers le monde musulman au cours du 20e siècle avaient-ils déjà eu en Indonésie un impact? L'Indonésie n'est certainement pas un monde étanche aux débats intellectuels qui agitent l'ensemble du monde musulman!
Andrée Feillard - Je pense en effet que l'Indonésie n'a jamais été coupée du monde musulman. La lecture des revues indonésiennes des années trente et quarante montre que les événements qui affectaient les pays musulmans étaient très bien connus.
L'impact de l'islam radical a grandi progressivement; les contacts entre l'Indonésie et le Moyen-Orient se sont peu à peu multipliés, mais il demeure difficile de fixer une date charnière. Le fait que de nombreux étudiants se rendirent en Egypte après les années soixante signifie-t-il que l'influence moyen-orientale s'est fait plus importante? Je l'ignore. Il ne fait pas de doute que les contacts sont devenus plus nombreux, mais j'ai déjà rencontré les mêmes influences dans les revues des années trente et quarante. Une recherche approfondie serait ici nécessaire.
Aujourd'hui, nous observons une augmentation des sources moyen-orientales et des récepteurs indonésiens. La situation est plus hétérogène. Des cercles de l'islam traditionaliste, qui lisaient des textes d'auteurs traditionalistes, sont aujourd'hui plus ouverts aux ouvrages de Qutb et Maudoudi. Dans les années quatre-vingt, des grands auteurs islamistes égyptiens ou pakistanais ont été traduits en indonésien. Alors que les livres de Karl Marx étaient interdits dans l'archipel, ceux de Qutb et Maudoudi ne l'ont jamais été, ils n'ont jamais suscité de méfiance.
Religioscope - Ces auteurs ont été traduits dans les années quatre-vingt, c'est-à-dire relativement plus tard que d'autres régions du monde. Est-ce également dans ces mêmes années que nous constatons l'apparition de courants plus radicaux?
Andrée Feillard - Certainement. Le tournant radical s'est déjà opéré, à mon avis, à la fin des années soixante, après les massacres communistes. L'enseignement religieux est alors rendu obligatoire et l'athéisme interdit en 1966. Fondamentalement, ce fut une mesure anticommuniste: il fallait que l'ensemble de la population soit religieuse, avec cinq religions autorisées. Cela signifie que la population kejawen, animiste ou, plus rarement athée, n'eut plus d'existence légale et dut se convertir. La population javanisante s'est tournée en petite partie vers le christianisme et s'est islamisée en majeure partie, c'est-à-dire qu'elle est devenue plus pratiquante. L'islamisation s'est développée notamment grâce à l'éducation et à l'école; les enfants demandaient à leurs parents de devenir de meilleurs musulmans.
D'un autre côté, des anciens communistes ou des sympathisants se sont convertis au christianisme pour des raisons diverses et parfois très pragmatiques. Les communistes étaient souvent issus de familles abangan, c'est-à-dire javanisantes avec une religiosité un peu floue, caractérisée par un mysticisme javanais et parfois un reliquat d'éducation chrétienne ou musulmane.
Dans les prisons, Suharto avait imposé la pratique religieuse aux détenus communistes; les prisons ont donc accueilli des missionnaires chrétiens et musulmans. Les missionnaires chrétiens se sont montrés beaucoup plus subtils et généreux vis-à-vis des prisonniers: le prêche des missionnaires musulmans s'appuyait sur une exigence de repentance et de culpabilisation, tandis que celui des chrétiens insistait sur le pardon de Dieu. Selon le témoignage que j'ai recueilli, ces deux messages ne furent pas perçus par les intéressés de la même façon. Cela reste quelque peu anecdotique, mais évoque néanmoins l'ambiance post-1965.
Ces Javanais à qui l'on a en quelque sorte un peu forcé la main se sont ensuite convertis en partie au christianisme, et singulièrement autour de Yogjakarta, c'est-à-dire le cœur de Java central, le cœur du kejawen. C'est là qu'est apparue aussi la Muhammadiyah l'organisation réformiste radicale qui a toujours œuvré pour une purification de l'islam indonésien contre cet islam traditionaliste jugé trop proche des coutumes et trop tolérant. C'est donc des mesures anti-kejawen, anti-athées et anticommunistes, à l'image de ce qui se passait dans d'autres pays musulmans, qui cristallisèrent certains facteurs et entraînèrent une situation qui aurait pu être différente. Malgré le fait que Suharto s'efforça de protéger le kejawen, l'islam indonésien l'a toujours perçu comme shirk, c'est-à-dire comme un "associationnisme", et bida, une "innovation". L'Indonésie est devenue un marché ouvert aux religions les plus prosélytes, l'islam et le christianisme.
Religioscope - C'est donc à ce moment là que l'on voit émerger des organisations musulmanes radicales. Mais aussi des préoccupations face aux progrès supposés du christianisme...
Andrée Feillard - La christianisation de la fin des années soixante concerne environ deux millions de personnes, chiffre ridiculement faible par rapport à la masse des musulmans qui ne pratiquaient pas et revinrent à une pratique plus orthodoxe de leur religion. D'ailleurs le 15 octobre 1999, c'est-à-dire trois jours avant l'élection de Gus Dur à la présidence, Yusuf al-Qardawi, célèbre prédicateur installé au Qatar, déclarait que les musulmans avaient réussi à stopper la christianisation en Indonésie. Ce qui est vrai, mais va à l'encontre de la vision indonésienne soupçonnant un progrès constant des chrétiens. Cette pseudo-christianisation de l'Indonésie est donc un thème à dimension internationale, connu au Moyen-Orient.
Les mouvements de l'islam radical sont apparus au début des années soixante-dix, période traversée par de fortes préoccupations quant à une christianisation, préoccupations aux racines lointaines, malgré le fait que les Hollandais n'ont jamais donné la priorité à la christianisation de l'archipel, mais au commerce. Suharto ne permet pas la réhabilitation du Masjumi, c'est-à-dire du grand parti musulman moderniste, et ce dernier va se diviser. Les membres les plus modérés rentrent dans le parti de Suharto, le Golkar, et les plus radicaux fondent un Dewan Dakwah Islamiyah Indonesia (DDII), c'est-à-dire un conseil de prédication islamique, à tendance beaucoup plus radicale. C'est ce conseil qui mène, pendant la période de l'"Ordre nouveau", l'islam radical indonésien, en entretenant des liens avec la Rabitat al-Alam al-Islami (Ligue islamique mondiale); il se laissera par la suite entraîner dans une défense du régime, environ après 1993.
Religioscope - Pouvons-nous dire que ce mouvement entretenait des liens plutôt avec l'islam saoudien qu'avec un islam radical réprimé en Egypte ou au Proche-Orient?
Andrée Feillard - Oui, mais ces relations s'étendaient également à l'Egypte. L'islam réformiste indonésien a été, dans une mesure assez importante, influencé par ce pays. Les musulmans réformistes indonésiens se réclament de Muhammad Abduh, mais finalement, c'est la mouvance aujourd'hui modérée de cet islam réformiste qui se réclame ouvertement de ce théoricien égyptien et qui ambitionne d'opérer une rupture avec l'islam radical tel qu'il s'est développé sous l'"Ordre nouveau". Nous observons à nouveau une sorte de bifurcation: un islam radical qui commence, après Suharto, à se libérer de toutes ces pressions subies sous l'"Ordre nouveau". Le président actuel de la Muhammadiyah, Ahmad Shafi Marif, est un modéré. Il vient de la Muhammadiyah, mouvement proche du Masjumi, un parti politique musulman démocrate (il s'érige contre la Démocratie Dirigée de Soekarno), mais qui se laisse entraîner vers le radicalisme en 1959 (il vote pour l'introduction dans la Constitution de la shari'a obligatoire pour les musulmans). Aujourd'hui nous assistons au contraire à une reprise en main de cet islam réformiste modéré vers une ligne plus moderniste et libérale, qui commence à se dissocier plus clairement du courant radical, dominé pendant tout le 20e siècle par le Persis (Persatuan Islam).
Religioscope - Nous voyons donc l'islam radical de cette époque s'articuler sur une double opposition, à la fois à la mission chrétienne, mais aussi, peut-être implicitement, au pouvoir politique lui-même. On refuse de se rallier au Golkar et il y a les ferments d'une opposition au gouvernement. Ce dernier essaie-t-il de prendre à cette période des mesures pour contrôler et encadrer, voire réprimer ces mouvements?
Andrée Feillard - La politique de l'"Ordre nouveau" face à l'islam radical est très controversée. La situation dans cette période est très floue: la presse fait état de radicaux dont on suit les procès, mais les démocrates se méfient de Suharto. Ces radicaux existent-ils vraiment? Sont-ils des fabrications des services secrets indonésiens? Certains radicaux fuirent en Malaisie et quelques condamnations à mort d'extrémistes musulmans furent prononcées sous l'"Ordre nouveau".
En 1998, après la chute de Suharto, les musulmans radicaux qui avaient fui en Malaisie sont revenus en Indonésie. La liberté de la presse a profité à tous, y compris aux nouvelles revues islamistes, telles que le bimensuel Sabili, le deuxième le plus lu à Jakarta, distribué à 100'000 exemplaires (plus que le grand hebdomadaireTempo) et tenant un discours antisémite, anti-chrétien et anti-occidental. D'où cette question délicate de savoir si ces personnes sont réellement extrémistes et comment composer avec ces derniers au sein d'une démocratie. Nous observons de grands débats entre musulmans modérés et musulmans radicaux, mais toujours avec cette idée que la démocratie exige la tolérance de tous les extrémismes. D'un côté, des pressions américaines enjoignent l'Indonésie à combattre cet islam radical, et de l'autre, les musulmans modérés qui déclarent que l'on peut composer avec cet islam certes radical, mais minoritaire.
Religioscope - Les reportages sur l'Indonésie publiés dans la presse occidentale de ces dernières années évoquent prioritairement soit des problèmes de tensions sociales et politiques ponctuées de grandes manifestations, soit des églises qui brûlent. A quel moment commencent des incidents violents entre chrétiens et musulmans et dans quelle région?
Andrée Feillard - Le grand événement qui éveilla l'Indonésie à ces problèmes fut Situbondo, à Java Est, en octobre 1996. Vingt-trois bâtiments religieux chrétiens brûlent en deux ou trois jours et cinq personnes périssent dans l'un de ces incendies.
Cette situation est difficile à expliquer, parce que cet événement est très trouble. Certains observateurs ont suggéré qu'il existait peut-être, à cette époque, une volonté politique de laisser faire, d'instrumentaliser les divisions entre musulmans et chrétiens pour les besoins du régime. Situbondo est le fief du NU, mouvement musulman traditionaliste, dont les étudiants ont probablement été manipulés. A ce moment, ce serait l'islam traditionaliste qui brûlerait les églises chrétiennes, alors que ces deux composantes étaient associées par le biais du parti de Megawati.
Cela dit, rien n'est encore certain sur cette affaire.
Religioscope - Indépendamment d'utilisations éventuelles par des milieux gouvernementaux, il existait néanmoins un mouvement de fond, avec une hostilité au christianisme tel que des organisations radicales étaient prêtes à brûler les églises ou à obtenir des conversions forcées.
Andrée Feillard - Il est difficile de savoir qui a utilisé qui, et sans doute chacun y a-t-il trouvé une "mission" à remplir. Les Laskar Jihad s’érigaient contre ce qu’ils ont qualifié de tentatives sécessionistes des Moluquois chrétiens.
Aux Moluques, en tous les cas, on a observé une convergence entre des éléments incontrôlés de l'armée indonésienne (pas toute l'armée!) et le Laskar Jihad. Et pour la première fois, l'hebdomadaireTempo du 11 novembre 2002 a fait état d'une utilisation de youth gangs chrétiens par des "déserteurs" des forces spéciales (Kopassus) dans les incendies d'églises et de résidences d'activistes chrétiens aux Moluques.
Religioscope - Le Laskar Jihad était-elle la principale organisation activiste prête à recourir à la violence anti-chrétienne ou était-ce un mouvement parmi d'autres?
Andrée Feillard - Auto-dissoute en octobre 2001, cette organisation coordonnait le départ du jihad, mais les autres mouvements étaient prêts à envoyer des laskars aux Moluques. Il existait un grand nombre de petites organisations, comme les Laskar Mujahidin, etc. Au congrès des mujahidins qui eut lieu en août 2000, chacun s'est présenté avec son uniforme spécifique.
Religioscope - Existe-t-il des réactions violentes de la part de chrétiens? Peut-on dire que l'on observe toujours des réponses aux provocations musulmanes ou existe-t-il des groupes chrétiens qui auraient brûlé des mosquées sans provocation préalable?
Andrée Feillard - Je ne possède pas d'informations précises. Toutefois, j'ai eu un entretien avec un musulman d'Ambon dont il ressort une impression de simultanéité entre les provocations musulmanes et chrétiennes. En tous les cas, ce sont les chrétiens qui ont commencé à vouloir expulser les immigrants musulmans non moluquois, mais pas les musulmans indigènes. Selon cet interlocuteur, les violences ont donc débuté du côté chrétien, provoquant un enchaînement de représailles.
Parfois, les chrétiens ont protégé les mosquées afin d'empêcher un prétexte aux violences; à ce sujet, j'ai rencontré des chrétiens de Minahasa qui m'ont confié que le commandant militaire s'était montré très soucieux de protéger toutes les mosquées pour éviter que leur incendie ne soit utilisé à des fins de provocation. Les autorités ont été jusqu'à filtrer tous les bateaux afin de trouver des provocateurs et les emprisonner, bien qu'ils aient été rapidement libérés. Tous ces éléments rendent difficile la croyance en des mouvements spontanés. En Indonésie, tout le monde parle de provocation: en brûlant une mosquée, on sait qu'une église va ensuite être brûlée.
Religioscope - Les incidents sont-ils limités aux Moluques?
André Feillard - Ces violences touchent également Sulawesi, et les groupes extrémistes sont apparus l'Est indonésien qui demeure très chrétien. On a l'impression qu'il s'agit d'une réaction aux craintes de christianisation.
Religioscope - Dans cette situation de tension, observe-t-on des cas de dialogue entre chrétiens et musulmans ou assiste-t-on à un climat de division qui empêche les contacts?
André Feillard - Au niveau de la base, le dialogue semblait difficile au milieu des années 1990. Les tensions étaient telles en 1996 que des prêtres témoignaient ne plus pouvoir aborder comme avant leurs voisins, sans méfiance, dans certaines régions. A Jakarta, un chrétien se plaignait, lors d'une réunion organisée par l'islam traditionaliste fin 2001, d'avoir trouvé une maison à louer à un propriétaire musulman qui ne lui signait un bail qu'"à la condition qu'il ne fasse aucune prière dans sa maison".
C'était une situation extrême, bien sûr. Les jeunes musulmans libéraux étaient les premiers à être effrayés en apprenant ce nouveau genre de comportement. Pendant longtemps, les rapports intercommunautaires ont été exemplaires. On se souhaitait joyeux 'Idulfitri et "Joyeux Noël" mutuellement.
Cependant, la situation évolue. Les élites, les dirigeants religieux, entretiennent des relations plus étroites afin d'éviter une aggravation d'une situation qu'ils ne maîtrisent pas; l'impunité totale autour de ces incidents favorise l'idée que l'on ne peut pas se fier à l'Etat et entraîne, par effet contraire, un renouveau du dialogue entre les dirigeants musulmans et chrétiens. Ces derniers se rencontrent à présent plus souvent qu'ils ne le faisaient auparavant; ils sont conscients d'un danger imminent qui exige une grande vigilance et comprennent que plus les heurts interreligieux se déroulent, moins la démocratie a de chances de survivre.
Depuis peu, des annonces publicitaires à la télévision prônent l'harmonie interreligieuse, mais certaines ont dû être retirées suite à des pressions des radicaux.
Religioscope - Peut-on dire que les turbulences à l'échelle internationale, comme les attentats du 11 septembre, qui affectent notamment le monde musulman, créent des remous avec des conséquences sérieuses dans une telle situation? A côté des facteurs endogènes, quels sont les facteurs exogènes?
Andrée Feillard - C'est l'islam modéré qui supporte les conséquences principales du 11 septembre en Indonésie; il se retrouve présenté comme un suppôt des Etats-Unis. Dans la mesure où les attentats n'ont pas été perçus, dans certaines organisations musulmanes de réputation modérée, comme le fait de musulmans extrémistes, mais comme l'acte d'Israël, voire de l'extrême droite américaine, l'Amérique du Nord est détestée plus encore qu'auparavant. Ce pays aidant la démocratie indonésienne depuis des années, les étudiants musulmans qui reçoivent des fonds de l'Asia Foundation, par exemple, sont complètement discrédités, accusés d'être pro-américains. Cela est très grave, dans la mesure où l'islam modéré reçoit des fonds principalement des Etats-Unis.
Religioscope - Ces oppositions entre islam et christianisme touchent-elles toutes les Eglises chrétiennes ou visent-elles plus particulièrement certains groupes prosélytes?
Andrée Feillard - Oui, j'en ai l'impression. En observant les dénominations des églises brûlées, on constate qu'elles sont plus souvent protestantes que catholiques. Cependant, l'islam radical craint plus un catholicisme perçu, au contraire des protestants, comme plus fort en raison de son unité. Sur le terrain, ce sont les Eglises charismatiques qui irritent plus particulièrement les musulmans et au niveau du discours théorique, la cible privilégiée demeure l'Eglise catholique, c'est beaucoup plus elle qui fait peur.
Ces opinions restent naturellement minoritaires, et il est important de rappeler que les partis islamiques radicaux n'ont eu que 3% des voix (voire 13%, si l'on inclut le PPP) aux dernières élections de juin 1999. Ces idées radicales ne concernent qu'une frange de la population. Néanmoins, il s'agit d'une minorité agissante, dont l'influence a grandi depuis 1998.
L'entretien avec Andrée Feillard s'est dérouléà Mayence le 12 septembre 2002. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. L'enregistrement a été transcrit par Olivier Moos. Quelques modifications et mises à jour ont été apportées par Andrée Feillard au début du mois de novembre 2002.