Dans un intéressant article, un chercheur vient d'analyser les mutations dans l'attitude de l'opinion publique turque à l'égard du Patriarcat oecuménique au cours de la décennie écoulée. L'approche devient plus positive, même si des milieux nationalistes et islamistes restent très soupçonneux.
En 1991, Dimitrios, patriarche de Constantinople, décéda. Il eut pour successeur le patriarche Bartholomée, âgé de 52 ans au moment de son élection. Dans un article que viennent de publier les Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), Samim Akgönül, chercheur associé à un laboratoire du CNRS à Strasbourg, analyse l'évolution de la perception des activités du Patriarcat dans l'opinion publique turque, notamment à travers les médias. A vrai dire, tout le N° 33 des CEMOTI (daté de janvier-juin 2002, mais qui vient de paraître), autour du thème général des "Musulmans d'Europe", mériterait l'attention, mais nous nous bornerons à évoquer cet article sur un thème rarement traité.
Comme le rappelle l'auteur, les activités du Patriarcat oecuménique suscitent surtout depuis les années 1950 en Turquie des préoccupations et polémiques inversement proportionnelles à son nombre de fidèles sur territoire turc, puisque n'y demeurent que quelques milliers de fidèles orthodoxes grecs.
Tant que le Patriarcat ne s'occupe que de l'administration spirituelle de ce petit troupeau - lointain souvenir de l'importante population grecque qui vivait encore là au début du 20e siècle - aucun problème. En revanche, ce sont les activités internationales, panorthodoxes, soulignées par le terme "oecuménique" (c'est-à-dire "universel") qui provoquent des réactions. Certains milieux turcs soupçonnent le Patriarche de vouloir créer une sorte de Vatican orthodoxe à Istanbul. En outre, les conflits (en particulier dans les Balkans) qui ont mis aux prises des populations se réclamant d'un héritage culturel orthodoxe et d'autres d'origine musulmane n'ont pas amélioré la situation.
Le contentieux gréco-turc pèse également. Même si, dans la réalité, le Patriarcat de Constantinople et l'Eglise de Grèce sont loin de se trouver toujours sur la même ligne, le Patriarcat est soupçonné par certains nationalistes de constituer une "cinquième colonne" au service du rêve de la megali idea, c'est-à-dire du rétablissement de l'empire byzantin, ou tout au moins d'une grande Grèce englobant une partie de l'Asie mineure.
Cela dit, même si le Patriarcat a toujours des ennemis en Turquie et si son image n'est pas très bonne, Samim Akgönül observe qu'une partie de l'opinion publique a une approche plus positive. Certains milieux estiment en outre que la place que le patriarche Bartholomée s'efforce avec un certain succès (et le traditionnel appui américain pour contrebalancer le Patriarcat de Moscou) de développer sur le plan international peut en définitive entraîner des conséquences positives pour la Turquie. "De toute manière, toutes les activités du Patriarcat sont jugées par l'opinion publique turque et les décideurs selon les [...] critères de 'gains' ou de 'pertes'."
En outre, parmi les alliés que le patriarche Bartholomée a trouvés en Turquie, on découvre Fetullah Gülen, figure de proue d'un courant musulman très actif. Jusqu'au milieu des années 1990, le groupe de Fetullah Gülen se montrait très critique envers le Patriarcat, mais l'attitude a changé du tout au tout et de chaleureuses relations se sont développées (comme d'ailleurs entre Fetullah Gülen et des représentants de l'Eglise catholique romaine).
Même si elles n'ont pas encore radicalement modifié la situation, on peut donc dire que des changements sont déjà amorcés. Reste à voir jusqu'où ils iront. Il sera notamment intéressant d'observer comment le nouveau gouvernement turc qui entrera prochainement en fonction, dominé par les islamistes modérés, gérera cette question. Il n'est pas impossible qu'il puisse, mieux que tout autre, amener la situation à évoluer positivement. Un signe fort - et qui ne manquerait pas d'être apprécié et noté très attentivement aux Etats-Unis comme en Grèce - serait l'autorisation de réouverture de l'école théologique de Halki, fermée depuis 1971: cela marquerait visiblement une nouvelle étape, et pas seulement pour le Patriarcat oecuménique. (JFM)