Philippe Moureaux (Parti socialiste francophone) et Meryem Kaçar (Parti vert flamand Agalev), deux sénateurs chargés par le gouvernement de faire rapport sur le fonctionnement de l'Exécutif des Musulmans de Belgique, n'ont pu se mettre d'accord sur des propositions communes pour mieux organiser le culte musulman en Belgique. Le conseil restreint des ministres a décidé d'examiner très prochainement le rapport de Philippe Moureaux, qui recommande de renouveler près de la moitié des membres de l'Exécutif.
Human Rights Without Frontiers - 26 octobre 2002 - Le 13 décembre 1998, la communauté musulmane de Belgique a été invitée à élire une Assemblée constituante (68 membres élus et cooptés) de laquelle devait par la suite émerger un Exécutif de 16 membres, interlocuteur officiel de l'Etat belge. Ces élections ont été tenues à la demande de l'Etat belge; elles ont été co-organisées par une agence financée par l'Etat, le Centre pour l'égalité des chances et l'organe représentatif des musulmans de Belgique de l'époque. Elles ont été peu suivies: seuls 40.000 électeurs sur 70.000 inscrits se sont présentés aux bureaux de vote, alors que la communauté musulmane de Belgique compte environ 350.000 membres, soit 3,5% de la population belge. Les deux communautés d'origine étrangère les plus représentées sont de loin les Marocains (environ 150.000) et les Turcs (environ 85.000).
Le 25 mai 1999 paraissait un arrêté royal qui reconnaissait l'Exécutif comme "l'interlocuteur des autorités, tant au niveau fédéral, en ce qui concerne le temporel des cultes (nominations des imams et des aumôniers, gestion des communautés locales) qu'au niveau des entités fédérées, notamment pour l'enseignement (programmes, inspections et désignation des professeurs de religion)".
Les ingérences de l'Etat belge dans les affaires intérieures de l'Islam
Cette belle vitrine cachait toutefois d'autres réalités moins roses. Dès le début du processus, l'Etat belge s'est ingéré dans l'élection démocratique qu'il avait lui-même suscitée et a entendu en conserver le contrôle pour qu'il ait en face de soi un Exécutif représentatif de la diversité musulmane mais aussi "acceptable", voire docile. Ainsi le ministre de la Justice a-t-il rejeté plus de la moitié des élus de l'Exécutif, après un screening secret, et donc sans appel, de la Sûreté de l'Etat.
Une fois mis en place, l'Exécutif a commencé à fonctionner sous le contrôle de son Assemblée, mais l'Etat belge soupçonnait un certain nombre d'élus de cette Assemblée d'être des islamistes fondamentalistes et craignait de perdre le contrôle de l'Exécutif à son profit. Quand l'Exécutif a été amené à remplir des places devenues vacantes, il a souverainement désigné les nouveaux membres de concert avec son assemblée. La réaction de l'Etat belge a été immédiate face à cet Exécutif-bis: pas question de procéder à des remplacements sans screening et sans son accord pour chacun des nouveaux membres. D'où nouvelles tensions au sein de l'Exécutif, tiraillé entre l'Assemblée constituante et l'Etat, et rancœur face aux discriminations et aux ingérences de l'Etat dont l'Islam est la seule religion en Belgique à faire les frais. Fallait-il que l'Exécutif "se couche" docilement devant l'Etat et perde toute confiance de l'Assemblée (et de la communauté musulmane) ou fallait-il qu'il n'écoute que la voix des élus et qu'il entre en collision frontale avec l'Etat?
Le point de vue du Rapport Moureaux sur la crise de l'Exécutif
"Je ne souhaite pas analyser l'historique assez décevant de la dégradation de la confiance au sein de l'Exécutif. (…) je me dois de faire le constat suivant:
a) L'Exécutif n'a plus la confiance de l'Assemblée. (…) Cette méfiance a vraisemblablement cristallisé de façon excessive une majorité qui a trouvé, à cette occasion, une manière forte de remettre en cause le screening mis en œuvre lors de la création de l'Exécutif. N'empêche que cette méfiance existe, qu'elle subsiste au moins en partie et qu'elle explique les soubresauts internes de l'Exécutif. En effet, ceux qui ont été l'objet de cette méfiance, parfois encouragée maladroitement par certains représentants de l'autorité, utilisent aujourd'hui la crise de l'Exécutif pour tenter de mettre définitivement hors jeu l'Assemblée.
b) Le fonctionnement de l'Exécutif a été imparfait: le Président de l'Exécutif, personnalité d'envergure qui représente avec talent la communauté musulmane à l'extérieur, n'a pas toujours 'fédéré' avec suffisamment de force les différents membres qui se sont sentis orphelins. En dehors des animosités entre personnes que je souhaite dans la mesure du possible dépasser, je constate entre les membres de l'Exécutif un manque de cohérence: plusieurs membres ne sont pas capables à la fois de transcender les différences d'origine et en même temps d'en respecter certaines caractéristiques qui font partie d'un substrat culturel incontournable. L'islam est à la fois un et en même temps très divers dans son expression."
Au cours de ses contacts avec divers représentants de la communauté musulmane, le sénateur Moureaux a enregistré deux propositions contradictoires pour sortir de la crise:
1. Dissolution de l'Exécutif actuel et élection d'un nouvel Exécutif par une Assemblée qui le contrôlerait étroitement.
2. Mise hors jeu définitive de l'Assemblée pour stabiliser l'Exécutif.
Vers un compromis "à la belge"?
Sous le titre "Un compromis raisonnable", Philippe Moureaux fait ses propres recommandations:
"La solution qui est proposée ne donnera, bien entendu, pleine satisfaction à personne et cette solution est énoncée de façon strictement pragmatique en évitant tout juridisme.
a) Un exécutif partiellement renouvelé: Il n'est pas compliqué d'imaginer que le compromis concernant l'exécutif doit se situer à mi-chemin entre le renouvellement intégral et le statu-quo. Il ne doit pas être impossible d'obtenir la démission d'une partie de cet exécutif dans la mesure où les membres actuels avaient pris l'engagement solennel de se retirer s'ils ne disposaient plus de la confiance de la Constituante. Une négociation pourrait donc être conduite rapidement qui permettrait de préparer le renouvellement de la moitié de l'Exécutif. A l'issue de cette négociation, les représentants de l'Assemblée devraient s'engager à limiter leurs propositions de renouvellement de l'Exécutif à la moitié des membres de celui-ci.
b) Une assemblée réhabilitée mais mieux encadrée sur le plan institutionnel: il est proposé de confier effectivement un rôle important à l'Assemblée mais en l'organisant de la façon suivante pour éviter des dérives évoquées au début de ce rapport:
- l'assemblée réunie dans une session annuelle de quinze jours maximum entend à cette occasion une communication de l'Exécutif et prend position, le cas échéant, sur les principes généraux qui doivent régir la politique de l'Exécutif en matière de représentation de l'Islam;
- l'assemblée peut proposer une motion de méfiance à l'égard de l'Exécutif à l'occasion de son Assemblée annuelle. Cette motion doit être constructive (au-delà de la méfiance qui doit être explicitée, les membres de l'assemblée qui soutiennent cette motion doivent présenter les candidatures pour un nouvel Exécutif). Si cette motion recueille une majorité qualifiée à déterminer, elle est d'application immédiate. Si cette majorité qualifiée n'est pas atteinte, le vote est renvoyé à la session suivante.
c) Un screening mieux contrôlé : le renouvellement partiel de l'Exécutif pose inévitablement dans le chef de l'autorité politique le problème du contrôle (screening) des candidatures. La crainte de voir apparaître des représentants de groupements extrémistes pour ne pas dire terroristes est, en effet, fortement ancrée dans certains esprits. Il est évident qu'il apparaît assez incroyable qu'une religion soit sur ce plan traitée différemment des autres. La proposition faite dans ce cadre s'inscrit donc uniquement dans un souci de pragmatisme.
Un premier principe devrait tout d'abord être clairement proclamé en cette matière : tout avis négatif concernant une personne doit être émis au moment où elle pose sa candidature et non après son élection.
Enfin, si l'autorité politique souhaite consulter les services spéciaux qui sont à sa disposition, le seul avis confidentiel de ceux-ci ne peut justifier une censure.
La personne contestée doit clairement bénéficier d'une possibilité d'appel devant une commission indépendante qui jouit de la confiance des autorités et de la communauté musulmane. Cette commission dûment informée des griefs retenus par les autorités politiques statuera en toute indépendance sur le caractère pertinent de ceux-ci.
La mise en place d'une procédure telle que décrite ci-dessus me paraît indispensable si on veut à la fois maintenir un certain contrôle et éviter la critique justifiée de l'arbitraire le plus total qui anime une partie importante de la communauté musulmane."
Et Philippe Moureaux de conclure: "Les solutions proposées sont transitoires. Il est évident pour moi que, dans l'avenir, la communauté musulmane doit être traitée sur un plan de totale égalité par rapport aux autres religions reconnues."
Telles sont les propositions du Rapport Moureaux. Il reste à voir ce qu'en penseront la communauté musulmane et ses représentants si elles sont adoptées, telles quelles ou amendées, par le gouvernement.
Pour rappel, l'Etat belge reconnaît et finance le catholicisme, le protestantisme, l'anglicanisme, l'orthodoxie, le judaïsme, l'islam et la laïcité.
Willy Fautré
Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation de l'organisation Human Rights Without Frontiers (HRWF).
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