Après avoir publié il y a quelques mois sur le site Religioscope plusieurs notes au sujet des musulmans dans différentes régions de l'Asie, Michel Gilquin partage à nouveau avec nos lecteurs ses connaissances de leur situation en Thaïlande, à laquelle il a consacré un livre attendu et enfin disponible en librairie, Les musulmans de Thaïlande. Il commente ici un tout récent événement et saisit cette occasion pour nous apporter un éclairage informé sur les musulmans dans ce pays asiatique.
La nomination début octobre 2002 de Wan Nor Muhamad Matha au poste de Ministre de l'Intérieur de la Thaïlande dans le gouvernement Thaksin, pour discrète qu'elle fut, revêt une importance considérable, non seulement pour le royaume, mais également compte tenu de la conjoncture internationale. Celle-ci est notamment marquée par les craintes de voir, à la lumière des attentats dont sont le théâtre Indonésie et Philippines, l'Asie du Sud-Est menacée par ce qu'il est convenu de désigner comme terrorisme islamique mondial. Cette qualification tentaculaire - qui est aussi disqualification - minimise les ressorts locaux, endogènes, des radicalisations identitaires en cours.
Wan Nor Muhamad Matha, ancien professeur de l'Université Chulalongkorn de Bangkok, est un membre éminent du Parti du Nouvel Espoir de Chavalit, dont il est un des plus proches collaborateurs. Il a, par le passé, occupé le poste de Président du Parlement, puis diverses fonctions ministérielles, notamment Ministre des Transports et de la Communication avant le remaniement ministériel d'octobre. Mais surtout, Wan Nor Muhamad Matha est, comme son nom l'indique, un musulman (1). Qui plus est, un musulman originaire du grand Sud, de la province de Yala - dont il fut député - , une des provinces méridionales aux confins de la Malaysia, dont la population est d'ethnie et de langue malaise (le dialecte local est le Yawi).
Les médias ont coutume de ne parler de cette région que lorsque des incidents sanglants, c'est-à- dire spectaculaires, s'y déroulent. En effet, ce finistère méridional de la Thaïlande est, épisodiquement, secoué par des attentats, meurtres et autres actes de terreur. Ils sont imputés très souvent à des motivations politiques, bien que rarement revendiqués. Or, tous les observateurs s'accordent à considérer la région comme largement impliquée dans une économie informelle de nature criminelle, notamment autour de la contrebande, tradition de cette région frontalière. Le banditisme y a toujours été récurent. Les complicités de certaines autorités locales corrompues ne font guère de doute dans cette plaie que sont les "5 G", caractéristiques des trafics souterrains dans le pays (Ganjah, Guns, Girls, Gambling, Gems). Dans nombre de cas, il s'agit de règlements de comptes entre protagonistes de réseaux mafieux, qu'il est commode de faire endosser aux groupuscules séparatistes. Accessoirement, ces incidents permettent aux militaires et forces de l'ordre stationnés dans la région de revendiquer le maintien de budgets conséquents au prétexte de l'insécurité. Ce qui ouvre la voie à de nombreuses supputations auxquelles il serait toutefois hasardeux de souscrire.
En effet, la région a été marquée, pendant des décennies, par une agitation - allant jusqu'à des affrontements armés - visant à affirmer le caractère malais de ces provinces, face à une thaïcisation perçue comme une colonisation interne et une tentative d'acculturation par les populations locales. Au coeur de l'identité malaise/yawie, l'Islam est conçu comme le ciment social, indépendamment des formes qu'il a pu revêtir dans le vécu quotidien selon les moments historiques (allant d'une observance plus ou moins contraignante et la compatibilité avec les substrats antéislamiques animistes et hindouistes à un rigorisme réformiste visant à extirper ces mêmes "irrationalités"). Aussi, cette résistance à la siamisation a souvent été caractérisée, par les protagonistes eux-mêmes (Bangkok vs les sécessionnistes) et de façon réductrice, comme un conflit entre des musulmans et la domination bouddhiste, partant du paradigme énonçant une superposition de l'ethnicité et du religieux. Comme les 4/5 des musulmans de Thaïlande sont d'ascendance malaise (même si une bonne partie d'entre eux, vivant dans le Sud ou à Bangkok, a été thaïcisée linguistiquement et par le biais de mariages mixtes depuis de nombreuses générations) (2), cette affirmation aboutit à englober dans l'opposition à l'intégration-assimilation l'ensemble des musulmans de Thaïlande, ce qui devient un raccourci inexact.
Il y a certes une question des quatre provinces du grand sud (Patani, Yala, Narathiwat et Satun) qui découle de l'existence d'une identité ethnico-culturelle spécifique, majoritaire sur un territoire donné, à l'intérieur d'une nation édifiée autour du bouddhisme et de la monarchie et aux tentations d'autant plus centralisatrices que son entrée dans la période moderne et son acharnement à préserver son indépendance ont été marqués et ont été une réponse aux empiètements coloniaux sur sa périphérie (dans l'actuelle Malaysia de la part des Britanniques, au Laos et au Cambodge de la part des Français). Cette minorité ethnique et culturelle s'est trouvée rattachée à l'ensemble siamois lors du traité anglo-siamois de 1909. Face aux menaces de perte d'identité, elle a réagi depuis cette date face à tous les empiètements lui faisant craindre une assimilation. La lutte pour la décolonisation des territoires malais sous tutelle de La Haye (Indonésie) et de Londres (Malaysia) a renforcé, au lendemain de la défaite japonaise, l'aspiration à s'affranchir de l'autorité de Bangkok. Et, jusqu'au milieu des années 80, des guérillas sporadiques n'ont cessé de harceler les forces de l'ordre thaïlandaises. Mais le développement économique de la Thaïlande, les relations de bon voisinage entre Kuala Lumpur et Bangkok, le changement de données géostratégiques sur le plan régional ont abouti à ce que la quasi totalité des forces séparatistes, atomisées, ait choisi de déposer les armes et se soit engagée dans une lutte politique, visant à une intégration qui ne soit pas assimilation, et pour cela, en renforçant paradoxalement leur attachement à l'Islam, dans un sens plus normatif et cohésif.
Le parallèle avec la situation qui prévaut dans le Sud des Philippines, conforté par une appartenance ethnique et religieuse semblable (malaise et musulmane) occulte une trajectoire historique fort différente: le Siam est toujours resté indépendant, tandis que le face-à-face chrétien-musulman aux Philippines a été imprégné des phobies de l'Islam importées de l'Espagne des rois catholiques et de l'Inquisition. La colonisation de peuplement (chrétien) de Mindanao a participé à la fois d'une version tropicale de la Reconquista et de l'extension de l'économie de plantation, les deux se heurtant à des cultures insulaires particulières. Au Siam, la mémoire des Croisades (mais quelle relation entretiennent les bouddhistes avec la "Terre Sainte"?) ou la peur du Grand Turc qui ont caractérisé la représentation collective - importée - des musulmans chez les très catholiques Philippins, est restée étrangère à l'idéologie bouddhiste, même à l'époque de Phaulkon (Grec entouré de missionnaires, très influent à la cour d'Ayutthaya), tandis que le faible peuplement siamois était sans commune mesure avec l'installation massive de colons originaires de Luzon dans les îles méridionales de l'archipel.
Si une méfiance aux promesses d'une intégration qui ne serait pas assimilation camouflée persiste indéniablement parmi les Malais/Thaïlandais des provinces du Sud, cela signifie-t-il pour autant que ces réticences relèvent d'une radicalisation islamique? Ou traduit-elle plutôt, aux lendemains de la crise de 1997, la crainte de voir les progrès de l'intégration compromis, notamment dans ses volets économiques, nourrissant alors un possible retour à une exaspération localiste s'exprimant sur le registre culturel/religieux, et mêlant islamité et malayité? En d'autres termes, la problématique yawie est-elle celle d'une minorité cherchant à voir ses spécificités reconnues (où la religion fait fonction de catalyseur) ou est-elle réductible à une exacerbation, de nature néo-fondamentaliste, d'un des segments de l'Islam d'Asie du Sud-Est?
L'Islam en Thaïlande, en dépit de l'importance de la communauté de langue yawie (3), ne se réduit pas à cette seule composante. A travers le Sud, les musulmans de langue thaïe, souvent non comptabilisés dans les statistiques officielles (mais depuis avril 1999, la confession figure sur les cartes d'identité, ce qui empêchera les fonctionnaires d'ignorer l'islamité, parfois fort relative, de leurs administrés lors des futurs recensements) peuvent être évalués à environ 2 millions: dans les provinces de Krabi, de Trang, de Phattalung, de Phuket, etc..., ils constituent entre 25 et 40 % de la population. A Bangkok et ses banlieues, la population musulmane est estimée à un total qui avoisine un million d'âmes (dont une forte proportion d'origine yawie, à côté des Chams, des descendants d'Indiens, de Persans, de Chinois Hui, etc). Dans le nord du pays, de petites communautés d'ascendance yunannaise ou bengalie se rencontrent partout, constituant parfois la majorité dans certaines bourgades proches de la frontière birmane (Fang, Paï, etc...) et possédant des quartiers entiers dans des villes comme Chiang Maï par exemple.
Tous ces musulmans, d'origines ethniques diverses, connaissent aujourd'hui une réaffirmation de leur foi, réaffirmation non exempte de dérives intégristes possibles compte tenu de la variété des lectures possibles des textes sacrés et de l'absence de clergé (99% sont sunnites). L'Oumma thaïlandaise cherche à trouver une cohésion et celle-ci vise à dépasser le cadre étroit des seules solidarités localistes/ethniques de la minorité yawie. Si cette réactivation du rapport à la foi dont témoignent une plus grande observance des rites et des interdits ainsi qu'une différenciation vestimentaire affichée avec leurs compatriotes bouddhistes (hidjab, calottes, etc..) s'inscrit à l'évidence dans le mouvement mondial de réislamisation, elle est aussi, dans le cadre d'une société non séculière (au sens où le champ du sacré n'est pas dissocié du champ personnel), le corollaire, voire la condition, de l'intégration à la nation thaïlandaise. L'avenir de la communauté musulmane en Thaïlande se joue entre un désir d'entrée en compétition avec les autres composantes de la nation, notamment sur le plan de la réussite économique (4), et un repli sur soi. L'enjeu est bien l'apparition d'un Islam thaïlandais cohérent et rassembleur par delà les sensibilités liées aux origines culturelles des fidèles. Une renégociation du mode d'appropriation de l'Islam est en cours, qui ne passerait pas obligatoirement par le canal de la spécificité ethnique. En ce sens, ce redéploiement qui participe de la déterritorialisation de l'Islam s'insère dans la modernité.
La nomination de Wan Nor Muhamad Matha comme Ministre de l'Intérieur, poste ô combien décisif, souligne que l'intégration est en bonne voie, en dépit des incidents sporadiques qui frappent le Sud frontalier. Dans la conjoncture actuelle, elle signifie aussi que Bangkok n'a pas prêté oreille aux diverses sirènes islamophobes qui, ici ou là, à l'intérieur comme à l'extérieur, profitent de la peur ambiante et légitime suscitée par les actions criminelles de quelques groupes terroristes aux projets confus, pour tenter des amalgames dangereux stigmatisant toute une façon de vivre un rapport à la transcendance.
Michel Gilquin
Notes
(1) C'est la seconde fois qu'un musulman occupe un poste d'une telle importance : la précédente, c'était lorsque Surin Pitsuwan, originaire de Nakhon Si Thammarat, était ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Chuan Leekpai (1997-2001) et qu'il fit entrer la Thaïlande comme membre observateur de l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI).
(2) Seuls les musulmans des quatre provinces du Sud ont le droit de porter des noms musulmans ; les autres possèdent des prénoms et patronymes thaïs.
(3) A partir de recoupements, on peut évaluer le nombre de musulmans en Thaïlande à une fourchette comprise entre 5 et 5,5 millions de personnes : presque la moitié d'entre eux réside dans les quatre provinces frontalières, mais l'exode rural de cette région a fourni d'importants contingents à l'agglomération bangkokoise et à d'autres villes du pays.
(4) La question de l'éducation est au centre des revendications musulmanes, visant à l'adoption de mesures dérogatoires dans le domaine de la scolarité, trop imprégnée à leurs yeux par le bouddhisme.
© Michel Gilquin 2002