L'Occident dit "attentats suicides". Mais pour un certain nombre de musulmans, tant les bombes humaines que les combats désespérés et conduisant à une mort quasiment certaine ne sont pas des actes de suicide - que la tradition musulmane condamne - mais bel et bien des actes de "martyre". Ainsi, en Palestine, les attentats dans lesquels un terroriste se fait exploser au milieu d'une foule sont qualifiés d'"opérations de martyre". A l'occasion du 1er Congrès mondial des études sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, un atelier a permis d'entendre plusieurs communications sur cette question.
Sur les attentats suicides et opérations de martyre, lire également l'article suivant déjà publié sur Religioscope:
Attentats suicides entre tactique et théologie
Terrorisme.net - 1er octobre 2002 - Du 8 au 13 septembre 2002 s'est tenu en Allemagne, à Mayence, le 1er Congrès mondial des études sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Un très riche programme offrait des dizaines d'ateliers et plusieurs centaines de communications, préparées par des chercheurs venus du monde entier. Nous donnons ici un compte rendu sommaire de quelques observations receuillies au cours de deux ateliers organisés à l'initiative de chercheurs à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Farhad Khosrokhavar et Pénélope Larzillière, sur "Les phénomènes de martyre dans les sociétés musulmanes contemporaines".
Différents types de martyrs musulmans contemporains
Farhad Khosrokhavar vient de publier un livre sur Les Nouveaux Martyrs d'Allah, dont nous reparlerons prochainement. Il souligne à la fois l'importance de comprendre la façon dont les candidats au "martyre" se comportent et sentent (ils ont leur propre approche de la vie et de la mort) et le fait qu'il n'y a pas un seul modèle de martyre, mais différents types de subjectivité, du bassidji iranien sur le champ de bataille au terroriste d'Al Qaïda sacrifiant sa vie en passant par les martyrs libanais ou palestiniens. En tout cas, il convient de distinguer entre martyrs au service d'une cause certes islamique, mais en même temps nationale, enracinée dans un contexte précis, et martyrs au service de la cause (d'ailleurs assez mal définie, si ce n'est pas réaction) d'une néo-oumma transnationale (Al Qaïda), pas identifiés à un pays et pas homogènes culturellement.
Farhad Khosrokhavar a eu l'occasion de parler dans des prisons françaises avec une quinzaine d'islamistes radicaux qui y sont actuellement incarcérés, soupçonnés d'être liés à Al Qaïda ou à des réseaux similaires. Beaucoup, observe-t-il, parlaient entre 3 et 6 langues et vivaient dans un contexte international, ayant l'expérience de plusieurs sociétés; contrairement aux autres martyrs évoqués, ils ne sont pas liés à une nation et proviennent de pays différents. En outre, parmi eux, les itinéraires aussi sont très variés: il y a les vétérans de l'Afghanistan; ceux qui sont allés en Afghanistan après la guerre contre les Soviétiques; ceux qui sont nés dans l'émigration musulmane en Occident. A différents égards, ils apparaissent comme des produits typiques de sociétés modernes, dans lesquelles la nation ne revêt plus la même importance et se trouve remise en question.
Ils expriment le sentiment très fort d'une humiliation de l'islam. Ce sentiment est certes partagé par les Palestiniens, mais représente pour eux le fruit d'une expérience directe, tandis que c'est - pour les membres d'Al Qaïda et de réseaux apparentés - plutôt une humiliation par procuration, à travers ce que leur montre l'actualité quotidienne.
Les combattants martyrs du Cachemire
Mariam Abou Zahab (Institut National des Langues et Civilisations Orientales, INALCO) a étudié pour sa part la conception du martyre chez les moudjahidines pakistanais du Cachemire, en particulier ceux qui appartiennent au mouvement Lashkar-e-Taiba.
Elle observe tout d'abord le changement intervenu dans le conflit du Cachemire au cours des années 1990: le but nationaliste a été marginalisé au profit d'une insertion de la lutte du Cachemire dans un jihad global. Les biographies des martyrs qu'elle a étudiées montrent que la plupart des combattants sont pakistanais, certains viennent de pays arabes, avec une participation cachemirie symbolique. Il faut dire que le Lashkar-e-Taiba s'était d'abord occupé de l'entraînement de jeunes Pakistanais pour aller se battre en Afghanistan, avant de se réorienter vers le Cachemire.
Les combattants ne vont pas à une mort certaine: le suicide est condamné, il s'agit de missions dont il y a une chance de revenir vivant.
Sur la base de l'analyse d'une centaine de cas (soit 10% à peu près du total), Mariam Abou Zahab a constaté que la plupart des combattants proviennent des classes moyennes inférieures et sont issus de familles ayant émigré du Pendjab oriental (et non du Cachemire) en 1947. Seulement 10% d'entre eux ont été éduqués dans des madrasas: ils jouissent en général d'un meilleur niveau de formation. La moitié des martyrs de l'échantillon étaient les plus jeunes fils de la famille.
A part les motivations religieuses, Mariam Abou Zahab a souligné les dimensions émotionnelles de leur engagement: la presse pakistanaise publie constamment des reportages sur les horreurs que subiraient les musulmans au Cachemire (femmes violées, etc.), ce qui impressionne fortement ces jeunes.
Il se produit une sorte de compétition à qui sera martyr en premier - mais il s'agit aussi de causer tout d'abord la mort d'autant d'ennemis que possible. Même si les aspirations sont globales, les préoccupations restent localisées: libérer le territoire "sacré" du Cachemire et l'intégrer au Pakistan, en le purifiant par le sang des martyrs.
Attentats suicides et martyrs palestiniens
Sur ce sujet, voir également l'article publié sur terrorisme.net le 29 août 2002: "Une légère majorité de l'opinion publique palestinienne continue de soutenir les attentats contre des civils en Israël"
Les martyrs palestiniens sont la dernière figure héroïque d'un nationalisme palestinien en échec: c'est sur ce constat que s'ouvrait l'exposé présenté par Pénélope Larzillière.
Elle note que le terme de shahid, martyr, est utilisé pour toutes les victimes de l'intifada d'al-Aqsa, mais qu'une catégorie spéciale est réservée à ceux qui "se font martyrs", c'est-à-dire périssent dans des attentats suicides.
L'attentat suicide islamiste s'est inscrit dans une processus de légitimation montrant le sérieux des auteurs, puisqu'ils étaient prêts à mourir, mais non sans susciter au début des tensions au sein du mouvement islamiste; certains de ses fidèles auraient préféré revenir à une pratique plus piétistes, les attentats suicides entraînant une double répression. Mais l'acceptation dans la population, d'abord faible, est montée en courbe inverse de la confiance dans les résultats des accords d'Oslo, observe Pénélope Larzillière. Même les groupes séculiers utilisent un vocabulaire de plus en plus religieux pour décrire la lutte nationale.
L'attentat suicide, souligne-t-elle, est perçu comme une arme, mais pas une arme qui va transformer les rapports de force sur un plan stratégique: l'avenir étant bouché pour la lutte palestinienne, il n'y a plus que les actes aux conséquences immédiates qui comptent. L'objectif de ces opérations se situe dans le rapport de force à court terme, et ils permettent en même temps de se venger. Même certains militants de Hamas tendraient à relativiser l'importance religieuse de ces actions et à mettre plutôt l'accent sur l'acte politique qu'ils représentent. L'influence du Hezbollah libanais est également essentielle, car il est l'exemple d'un mouvement victorieux; Pénélope Larzillière a remarqué la fréquence de rumeurs dans la population palestinienne sur une aide du Hezbollah qui serait sur le point d'arriver.
Pour le shahid, à titre personnel, l'opération de martyre permet d'envisager un renversement: un dépassement de la mort et de l'échec. L'acte opère en outre une fusion entre l'objectif national et le destin privé.
La plupart des martyrs sont originaires des camps de réfugiés. Si cette donnée est importante, Pénélope Larzillière met en revanche en garde contre les explications qui feraient des martyrs des déshérités préférant mourir parce qu'ils n'ont de toute façon rien à perdre: au contraire, il s'agit souvent de gens qui venaient de s'en sortir, estime-t-elle.
Quant aux familles, même si elles ne le disent pas toujours ouvertement, elles ont parfois du mal à comprendre comment l'un des leurs en est arrivé à cette décision.
Les martyrs chiites et nationaux du Liban
Sur ce sujet, voir également le compte rendu que vient de publier terrorisme.net au sujet du livre d'Amal Sadd-Ghorayeb sur le Hezbollah:
Idéologie et justification du recours à la violence dans le Hezbollah.
Etudiante à l'Institut d'Etudes Politiques (IEP) de Paris, Dounia Zebib prête attention au martyre et à la résistance au Liban-Sud. Selon son analyse, le martyr du Hezbollah est un martyr milicien qui a subi une libanisation, alors que le Hezbollah l'avait auparavant islamisé. En effet, après 1990, le Hezbollah est passé d'un statut de milice à un statut de résistance (ce qui lui a permis de conserver ses armes). Alors que l'on ne parlait auparavant que de la voie de Dieu, se développe l'expression "mourir en martyr sur la voie de la nation".
Seuls les attentats contre l'ennemi israélien sont revendiqués: les attentats anti-américains et anti-français sont occultés de cette mémoire, observe Dounia Zebib. L'ennemi intérieur n'a pas de place dans cette mémoire de la résistance.
Le lieu du martyre lui-même devient un lieu de pèlerinage. Dounia Zebib fait en outre remarqué que chaque martyr est revendiqué par sa propre organisation: il n'y a que peu de lieux associés à des martyrs qui sont ceux de toute la nation.
Conclusion
Au fil des exposés dont nous avons fait ci-dessus un bref compte rendu, nous remarquons donc une dialectique entre le thème religieux et le thème national. Comme le fait observer Farhad Khosrokhavar dans un entretien que publiera prochainement Religioscope, il ne faut pas nécessairement une religion pour qu'on devienne martyr: "il faut qu'il y ait sacralisation d'une cause", et celle-ci est souvent nationale.
Cet article a tout d’abord été publié sur terrorisme.net, un site créé au mois d’août 2002 à l’initiative de JFM Recherches et Analyses et visant à fournir des informations et analyses sérieuses sur les questions relatives au terrorisme.