En 1985, à Genève, lors du sommet Reagan-Gorbachov, des dévots de Krishna manifestaient. Pas pour quelque objectif politique, mais pour obtenir la libération de leurs coreligionnaires alors sous les verrous dans l'Union soviétique qui ne savait pas encore qu'elle vivait ses dernières années...
Depuis la chute des régimes communistes, nombreux sont les groupes orientaux qui ont pris pied dans les pays anciennement soviétiques. Moscou ou d'autres grandes villes de l'ancien Bloc de l'Est sont devenues des étapes presque obligées des circuits de visites internationales de plusieurs gourous. Moins nombreux, en revanche, sont ceux dont les fidèles avaient déjà pris pied dans ces pays à l'époque communiste.
Fondateur de l'Association internationale pour la conscience de Krishna (AICK), qui se situe dans le prolongement d'une tradition dévotionnelle indienne, Swami Prabhupada (1896-1977) était arrivé aux Etats-Unis, à un âge déjà respectable, en septembre 1965. Il y avait rapidement rencontré un écho dans une jeunesse "en recherche" et fascinée par l'Orient.
En 1971, Swami Prabhupada a l'occasion de passer à Moscou, à l'occasion d'une invitation du Département d'études indiennes d'une université. Ses hôtes n'avaient pas prévu les conséquences qu'allait entraîner cette visite. Alors que Swami Prabhupada se promène dans une rue, non loin de la Place Rouge, un jeune Moscovite, intrigué par ce personnage, l'aborde. Swami Prabhupada l'invite à son hôtel et l'instruit dans la Conscience de Krishna.
Le jeune homme, Anatoly Pinyayev, devient le premier dévot de Krishna russe, sous le nom religieux d'Ananda-shanti Dasa.
Il commence à diffuser discrètement la conscience de Krishna dans le pays, réunissant ici et là de petits groupes. Il reçoit d'occasionnelles visites de dévots venus de l'étranger.
1979 marque un tournant important: cette année-là, en effet, le Bhaktivedanta Book Trust, maison d'édition des dévots de Krishna, est présent à la foire du livre de Moscou. Même s'il est en principe interdit de vendre ou donner des volumes aux Russes, des livres sont discrètement passés sous le manteau à des lecteurs intéressés.
C'est une véritable période de samizdat. Exactement comme des dissidents recopient les livres interdits par le régime, des lecteurs copient à la main les ouvrages de la conscience de Krishna. Il semble aussi y avoir des exemplaires imprimés clandestinement sur territoire soviétique. Les dévots de Krishna font un peu la même chose que les groupes de chrétiens clandestins de l'époque.
Tout se passe sans trop de problèmes à la fin de l'époque Brejnev, mais l'arrivée au pouvoir d'Andropov marque un durcissement. En 1980, Anatoly Pinyayev est arrêté à Riga, en Lettonie. Le régime commence à s'inquiéter de la propagation de la conscience de Krishna. Il est vrai qu'on note alors leur présence jusqu'en Sibérie déjà, très loin de Moscou!
En 1981, le journal du Parti communiste décrit les dévots de Krishna comme l'une des menaces qui pèsent sur l'Union soviétique. La presse communiste voit dans le mouvement un instrument idéologique subversif au service de l'ennemi américain.
Comme d'autres dissidents, Anatoly Pinyayev se retrouve interné dans un hôpital psychiatrique. Il va y faire plusieurs séjours au cours des années suivantes. Les médecins expliquaient qu'il fallait le faire revenir à une façon de penser "normale". La psychiatrisation est toujours un outil commode pour expliquer des comportements à contre-courant…
D'autres dévots sont arrêtés et se retrouvent en prison, en asile psychiatrique ou dans des camps de travaux forcés. A plusieurs, on dit que, s'ils rejettent leurs croyances, ils seront libérés.
Pour quelques-uns, les conséquences sont dramatiques. En particulier, une femme, emprisonnée alors qu'elle est enceinte, accouche en prison, puis est envoyée en camp de travail - où son bébé périt à l'âge de 11 mois.
De telles affaires suscitent non seulement l'émotion des dévots de Krishna à l'étranger, qui organisent des comités de soutien (en particulier à partir de la Suède, tête de pont de l'action vers le monde soviétique), mais aussi d'organisations de défense des droits de l'homme. En 1986, Amnesty International recensait au moins 31 cas d'emprisonnements ou internements de dévots. Comme pour d'autres croyants ou dissidents politiques, cette pression internationale entraîne quelques effets (par exemple des libérations anticipées).
L'Union soviétique de l'époque n'est plus celle de Staline: le système est en trai n de s'ébranler. Au début de la période Gorbachov, la situation est assez étrange: certains dévots sont toujours en prison, mais d'autres manifestent publiquement dans les rues de Moscou, et il faut plusieurs jours pour que la police finisse par se décider à les arrêter. Manifestement, la volonté de répression n'est plus aussi ferme.
C'est en mai 1988 que se produit le tournant décisif: l'Association internationale pour la conscience de Krishna obtient enfin sa reconnaissance officielle comme communauté religieuse à Moscou, sur décision du Conseil pour les affaires religieuses attaché au Conseil des ministres!
C'est ainsi que, dans le numéro du 10 juillet 1988 des Moscow News, on peut lire dans la section "Votre droit, citoyen de l'U.R.S.S." un article du chef adjoint du Conseil pour les affaires religieuses, qui non seulement rappelle cette récente reconnaissance officielle, mais prend la défense des dévots de Krishna face à une émission de télévision qui les avait présentés comme une secte dangereuse et critique le caractère sensationnel et infondé de l'émission! C'est dire la rapidité du retournement - même si les dévots de Krishna continuent aujourd'hui encore de rencontrer des oppositions dans certaines parties de l'ex-U.R.S.S.
Jean-François Mayer
Un répertoire complet des centres de l'AICK dans le monde:
http://centres.iskcon.org/
Le site des dévots de Krishna en Russie (en russe):
http://www.krishna.ru/
A propos de la série d'entretiens radiophoniques (en coopération entre Espace 2 et Religioscope) dans le cadre de laquelle cet article a été préparé, lire notre introduction.