Religioscope - Ce mouvement religieux évoque pour beaucoup de gens avant tout une musique ou une allure vestimentaire. Pourriez-vous donc définir le terme Rastafari et indiquer ses origines?
Giulia Bonacci - Le mot est d'origine éthiopienne. Ras signifie "tête" en amharique et correspond à un titre nobiliaire plus ou moins équivalent à "duc" en français; Tafari est un prénom, celui de Tafari Makonnen, et vient du verbe fera, signifiant "qui est craint". Il s'agit donc du titre et du prénom de celui qui va devenir Empereur d'Ethiopie en 1930 en prenant son nom de baptême, Haylä Sellasé (1930-1974), "pouvoir de la Trinité" en amharique, mais aussi en assumant les titres messianiques et dynastiques éthiopiens de "Roi des Rois, Seigneur des Seigneurs, Lion conquérant de la tribu de Juda, Elu de Dieu, Lumière du monde, etc.". C'est par extension le nom que l'on donne aux gens qui reconnaissent le caractère divin du dernier Empereur d'Ethiopie.
Religioscope - Peut-on considérer que, dans le mouvement Rastafari, la reconnaissance de la divinité du dernier Empereur d'Ethiopie soit la caractéristique centrale?
Giulia Bonacci - Il s'agit de la "révélation", du fondement théologique essentiel qui réunit les Rastas, malgré des divergences apparues depuis 1975. Cependant, la reconnaissance de la divinité de l'Empereur ne représente pas tout, car ce mouvement ne se limite pas à son aspect théologique. Le mouvement Rastafari est aussi culturel, son expression s'est développée notamment au travers de la musique reggae, mondialement connue.
Religioscope - Les origines du mouvement Rastafari se situent dans la Jamaïque des années 1930. Quels sont les courants qui influencent à cette époque des Jamaïcains au point de constituer une nouvelle doctrine religieuse?
Giulia Bonacci - Il existait déjà un courant de pensée nommé l'éthiopianisme, qui nouait la couleur de la peau à l'existence d'un Dieu noir et à l'idée du retour en Afrique pour tous les descendants d'Africains. Ce courant se répandit dès le 19ème siècle, des Caraïbes à l'Afrique australe, et considérait comme une terre d'origine l'Ethiopie qui se confondait alors avec l'Afrique. Ces éléments n'appartenaient pas seulement aux Rastas, mais il s'agit d'idées fondatrices sur lesquelles, dès 1930, se construisit le mouvement.
Cette construction se fit notamment par le biais de Marcus Garvey (1887-1940), premier homme noir à développer un mouvement de masse dans les Amériques à travers son association, la Universal Negro Improvement Association. Garvey parlait d'un Dieu noir qu'il convenait de regarder à travers les lunettes de l'Ethiopie, et d'un retour en Afrique grâce au développement d'entreprises noires. Ce mouvement inquiétait les gouvernements occidentaux. Il a permis un renouvellement et un dynamisme de la conscience militante et active au sein des populations noires, notamment à travers une 'prophétie' qui lui est attribuée : "Regardez vers l'Afrique, lorsqu'un Roi sera couronné, le jour de la délivrance sera proche".
Lorsque le 2 novembre 1930, à Addis-Abeba, le ras Tafari est devenu Haylä Sellasié, le couronnement a été couvert par la presse internationale et a donc également eu un écho à la Jamaïque. Nombre d'individus qui avaient voyagé au Costa Rica, au Panama, en Amérique centrale ou encore à New York, qui avaient été en contact avec Garvey et le militantisme noir, reviennent en Jamaïque et y parlent de la révélation: "Le Dieu africain est arrivé, il est là pour nous sauver, il s'appelle ras Tafari, il est Empereur d'Ethiopie."
Il y a eu en Jamaïque beaucoup de prédicateurs et de prêcheurs errants, urbains pour la plupart, dont Leonard Howell, qui fonde la première communauté autosuffisante de Rastas dans la campagne, appelée Pinnacle. Cette autonomie effraie le gouvernement jamaïcain et la communauté est rasée par la police en 1954. La conséquence de la destruction de cette première communauté rasta est que ses membres descendent sur Kingston. On voit apparaître des dreadlocks partout, le mouvement se fait connaître et c'est une étape essentielle dans son développement en Jamaïque.
Religioscope - Vous définiriez donc le mouvement, à ce moment, comme incarnant à la fois des aspirations sociales et véhiculant un message religieux de salut?
Giulia Bonacci - Le contexte économique et social ne peut pas être occulté parce que ces sociétés, telle la Jamaïque, qui sont sorties de l'esclavage, issues d'une domination culturelle, économique et éducative totale, portent en elles un certain nombre de blessures. Les gens vont assumer et développer des réactions, notamment au travers de la création religieuse. C'est pourquoi ces petites îles sont recouvertes d'églises différentes, de diverses dénominations. Jusqu'à la moitié des années 60, Rastafari est assimilé aux classes sociales déshéritées, aux "déclassés", et le mouvement s'implique dans des dynamiques sociales, historiques et raciales propres à la Jamaïque avec la force d'un message religieux. Le Dieu africain est une arme pour lutter contre la domination étrangère.
Religioscope - Comment se fait le passage du message rasta comme message religieux à une mode musicale, la musique reggae, qui va avoir un impact bien au-delà de ceux qui adhèrent au message Rasta? J'imagine qu'un nom tel que celui de Bob Marley (1945-1981) joue ici un rôle essentiel. A quel moment est-ce que Rastafari quitte, au moins sous une forme musicale, sa Jamaïque natale pour s'étendre vers d'autres horizons?
Giulia Bonacci - A partir de 1954, des centaines de Rastas, poussés hors de leur camp, descendent s'installer à Kingston. Entre 1955 et 1970, la société jamaïcaine s'engage dans un processus de lente reconnaissance du mouvement rasta, dont les adhérents étaient considérés comme des gens très dangereux, des brigands que les mères appelaient, à la manière de croquemitaines, les black heart men. Ils servaient de miroir à la société jamaïquaine, en la mettant face à une fierté de leur couleur et de leurs origines africaines, sentiment presque insupportable pour la société soi-disant multiculturelle et bien-pensante jamaïcaine.
Le gouvernement s'efforça de récupérer l'intérêt de tous ces gens déclassés: l'indépendance de la Jamaïque arrive en 1962, les premières élections sont mises sur pied, et le mouvement rasta, parce qu'il a eu ce passage urbain dans les ghettos, devient de plus en plus diffusé. Le reggae 'roots' est en pleine explosion quand des Rastas s'approprient cette musique et chantent leur foi. Le rôle de Bob Marley a été - grâce à son talent et à la diffusion de sa musique - de faire passer l'histoire de Rastafari de son contexte insulaire, jamaïcain, à une échelle beaucoup plus vaste, internationale.
Même s'il s'est lié, en 1975, avec l'organisation Rasta Les Douze Tribus d'Israël, Bob Marley n'a jamais cherché à faire le prosélytisme d'une organisation particulière. La grande force de sa musique est qu'elle possède un potentiel universel. Partout où il existe de la misère, des tensions raciales ou sociales, le message de Bob Marley arrive et pousse comme une fleur. On a vu son impact en Afrique, notamment avec sa chanson Zimbabwe, écrite en 1978 alors qu'il visitait l'Ethiopie, et qu'il a chanté à l'indépendance du pays en 1980, où il avait été invité.
Ce chanteur est très vite devenu un symbole de résistance et de rébellion face à un système "corrompu" bien au-delà des frontières jamaïcaines. Cela a fait de Bob Marley une sorte de messager et de passeur d'une tradition et d'une vision religieuse du monde. Qu'il ait été prophète ou star, peut-être. Mais surtout, il chantait la Bible, parlait d'Haylä Sellasé, de Rastafari et de la rédemption africaine, sans en revendiquer l'héritage racial comme Marcus Garvey, et en se démarquant de tous ces Rastas qui abhorraient le mélange des couleurs et des races. La subtilité de cette position explique selon moi l'impact formidable de son message.
Religioscope - Il y a un moment où ce message commence à atteindre des Occidentaux, des Européens par exemple. A quel période cela se passe-t-il et est-ce par la musique de Bob Marley avant tout qu'ils le découvrent?
Giulia Bonacci - Mon travail de terrain à ce sujet a porté sur l'Italie. Il est intéressant de noter que le mouvement rasta a plusieurs vecteurs de transmission. Le premier est l'immigration antillaise, jamaïquaine, vers le Royaume-Uni ou les Etats-Unis depuis les années 1950. Le second vecteur est le reggae, qui peut avoir un impact sur des populations qui ne sont absolument pas liées culturellement et historiquement aux Antilles francophones ou anglophones. Cela explique - si improbable que cela puisse sembler à première vue - que ce message tombe dans les oreilles d'une population européenne endogène; il sert de passerelle d'accès à un autre monde et à une autre vision du monde. C'est-à-dire que des Européens entendent et s'efforceront de comprendre ce que Bob Marley dit dans un patois jamaïcain dont la compréhension n'est pas acquise d'emblée, et lui donnent une cohérence en refaisant le lien, au niveau individuel, entre la prophétie biblique et le couronnement d'Haylä Sellasé. Ces personnes ont le sentiment d'être gratifiées d'une révélation, confirmée souvent par des contacts avec d'autres Rastas et par une lecture attentive de la Bible. Ce sont autant d'éléments qui les amènent à vivre comme des Rastas et donc à se définir Rastas.
Religioscope - Ces gens se déclarent-ils Rastas de façon individuelle ou se lient-ils à des groupes rastas? Des organisations rastas essentiellement composées d'Européens ou d'Occidentaux apparaissent-elles?
Giulia Bonacci - On ne peut pas encore parler d'organisation, car il n'en existe pas avec une assise similaire à celles qui existent par exemple en Jamaïque. Il s'agit plutôt de réseaux de personnes se connaissant, dont les trajectoires de conversion sont variées: il y a des cheminements qui se font à deux ou trois personnes qui vivent ensemble, ou des parcours plus solitaires de gens forcés d'aller rencontrer des communautés rastas à l'étranger. Je pense ici aux Italiens que j'ai rencontré et qui sont allés en Angleterre où vivent beaucoup plus de Rastas jamaïcains ou antillais. Il existe aussi des trajectoires de mimétisme, c'est-à-dire des gens qui adoptent, par exemple au sein de couples, les attitudes de la personne avec laquelle ils vivent, sans pour autant saisir le fond. On trouve des associations de travail, de promotion de la culture éthiopienne, ou travaillant avec la communauté immigrée éthiopienne en Italie, mais il n'existe pas d'organisation strictement religieuse.
Religioscope - Comment réagissent les Rastas jamaïcains quand ils voient des Européens subitement attirés par un message aussi fortement lié à la fierté de l'héritage noir?
Giulia Bonacci - Des réactions très différentes se font jour en Jamaïque. Beaucoup de Rastas, à mon sens, sont très fiers de voir que leur histoire particulière a une répercussion aussi énorme, non seulement en Europe, mais également jusqu'au Japon où l'explosion du reggae est étonnante. Il faudrait d'ailleurs voir s'il n'y a pas des communautés Rastas qui se créent là-bas, puisqu'il y en a en Nouvelle-Zélande, en Afrique et ailleurs.
D'un autre côté, actuellement, le mouvement Rasta ne se fait plus seulement en Jamaïque et ceux qui y vivent ont peut-être l'impression de perdre une place centrale. La diaspora antillaise en Amérique du Nord, par exemple, a plus de moyens, entre autres l'accès aux techniques de communications; cette situation fait qu'ils sont beaucoup plus actifs que leur frères jamaïcains.
Je pense qu'il existe des Rastas jamaïcains qui assument leur histoire, qui défendent vigoureusement ce qu'ils sont, et qui sont poussés à la redéfinition face à des Rastas venus d'Europe. D'ailleurs l'idée même de Rastas européens est pour certains hors de toute logique. On voit apparaître une tension entre le local et l'universel. Toutes les personnes qui ne sont pas liées culturellement ou historiquement aux Antilles et qui sont Rastas poussent ce mouvement vers son potentiel universel. Un Dieu pas seulement pour les descendants d'esclaves, pour les Jamaïcains ou pour les Noirs. On voit doucement se détacher d'un côté la culture , c'est-à-dire tout ce qui est lié aux Antilles, la langue, l'alimentation, etc., et de l'autre le religieux, avec son potentiel universel, et entre les deux, le reggae fait le lien. Lorsque je parle de Rastas européens, je parle de gens qui ont engagé toute leur vie dans ce mouvement. Il ne s'agit donc pas d'un choix superficiel, mais de certitudes; ils ne seront pas déstabilisés par des confrontations avec leurs aînés jamaïcains, et leur dialogue sera riche.
Religioscope - Un élément essentiel dans le mouvement Rastafari est l'Ethiopie. On imagine aisément l'étonnement des autorités éthiopiennes, à l'époque impériale, de découvrir que des gens accordent à l'Empereur Haylä Sellassé un pareil statut. A quel moment les Ethiopiens découvrent-ils l'existence du mouvement rasta et comment réagissent-ils?
Giulia Bonacci - On ne possède que très peu d'informations sur les vraies réactions éthiopiennes. Il existe beaucoup de rumeurs. Avant les Rastas, les Ethiopiens avaient eu des contacts avec des membres de la diaspora africaine. Le docteur de Ménélik II était guadeloupéen et un Haïtien était venu à plusieurs reprises, un peu comme conseiller militaire et diplomatique, lui parler de l'intérêt des Noirs d'Amérique. La guerre italo-éthiopienne a soulevé des vagues de protestations et une mobilisation sans précédent non seulement au sein des descendants d'Africains, mais également chez presque tous les peuples qui étaient colonisés ou opprimés par les puissances occidentales.
Les Ethiopiens ont vu rapidement l'intérêt et le soutien moral et financier qui pouvait provenir de ces milieux. La divinité d'Haylä Sellasé, lequel n'a jamais déclaré accepter ou refuser le statut que lui conféraient les Rastas, est une étape de plus dans ce crescendo, étape qui cristallise l'attention de nombreuses personnes. Il ne faut pas oublier que pour la majorité des Ethiopiens, l'Empereur, chef de l'Eglise et en même temps couronné par le patriarche, avait presque un statut divin, lui qui descendrait "directement" du roi Salomon de Jérusalem et de la reine Makéda de Saba. Toute cette symbolique impériale devait faire effet même sur le peuple éthiopien.
Religioscope - Haylä Sellasé a fait une visite en Jamaïque. Comment s'est déroulé ce voyage?
Giulia Bonacci - Il avait déjà rencontré des Rastas, venus en 1961 et 1963, en Ethiopie, envoyés les uns dans le cadre d'une mission semi-gouvernementale afin d'étudier les possibilités d'un retour, les autres - qui restèrent six mois dans le pays - à l'occasion d'une mission autofinancée par des Rastas et diverses aides gouvernementales. Ils se plaisent d'ailleurs à dire que ce sont eux qui ont invité l'Empereur. Ce n'est donc pas la première fois que Haylä Sellasé se trouve confronté à ces personnes.
Quand l'Empereur arrive le 21 avril 1966 en Jamaïque, des milliers de personnes frappant des tambours et fumant depuis le début de la journée l'attendent à l'aéroport, la police ne peut les contenir, et même la presse rapporte qu'à l'arrivée de l'avion la pluie qui tombait s'est arrêtée. Le protocole est bousculé, des Rastas sont invités aux réceptions officielles, des milliers de Jamaïcains veulent voir le Dieu africain. On raconte que l'Empereur aurait pleuré en descendant de l'avion, est-ce par émotion? On peut spéculer, mais ce fut un moment très important dans l'histoire du mouvement Rasta. Haylä Sellasé a fondé une école à Kingston, apporté un certain nombre de propositions de collaborations intergouvernementales qui ont renforcé son image d'homme politique, sans pour autant que soit perdu le caractère divin cher aux Rastas.
Religioscope - A quel moment est-ce que l'on voit pour la première fois des Noirs américains venir - ou revenir… - en Ethiopie et quel est l'accueil qui leur est réservé?
Giulia Bonacci - Pour remercier les communautés noires qui avaient soutenu l'Ethiopie pendant la guerre italo-éthiopienne, Haylä Sellasé offrit des terres pour leur permettre de s'installer. A ma connaissance, les premières personnes à rentrer auraient peut-être été des juifs noirs, venus de Montserrat, dans les Caraïbes, à la fin des année 1940.
Ce n'est qu'au tournant des années 1960, entre 1962-1963, que des Rastas, de Jamaïque notamment, arrivent en Ethiopie, accueillis officiellement par l'Etat éthiopien sans pour autant acquérir automatiquement la nationalité éthiopienne. Il a fallu plusieurs arrivées, entre 1963 et 1969, pour que ces personnes demandent un partage nominatif des terres afin de faciliter leur installation. Cela marquait peut-être l'abandon d'un projet qui se voulait collectif. Parmi les douze personnes qui reçurent des terres en Ethiopie, deux étaient des Américains et dix des Jamaïquains, dont une femme. Il conviendra d'analyser sur le terrain les relations avec la population locale pour qui cette histoire de divinité de l'Empereur pouvait peut-être, jusqu'en 1974, rester relativement compréhensible. Mais après la révolution et la nationalisation des terres, cette croyance devait probablement devenir source de tensions.
Religioscope - Il est extraordinaire de constater que ces communautés de Rastas établies en Ethiopie existent toujours et se maintiennent. Vous les avez visitées. Voit-on arriver de nouveaux immigrants de la Jamaïque? Que cela représente-t-il selon les observations que vous avez pu faire sur place? Combien de Rastas vivent actuellement en Ethiopie? Vivent-ils tous regroupés?
Giulia Bonacci - Selon l'estimation que j'ai recueillie en avril 2001, les Rastas seraient environ quatre cents en Ethiopie, à Addis-Abeba et à Shashamane, cet endroit où des terres ont été données. Depuis 1991, l'ouverture des frontières et l'instauration d'une République fédérale, il existe deux nouvelles associations rastas qui sont venues s'installer. La première avait été l'Ethiopian World Federation, à qui les terres avaient été données; en 1972 sont arrivées Les Douze Tribus d'Israël; après 1991, on voit apparaître l'Ordre de Nyabinghi et l'Ethiopia-Africa Black International Congress, appelé aussi Bobo Ashanti. Des gens continuent donc d'arriver en Ethiopie, des autres îles de la Caraïbe, des Etats-Unis, d'Angleterre.
Religioscope - Le décès tragique d'Haylä Sellasé après sa déposition a dû causer un choc considérable au mouvement rasta ou la figure historique de l'Empereur avait-elle déjà été séparée de sa figure "mythifiée"? Comment réagit de manière doctrinale le mouvement rasta en Ethiopie et à l'étranger?
Giulia Bonacci - Il ne faut pas perdre de vue qu'Haylä Sellasé fut déposé le 12 septembre 1974, mais il n'y eut aucune annonce ou preuve officielle de sa mort en 1975. Il a disparu. C'est seulement en l'an 2000 que l'on a retrouvé des ossements, dans des endroits qui sont contradictoires. Des funérailles nationales ont été faites, si mes souvenirs sont exacts, en novembre 2000. Sa disparition demeure donc floue: rien à voir avec le destin médiatique d'un Che Guevara dont les photos du cadavre prévenaient toute spéculation.
Au sein du mouvement rasta, sans entrer dans les détails, nous observons plusieurs choses: Bob Marley écrit Jah live en 1976, c'est-à-dire "Dieu vit", dont les paroles disent: "fool say in his heart Rasta your God is dead, but I and I know Jah Jah dread, it shall be dreader dread" et par là, il rappelle l'aspect terrible de la révélation, dread, en faisant une profession de foi. Il ne pensait pas que Sa Majesté était morte.
Je pense toutefois que la disparition d'Haylä Sellasé ainsi que toute la chute de l'idéologie impériale ont provoqué des dissensions beaucoup plus fortes qu'on ne l'imagine et ont eu un impact important sur le mouvement en Jamaïque. Au niveau théologique, on constate que certains mouvements déplacent leur centre d'intérêt: d'une divinité limitée à Haylä Sellassé, ils aboutissent à une divinité qui repasse dans la dynastie à laquelle il appartient. L'idée d'une transmission de la divinité à travers les générations n'est pas nouvelle et est ainsi réactivée. Cette idée est identifiée sous le nom de "la perle" dans certains écrits anciens. Cette perle symbolique, qui signifie graine ou semence, est assimilée à la descendance de David et Salomon. Descendant de Salomon par Ménélik I, Haylä Sellassé l'aurait transmise à ses enfants. Un groupe tel que Les Douze Tribus d'Israël a replacé au centre de sa théologie les enfants de l'Empereur, et à présent son petit-fils Zara Yacob est devenu un personnage central.
Religioscope - Une des conséquences du mouvement rasta a été d'introduire dans la zone caraïbe l'Eglise orthodoxe éthiopienne. Pourriez-vous expliquer comment cela se déroule et quelles sont les relations entre communautés orthodoxes éthiopiennes et mouvements rastas? Existe-t-il des Rastas qui se convertissent à cette Eglise?
Giulia Bonacci - Je pense qu'il y a eu des démarches individuelles dans les Caraïbes (venant ou non de Rastas), peut-être dès les années 1950 ou 1960, afin d'avoir une église orthodoxe éthiopienne, un christianisme considéré comme ancien, original, non contaminé par les Eglises occidentales. En Jamaïque, des Rastas font la demande à l'Empereur de fonder une église orthodoxe éthiopienne dès 1966. Celui-ci semble être séduit par l'idée et envoie des missionnaires s'installer là-bas, qui baptisent parfois jusqu'à des centaines de personnes sans même posséder de lieu de culte. Il y a aussi des Jamaïcains non rastas qui appartiennent à l'Eglise orthodoxe éthiopienne. L'implantation de cette Eglise paraît assez rapide dans les Caraïbes et demeure très différente de ses installations en Amérique du Nord, qui suivent la diaspora éthiopienne, même s'il existe des membres antillais dans ces paroisses éthiopiennes américaines.
Il y a eu des tensions au sein de l'Eglise orthodoxe éthiopienne en 1991, lorsque Abuna Merkurios, le patriarche actif, a quitté le pays à la suite du changement de régime et qu'Abuna Paulos a accédé au Patriarcat. L'existence de deux patriarches, chose impossible dans le droit canonique éthiopien, a divisé, semble-t-il, les communautés orthodoxes éthiopiennes dans de nombreuses régions. En Jamaïque, la situation est semblable, récemment, lors d'une visite d'Abuna Paulos, des membres de l'Eglise "dissidente", dont les responsables ne sont plus reconnus par le Patriarcat ont manifesté contre le patriarche.
Les liens entre Rastas et Eglise furent parfois difficiles pour des raisons théologiques ou physiques (dreadlocks). Malgré cela, l'Eglise, installée depuis les années 1970, possède des liens historiques avec les Rastas. Ils formaient en effet la majeure partie des congrégations.
Religioscope - En Ethiopie même, les Rastas fréquentent-ils l'Eglise orthodoxe éthiopienne ou possèdent-ils leurs propres lieux de culte?
Giulia Bonacci - A priori, ils ont leurs propres lieux de culte. Certains d'entre eux travaillent avec l'Eglise orthodoxe et sont baptisés; il s'agit vraisemblablement plutôt des anciens, arrivés dans les années 1960, à une époque où l'orthodoxie était religion officielle. Il existe d'autres groupes qui rejettent le christianisme ou qui se disent les vrais orthodoxes. On ne rencontre aucune situation monolithique et c'est toute la difficulté de l'étude du mouvement rasta.
Religioscope - Ce qui frappe dans ce que vous nous dites, c'est qu'il semble y avoir une ligne de séparation importante entre ceux qui veulent se référer avant tout au christianisme et ceux qui se sentent plus proche de références africaines, pas nécessairement chrétiennes.
Giulia Bonacci - Je ne crois pas que la frontière soit vraiment nette; dans sa vie, un individu passe par plusieurs phases et au cours de l'histoire du mouvement rasta, je ne pense pas que l'on puisse tailler des morceaux chronologiques entre une majorité adhérant à la Bible et une majorité la refusant.
On observe en Jamaïque des groupes qui devaient, selon moi, être liés à la Révélation biblique et se détachent complètement de la Bible. Certains individus, peut-être influencés par le courant afrocentriste américain, rejettent tout lien avec ce livre et se rattachent aux discours et aux écrits de l'Empereur Haylä Sellasé. Ils sont souvent allés en Afrique et ont constaté que les autochtones ne sont pas tout chrétiens. Il existe chez certains Rastas l'idée que le christianisme est une religion importée par les esclavagistes, d'où la nécessité d'un tri jusque dans la Bible, tout n'y serait pas bon.
Simultanément, bien sûr, on trouve des Rastas attachés à une lecture littérale du livre, et même jusqu'à des groupes qui subissent, selon moi, des influences pentecôtistes très impressionnantes. Cela entraîne la création d'un reggae chrétien, où l'on parle du sang du Christ, de sa croix, etc., autant d'éléments qui provoqueraient l'ire de beaucoup d'autres Rastas jamaïcains.
Religioscope - Vous avez également repéré un élément qui est l'usage de la Bible dans sa traduction et son commentaire par Scofield, ce qui signifie manifestement une influence de certains courants de type millénariste fondamentaliste d'origine anglo-saxonnes, dont des éléments ont pu être repris dans des courants rastas.
Giulia Bonacci - Beaucoup de Rastas utilisent la traduction King James (1611) dans les multiples éditions qui circulent en Jamaïque. La Bible Scofield est diffusée parmi certains groupes ou individus probablement depuis les années 70. Ce sont des généalogies longues à remonter, aux recoupements multiples, car elles renvoient à une littérature plus vaste.
Religioscope - On peut imaginer qu'il s'agit d'un courant éminemment réceptif à une lecture millénariste de la Bible. La Bible Scofield pourrait influencer ces interprétations dans une certaine direction.
Giulia Bonacci - La différence entre les Rastas et d'autres mouvements millénaristes, c'est qu'il n'y a pas seulement la dimension de l'attente. L'influence millénariste est présente chez les Rastas, car le propre de la réalisation de la révélation biblique est d'amener à la réalité le vécu des temps eschatologiques. Pour les Rastas, ce temps du millenium est maintenant. Si l'influence de la Scofield reste à saisir, on ne peut pour l'instant occulter un système d'interprétation plus vaste dans lequel s'inscrivent les Rastas.
Religioscope - Vous étiez récemment en Jamaïque. Que peut-on dire aujourd'hui du mouvement rasta en Jamaïque? Que représente-t-il numériquement dans la population jamaïquaine? Quel est son rôle dans la société? Les Rastas se tiennent-ils à l'écart, comme cela a été le cas à certaines époques?
Giulia Bonacci - Numériquement, il n'est pas aisé de chiffrer cette population. En Jamaïque, il y a environ deux millions d'habitants, et en outre trois millions de Jamaïcains hors du pays. A Kingston, on observe beaucoup de Rastas, tant sur le campus universitaire que dans les ghettos, au sein de différents milieux sociaux; leur diversité et leur quantité sont frappantes.
Cela dit, j'ai aussi rencontré beaucoup de gens qui se disaient "Rastas de cœur", sans pour autant porter de dreadlocks ou présenter une démarche strictement religieuse. Remarquons que certains chanteurs jamaïquains, de reggae, de ragga ou de dance hall, se voient obligés de se laisser pousser des dreadlocks parce que ça se vend mieux! La situation est très paradoxale: les Rastas semblent reconnus, certains d'entre eux sont avocats, artistes, écrivains, journalistes, ingénieurs, mais en même temps des articles d'une incroyable bêtise sur le mouvement rasta paraissent dans les journaux.
Cet hiver en Jamaïque, on a retrouvé une vidéo sur les membres d'un gang qui fumaient de l'herbe, habillés et coiffés à la manière des Rastas, montrant tout un jeu sexuel et violent autour des armes. Aux yeux de la majorité de la population jamaïcaine, ces individus sont assimilables à des Rastas. Ces derniers refusent cet amalgame; ils sont venus témoigner à la télévision, accompagnés d'autres personnalités, pour discuter de ces images vidéos. Les Rastas sont encore victimes de beaucoup de préjugés, notamment à cause de leur consommation d'herbe. Bien que beaucoup de gens fument en Jamaïque, la pratique demeure mal vue.
Religioscope - Existe-t-il des Rastas membres du Parlement en Jamaïque?
Giulia Bonacci - Certains membres du gouvernement sont d'anciens Rastas. Pourtant, quand on réfléchit au contexte de guerre des gangs et de trafic de cocaïne, lié à la pratique politique, on peine à y déceler les idéaux rastas. Je pense qu'il serait très difficile pour un Rasta d'avoir un poste politique, car cela reviendrait à compromettre une partie de ses principes. Ras Samuel Brown s'était pourtant présenté à des élections en 1962, mais il n'a eu aucune visibilité politique institutionnelle. Il a été pris à partie par de nombreux Rastas, mais très peu ont voté pour lui. Faire de la politique, c'est s'engager avec Babylone…
Religioscope - Les Rastas ne votent-ils donc pas?
Giulia Bonacci - Notons avant tout que les élections créent en Jamaïque un climat de violence, les gens ont peur et voter devient une question subsidiaire. Mais a priori, les Rastas ne votent pas.
Religioscope - Je suis frappé par l'émergence de l'intérêt parmi les chercheurs pour le phénomène rasta. Peut-on réellement parler d'un développement notable de la recherche sur le mouvement ces dernières années? Quelles en sont les problématiques actuelles?
Giulia Bonacci - L'historiographie du mouvement rasta est née au début des années 1950. Elle a connu un tournant majeur en 1960, lorsque l'Université de Kingston, sur la demande du Rasta Mortimo Planno, a écrit un rapport qui a facilité la communication entre le gouvernement et les Rastas.
Depuis les années 1960, les chercheurs ont travaillé le terrain et il y a en effet pléthore de publications (anglophones en tout cas), surtout à partir des années 1970. Les problématiques anthropologiques, c'est-à-dire rituelles, cultuelles, relatives à la consommation d'herbe, aux principes religieux, etc., étaient au cœur de cette première génération de chercheurs. On a vu aussi l'émergence de recherches hors de la Jamaïque, dans la Caraïbe. Ce fut un tournant important, né en écho au développement, peut-être un peu plus tardif, du mouvement dans les autres îles. On voit apparaître depuis les années 1980, un certain nombre de thèses sur les Rastas aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, quelques recherches très historiques sans oralité, des articles anthropologiques décrivant la position de certains Rastas face à la société, la nationalité, la race, etc.
Depuis les années 1980, il y a un développement international du mouvement rasta, et les anciens de Jamaïque s'exportent et vont présenter leurs principes ailleurs. Parfois en collaboration avec des chercheurs, ces mouvements sont suivis de publications sur l'impact des anciens dans tel ou tel endroit. Dans l'historiographie, on observe la définition d'un segment plus orthodoxe que les autres; c'est intéressant, car cela n'est possible que si les autres mouvements sont laissés dans l'ombre. On voit apparaître un intérêt pour la transnationalisation du mouvement, mais très peu d'études portent sur l'Afrique. Des recherches commencent actuellement sur l'Afrique du Sud, où vivent beaucoup de Rastas, sur l'Afrique de l'Ouest mais plutôt en milieux anglophones. En Europe, il existe quelques études sur les Pays-Bas, l'Angleterre et, avec mon travail, une première approche sur l'Italie et sur l'Ethiopie.
Le risque d'un tel développement quantitatif de la recherche sur le mouvement rasta, si les terrains ne se diversifient pas, c'est l'épuisement de ces derniers. Il est a priori très difficile de faire un travail de terrain actuellement en Jamaïque sur le mouvement rasta.
Religioscope - Lorsque vous parlez d'un mouvement qui concentre l'attention, s'agit-il des Douze Tribus d'Israël?
Giulia Bonacci - Non, cela concerne la tradition de l'Ordre de Nyabinghi, appelé aussi la Théocratie, qui a été formé autour des années 1940. C'est un mouvement important en Jamaïque, lié à la recherche par le biais de plusieurs anciens qui ont servi d'informateurs à des chercheurs.
L'entretien avec Giulia Bonacci s'est déroulé à Paris le 7 juin 2002. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. La transcription de l'enregistrement a été effectuée par Olivier Moos.