Les Eglises chrétiennes prennent conscience qu'il ne suffit pas d'être présent sur Internet: il faut aussi être visible et atteindre un public au-delà de celui qui fréquente déjà les paroisses, faute de quoi les sites chrétiens se transformeront en "ghetto virtuel". Tel était le thème de la 7e European Church Internet Conference, qui s'est tenue du 9 au 12 juin à Cologne, en Allemagne.
En ce dimanche après-midi 9 juin 2002, dans la vénérable Kartäuserkirche, une église protestante de Cologne, quelques dizaines de personnes participent au culte d'ouverture de la conférence. "Seigneur, nous louons Ton Nom / Saint Dieu, tout se prosterne devant Toi / Infini est ton vaste domaine." Aux oreilles d'un webmestre du 21e siècle, le mot "domaine" a une toute autre signification que celle qu'il revêtait pour le compositeur de l'hymne. Clin d'oeil à cette rencontre de la tradition et de la modernité...
La "European Christian Internet Conference"
Les premières analyses de la présence des religions sur Internet ont souvent mis l'accent sur l'utilisation de ce nouveau média par des groupes nouveaux et des minorités religieuses. Mais les grandes Eglises ont tôt fait de manifester aussi un intérêt pour les possibilités du Web: leur présence y est aujourd'hui importante. Depuis 1996 se réunit ainsi chaque année la European Christian Internet Conference (ECIC), qui regroupe des responsables d'activités Internet dans le domaine ecclésiastique. L'orientation est oecuménique.
Le thème choisi pour la conférence 2002 était "Au milieu de la société médiatique", ce qui met d'emblée en perspective les enjeux de ce nouveau moyen de communication. Une petite quarantaine de personnes étaient venues de plusieurs pays européens, principalement des protestants de l'Europe du Centre, du Nord et de l'Est. Les conférences de l'ECIC sont en effet délibérément limitées à un petit nombre de participants, car il s'agit de réunions de travail.
La première conférence de l'ECIC (1996) s'était tenue à Francfort sous le patronage de la World Association for Christian Communication (WACC). Sa création fut le fruit d'une réflexion sur les possibilités offertes par Internet aux Eglises chrétiennes. "L'ECIC estime que les communautés chrétiennes doivent s'organiser pour pouvoir prendre leur place et remplir leur rôle dans le nouveau monde d'Internet. Les frontières nationales n'ont plus d'importance dans l'environnement sans frontières d'Internet."
La Finlande luthérienne sur le Web
Il n'en reste pas moins que certains pays se montrent particulièrement actifs. Tel est par exemple le cas de la Finlande, sur lequel Religioscope aura l'occasion de revenir. Une compagnie multimédia, CredoNet, dans laquelle travaillent une vingtaine de personnes, s'est affirmée de façon très professionnelle dans le domaine d'Internet. Cette entreprise appartient à l'Eglise évangélique luthérienne de Finlande (actionnaire minoritaire) et au groupe Kotimaa, qui publie pas moins de 34 magazines et journaux chrétiens! Cela permet à CredoNet d'obtenir un contenu éditorial pour ses sites. CredoNet lancera cette année, après une longue période de tests, un portail oecuménique, CredoCenter, auquel s'associera également dès l'été 2002 la principale organisation pentecôtistes finlandaise. Le CredoCenter sera accesssible à partir du principal portail Internet de Finlande (un portail qui compte plus de 2 millions de visiteurs par mois!). Dans le cas finlandais, grâce à une assise très professionnelle, le lien des sites chrétiens avec des sites commerciaux semble donc assuré. [Religioscope publiera prochainement un entretien avec une représentante de CredoNet.]
Les initiatives de CredoNet n'épuisent pas les activités de l'Eglise luthérienne en Finlande sur le Web. Plusieurs autres exemples en ont été fournis au cours de la conférence de Cologne. Ainsi, dans le cadre du projet Kotikirkko (ce qui signifie "église de maison"), une paroisse d'Helsinki retransmet tous ses offices religieux sur le Web (pour accéder aux cultes archivés, cliquer ici et choisir la date du culte désiré - il faut utiliser à la foi Internet Explorer et RealPlayer, et le culte est bien sûr célébré en finlandais...). Contrôlées à distance, quatre caméras installées à des endroits différents de l'église permettent à la fois de ne pas perturber le culte et d'éviter les inconvénient d'une vue fixe. Le système complet sera proposé dans une seconde étape à d'autres paroisses, mais il coûte 30.000 à 35.000 Euros, ce qui n'est bien sûr pas dans les moyens de toutes les communautés.
Il est intéressant de noter que le cadre de l'initiative est délibérément local. Le public visé est celui de gens qui vivent dans les environs, mais aussi de membres de la paroisse qui se trouvent à l'étranger et aimeraient participer au culte de leur propre paroisse - ce qui montre au passage que le Web n'a pas que des effets dissolvants pour les identités, mais peut aussi servir à renforcer les liens d'une communauté, comme le montrent d'ailleurs ses utilisations par les diasporas. "Même quand je voyage dans un pays dont je ne comprends pas la langue, je peux maintenant suivre l'office religieux dominical de ma paroisse grâce à Internet", s'enthousiasme un pasteur finlandais.
Le système a déjà été utilisé aussi pour célébrer un baptême à Helsinki avec un parrain résidant en Australie: grâce à Kotikirkko, celui-ci a pu participer à la cérémonie en temps réel. Il y a aussi d'autres retombées en dehors de la communauté locale: par exemple, des informations mises en ligne pour préparer les enfants de la paroisse à la confirmation a été utilisé par des enfants finlandais vivant à l'étranger.
L'Internet chrétien en Europe de l'Est
Un élément qui est aussi apparu lors de la conférence de Cologne est l'utilisation d'Internet par des Eglises de l'Europe de l'Est. Non loin de la Finlande, l'Estonie en offre un exemple surprenant. Dans ce petit pays où résident environ 1,4 millions d'habitants, l'utilisation d'Internet est fortement encouragée, apparemment avec succès: selon les informations fournies par Priit Humal (Eglise évangélique luthérienne d'Estonie), 35% de la population dans la tranche d'âge 15-74 ans a utilisé Internet au cours des six derniers mois, et 20% l'utilise chaque semaine - y compris pour les opérations bancaires sur Internet, très développées en Estonie.
200.000 Estoniens sont membres de l'Eglise luthérienne, dont 50.000 qui paient leurs cotisations. Il existe 55 sites de paroisses luthériennes, ce qui représente un tiers du total des paroisses. A noter qu'il s'agit toujours de sites réalisés par les paroisses elles-mêmes, et non par un organisme central. L'Eglise luthérienne a déjà organisé trois conférences sur le thème d'Internet, ce qui indique une conscience forte de l'importance de cet outil.
D'autres Eglises de pays postcommunistes se trouvent encore aux stades initiaux de leur démarche sur Internet. Par exemple, l'Eglise réformée de Transylvanie utilise pour l'instant Internet avant tout comme moyen de communication entre ses pasteurs. L'Eglise compte plus de 540 paroisses, mais la plupart d'entre elles se trouvent dans des villages avec des connexions téléphoniques analogiques. Environ 180 paroisses sont équipées du e-mail et reçoivent une newsletter hebdomadaire.
La Transylvanie - en partie pour des raisons techniques - se trouve donc encore loin de la situation estonienne. Mais l'un des objectifs de l'Eglise réformée dans cette région est bien de développer sa présence encore rudimentaire sur le Web et de l'utiliser pour atteindre des gens qui se trouvent en de hors de l'Eglise.
Christianisme et portails commerciaux
Cologne s'efforce de s'affirmer comme pôle pour les médias. Le lieu était donc bien choisi par l'ECIC pour réfléchir à la présence de l'Internet chrétien face aux grands médias commerciaux. C'est d'ailleurs au MediaPark de Cologne que se tenait la conférence. La visite de quelques instituts spécialisés et studios de grandes chaînes de télévision (par exemple du groupe RTL) permettait de constater sur le vif l'énorme disparité entre les moyens investis par les grands médias commerciaux et ceux à disposition des Eglises.
Le risque que les efforts de celles-ci sur Internet se trouvent confinés à leur propre public est donc bien réel - alors que l'objectif d'une présence sur le Web est double: outil au service de la communauté chrétienne, mais aussi pont vers un monde éloigné des Eglises. Ce qui faisait ressortir d'autant plus fortement aux yeux des participants l'importance de trouver des voies pour assurer la présence des Eglises également en dehors des sites spécifiquement conçus pour et par celles-ci.
L'entreprise n'est pas sans espoir. La discussion avec des représentants de grands médias a montré que ceux-ci n'étaient pas nécessairement hostiles à une intégration de la dimension religieuse sous une forme ou une autre sur leurs sites. D'autant plus qu'un intérêt peut bel et bien exister dans le public: selon les informations communiquées lors de l'ECIC, sur le site allemand présentant la ville virtuelle Funcity, l'église viendrait en seconde position des "bâtiments" les plus visités. (On lira également au sujet d'intérêt potentiel d'un public plus large pour des sites chrétiens notrecompte rendu des Assises francophones de l'Internet chrétien sur ce site.)
En même temps, les sites commerciaux ne sont pas prêts à investir dans ce but, surtout dans une période où la fièvre autour des perspectives commerciales ouvertes par Internet est retombée et débouche sur des évaluations plus prudentes. Le défi est donc à la fois de pouvoir offrir à ces médias un produit de qualité suffisamment professionnelle pour qu'il soit convaincant, un contenu dont la présence ajoute réellement quelque chose à leur offre - et un mode d'expression, un langage adapté au Web et à un environnement sécularisé.
Ces questions étaient au coeur des réflexions de Ralf Peter Reimann, pasteur, coordinateur Internet de l'Eglise évangélique luthérienne de la Rhénanie et organisateur local de la conférence. Sur le Web, a-t-il fait remarquer, l'Eglise n'est qu'un acteur parmi d'autres. De l'avis de Reimann, les responsables des Eglises n'ont pas encore pleinement pris conscience d'un changement de paradigme: celui de la marginalisation de l'Eglise, que le Web n'a certes pas créée, mais qu'il rend manifeste. A ses yeux, l'enjeu derrière Internet est celui de la relation entre l'Eglise et le monde.
Dans la perspective d'une réflexion théologique sur le rapport entre le Christ et les cultures, la question se pose de savoir si la bonne approche est de multiplier les sites chrétiens, dans l'espoir de pouvoir y attirer de plus en plus de gens, ou s'il ne vaudrait pas mieux réfléchir à la possibilité de placer du contenu du chrétien sur des sites commerciaux?
La présence efficace des Eglises sur le Web, selon l'analyse proposée par Reimann, implique de dépasser une dépréciation du Web qui tend à attribuer à son contenu une valeur inférieure à celle d'autres produits médiatiques.
Devant l'abondance de l'offre sur le Web, le "surfeur" a besoin (et aura sans doute besoin de plus en plus) de portails pour s'orienter. Ces portails ont des objectifs commerciaux. Quant aux moteurs de recherche, si l'avenir devait appartenir aux référencements payants dans les premières positions des résultats, la "cyberéglise" pourrait bientôt se retrouver reléguée dans le ghetto du "Web profond".
Rappelant l'exemple de Funcity (déjà mentionné plus haut), Reimann suggère qu'une solution pourrait être la coopération avec des sites commerciaux, tout en maintenant la spécificité du message chrétien. Même s'il admet qu'un tel partenariat n'est pas encore entré dans les moeurs!
Il existe cependant des voies qui peuvent être explorées et montrent que la partie n'est pas perdue d'avance, si l'on songe à l'exemple de sites chrétiens locaux qui ont réussi à devenir un service pour l'ensemble des habitants d'une région, grâce à l'abondance des informations qu'ils fournissent: un modèle, dans la région de Hambourg, est le site blankenese.de.
Internet, projection de l'activité des Eglises...
Une réunion telle que la 7e conférence de l'ECIC illustre le foisonnement d'initiatives lancées dans le cadre des Eglises chrétiennes autour d'Internet: l'Europe n'est assurément pas en reste, même si les contours de la présence chrétienne sur le Web vont continuer à se définir au fil des évolutions de ce média et des possibilités qui seront ou non saisies.
L'image du Web chrétien qui se dégage de la réunion de Cologne et des Assises francophones de l'Internet chrétien est en tout cas celles d'initiatives étroitement associées à des personnes par ailleurs actives dans des paroisses et groupes qui n'ont rien de virtuels et à d'autres aspects du travail des Eglises. La métaphore de la "cyberéglise" est suggestive, mais - pour l'instant en tout cas - celle-ci ne saurait être dissociée de son enracinement dans des communautés dont la présence du Web n'est qu'une facette.
Jean-François Mayer