Rohan Gunaratna vient de publier (en anglais) l'un des ouvrages les plus sérieux à ce jour sur Al Qaïda. Même si l'intérêt de l'auteur porte essentiellement sur la dimension terroriste, l'ouvrage apporte quelques éclairages utiles pour mettre le mouvement en contexte et stimuler la réflexion. Gunaratna a notamment compris qu'il ne s'agissait pas d'un mouvement auquel il suffirait d'opposer une réponse militaire et il reconnaît sa dimension idéologique, même s'il croit discerner dans la manière d'agir de Bin Laden les traits d'un "businessman at heart": l'auteur souligne en conclusion de l'introduction la nécessité d'une "contre-idéologie".
Comme on pouvait s'y attendre, les livres sur Ben Laden et les réseaux d'Al Qaïda proilifèrent depuis l'automne 2001. Certains sont de qualité très douteuse. Le travail de Gunaratna, chercheur au Centre pour l'étude du terrorisme et de la violence politique de l'Université de St Andrews (Ecosse), s'inscrit au contraire dans la catégorie des ouvrages sérieux. Il recourt à la compilation et à l'analyse minutieuses d'une abondante masse d'informations, dans laquelle le matériel provenant de services de renseignements n'est pas négligeable. Cette force est d'ailleurs peut-être aussi une faiblesse: les éléments provenant de telles sources ne sont pas toujours aisément vérifiables.
Sur différents points de l'histoire d'Al Qaïda, Gunaratna apporte des précisions utiles: ainsi, il aboutit à la conclusion que Ben Laden a donné son approbation à l'assassinat de son mentor, Abdullah Azzam (1941-1989), voire même l'a ordonné, si l'on en croit la confession d'un membre du réseau.
Le livre aidera aussi certains lecteurs à mieux saisir le fonctionnement d'Al Qaïda et la prudence à observer avant de ranger dans les rangs de ses réseaux une multitude d'organisations islamiques avec lesquelles des membres du groupe ont effectivement été en contact: différentes organisations islamiques, dans plusieurs pays, ont été utilisées comme couverture par Al Qaïda sans toujours en avoir conscience.
Gunaratna propose une typologie des groupes islamistes violents: il distingue entre types révolutionnaire, idéologique, utopique et apocalyptique - ces types pouvant se combiner ou se succéder dans l'histoire d'un groupe (pp. 92-03). Les groupes islamistes apocalyptiques recourent à une violence indiscriminée et massive - tandis que les groupes utopiques, qui n'ont "pas d'approche ou de stratégie politique rationnelle", selon Gunaratna - visent à détruire l'ordre politique existant en frappant avant tout ceux qui le servent. Tout en conservant des traits des autres types, Al Qaïda serait devenu un groupe apocalyptique après les attentats du 11 septembre 2001. Cependant, le terme "apocalyptique" est probablement mal choisi, puisque Gunaratna reconnaît à la page suivante que Al Qaïda n'a jamais poursuivi un objectif apocalyptique au sens propre du terme (p. 94). Il reste manifestement des efforts à faire pour élaborer des typologies plus raffinées.
Le livre souffre d'occasionnelles répétitions, qui font sentir qu'il a été rédigé sous la pression de l'actualité. Et certains éléments ne sont pas toujours clairs et demanderaient à être étudiés plus précisément: par exemple, l'auteur explique que Al Qaïda est capable de rassembler sunnites et chiites, mais l'on découvre par ailleurs que l'un des activistes les plus admirés au sein du réseau aurait été impliqué dans un attentat contre une mosquée chiite... (p. 179)
Nous n'avons pas toutes les pièces du puzzle, et il est probable que certaines de celles que nous avons ne sont pas à la bonne place: ce livre est bienvenu, mais ne représente pas l'ouvrage "définitif" annoncé par l'éditeur - il faudra attendre encore quelques années pour cela.
Au delà d'Al Qaïda et de ses possibilités éventuelles d'action, peut-être faut-il d'ailleurs prêter tout autant attention à ce que peut représenter pour l'avenir, dans certains milieux musulmans activistes, le "mythe" d'Al Qaïda comme source d'inspiration, sans que cela implique toujours des relations structurelles. Gunaratna souligne pertinemment l'aptitude d'Ousama Bin Laden à la manipulation de l'image et à l'utilisation d'éléments symboliques (p. 41): il pourrait bien avoir déjà atteint à cet égard un objectif, indépendamment de sa survie personnelle ou de celle de son réseau.
Jean-François Mayer
Rohan Gunaratna, Inside Al Qaeda: Global Network of Terror, New York, Columbia University Press, 2002 (XIV+272 p.) [l’éd. anglaise a été publiée simultanément chez C. Hurst à Londres].
En complément à l’analyse de Religioscope, on peut également lire celle – plus détaillée – proposée par Massimo Introvigne sur le site du CESNUR, sous le titre: «Al Qa’ida e Osama bin Laden: un’opera ‘definitiva’ senza ‘soluzioni finali’».