Depuis des années, le problème des musulmans de France est l'absence d'un organe représentatif à l'échelle nationale. A l'occasion de la Rencontre annuelle des musulmans de France au Bourget, ce sujet et d'autres sont abordés avec un responsable d'organisation musulmane.
Lancée depuis plus de deux ans, une consultation sur l'islam de France devait aboutir à l'élection du Conseil français du culte musulman, prévue pour le 26 mai. Près de 80% des organisations musulmanes françaises avaient adhéré à cette consultation. Les élections ont été reportées au 23 juin à la demande de la Grande Mosquée de Paris, mais celle-ci invoque différentes raisons pour demander un nouveau report. L'UOIF et d'autres organisations ne veulent cependant plus différer. Dans cette affaire se mêlent la compétition entre tendances de l'islam en France, les tentatives de gouvernements étrangers de conserver une influence et les retombées de querelles politiques bien françaises.
Sur l'islam en France à ce tournant, questions à Zuhair Mahmood, membre de l'UOIF et directeur de l'Institut européen de sciences humaines (IESH), qui forme des imams à Château-Chinon, dans la Nièvre.
Religioscope – On parle de 17 millions musulmans dans l'Union européenne. Et en France?
Zuhair Mahmood – Il n'y a pas de statistiques officielles. Mais nous estimons que leur nombre se situe entre 5 et 7 millions.
Religioscope – Les participants aux rencontres du Bourget représentent-ils l'ensemble de l'islam français, ou certains segments de l'islam en France sont-ils moins impliqués? Par exemple je n'ai pas eu le sentiment de voir des stands animés par des personnes originaires de l'Afrique subsaharienne. L'islam de France dépasse-t-il les divisions ethniques et nationales?
Zuhair Mahmood – Presque toutes les composantes de l'islam essaient d'avoir ici une place et de participer d'une façon ou d'une autre, à travers des stands, des conférences ou discussions. Les associations musulmanes en France dépassent de plus en plus les divisions ethniques et nationales. Mais il y a encore des mosquées et associations fondées sur une base ethnique, surtout des Turcs dans certaines régions de l'Est de la France et des personnes originaires de l'Afrique subsaharienne dans la région parisienne.
Religioscope – Sans doute y a-t-il de plus en plus de gens qui se convertissent à l'islam, par quête personnelle ou par mariage. Existe-t-il des programmes pour assurer leur formation?
Zuhair Mahmood – Au sein de l'IESH, où nous avons une bonne dizaine de musulmans convertis qui suivent la formation complète, nous organisons chaque année des stages de formation pour les musulmans francophones ou nouveaux musulmans qui veulent s'instruire. Ce ne sont pas des cours de longue durée, mais plutôt des stages de trois semaines pendant l'été. La plupart des musulmans convertis se forment au sein des mosquées.
Religioscope - A travers tous les exposés de cette rencontre et en visitant les stands, nous voyons un peu partout le souci d'inscrire l'islam dans le contexte européen et d'essayer de réfléchir sur ce qu'implique l'islam dans le cadre européen. Est-ce avant tout un souci de répondre aux interrogations de jeunes sur leur identité? Ce que nous voyons en France est-il la suite de développements semblables dans d'autres pays, ou y a-t-il un caractère spécifiquement français à cette démarche?
Zuhair Mahmood – Je pense que c'est un phénomène spécifiquement français. Compte tenu du nombre important de musulmans de France, et aussi du fait que ces musulmans – depuis les années 1970 et 1980 – ont commencé à s'installer définitivement en France et à y former leurs familles. Leurs enfants – ce qu'on appelle la jeune génération – se comptent aujourd'hui par millions en France. Cette intégration a donc pris une forme collective: il faut donc maintenant voir le contexte européen, étudier les problèmes posés par cette intégration et d'essayer de trouver, à partir de notre héritage jurisprudentiel, des solutions aux problèmes qui se posent.
Religioscope – Dans le contexte très intégrateur de la France, sans doute entendez-vous souvent des remarques qui vous soupçonnent de communautarisme. Comment trouver l'équilibre entre la préservation des valeurs nécessaire à la communauté et cette réponse à une attente d'intégration?
Zuhair Mahmood – Nous essayons de résoudre ces problèmes au fur et à mesure. Nous poursuivons deux buts. Le premier, c'est d'être toujours authentiques: l'islam authentique, des musulmans authentiques. Le second est d'être en conformité avec les règles de la société, avec les lois de la République. Ce n'est pas facile. Ce n'est pas toujours possible.
Au sein de l'UOIF, cela fait quinze ans que nous avons décidé que notre présence ici est permanente, qu'il ne s'agit plus d'une présence migratoire ou dans l'attente d'un retour. Qu'on le veuille ou non, les musulmans sont lé, leurs enfants aussi. Nos enfants parlent le français, même pas l'arabe ou le turc parfois. Ils sont français et ont le sentiment d'avoir une seule patrie qui est la France.
Le problème se pose à la fois à nous, responsables musulmans, et à la société, de savoir intégrer ces jeunes et de maintenir l'identité – un identité qui ne se fasse ni par opposition à l'identité originelle ni par opposition à l'identité française. C'est un travail à long terme. Cela fait deux ans que nous travaillons à ce que nous appelons la consultation, pour essayer de mettre en place une instance représentative du culte musulman de France.
Religioscope – Parlons-en, justement. L'idée est d'avoir une instance représentative, mais cela ne va pas sans difficultés. Des tensions (en partie politiques) aussi bien en France que dans les pays d'origine conditionnent des attitudes par rapport à ce projet. Vous semblez cependant décidés maintenant à aller de l'avant?
Zuhair Mahmood – Cela fait deux ans que nous travaillons à cette consultation, partie d'une initiative des pouvoirs publics, que nous avons saluée et un peu modifiée. Nous sommes arrivés au stade où plus de mille mosquées (80%) ont déjà adhéré à cette consultation et désigné des délégués, à peu près 4.000 délégués…
Religioscope - … chaque mosquée désigne donc un nombre de délégués? en fonction de la superficie de chaque lieu de culte, n'est-ce pas?…
Zuhair Mahmood - … oui, c'est cela. Outre ces 4.000 délégués, nous avons déjà des listes pour les élections. Ces délégués devront en effet élire des conseils régionaux, mais aussi des représentants pour le conseil national, qui désignera un conseil d'administration de cette instance représentative.
Certains acteurs, notamment certains pays d'origine, essaient de retarder les choses, craignant de n'avoir plus la même importance avec le nouveau système. Les associations sont nombreuses, les délégués vont élire librement, démocratiquement leurs représentants – et cela inquiète certaines personnes. Mais il faut bien que nous arrivions à une solution, à l'aboutissement de ce travail! Différentes composantes de l'islam de France ont participé, il est dommage d'abandonner une consultation qui a fait l'objet d'un bon travail.
Vouloir retarder les élections avec une date déterminée, d'accord, mais sans fixer une date équivaudrait à tuer ce projet. C'est notamment la Mosquée de Paris qui s'oppose. Mais je crois que c'est une vision assez réductrice des choses. Il ne faut pas voir nos intérêts de demain ou d'après-demain, mais les intérêts de l'islam. L'islam obtiendra une représentativité reocnnue par les pouvoirs publics et par les musulmans. Nous allons aussi prouver à la société dans laquelle nous vivons que nous sommes capables de nous organiser. Jusqu'à maintenant, beaucoup de gens disent que les musulmans ne sont pas capables de s'organiser.
Il faut donc aller de l'avant. Tout le monde bénéficiera de cette représentativité. Au sein de l'UOIF, nous sommes ouverts à toutes les discussions pour qu'on puisse arriver à une représentation officielle, démocratique, libre et transparente de l'islam de France.
Religioscope – Et indépendante des interférences des pays d'origine…
Zuhair Mahmood – Oui, mais ça ne veut pas dire en conflit. Nous voulons au contraire être des interlocuteurs, d'abord pour les pouvoirs publics français, mais ensuite aussi pour nos pays d'origine aussi. Nous y avons des familles, des amis, des frères, des sœurs…. C'est tout à fait normal d'avoir des relations privilégiées, comme d'autres citoyens français: par exemple les juifs ont des relations très étroites avec l'Etat d'Israël, nous l'avons vu à plusieurs occasions. Il n'y a pas de raisons de ne pas avoir des relations privilégiées. Mais il faut savoir que notre patrie, c'est la France, et que les intérêts des musulmans et de la France passent avant tout.
Religioscope – Dans d'autres pays européens, quels sont les cas réussis d'instances représentatives?
Zuhair Mahmood – Il y a eu des tentatives en Belgique, notamment, mais avec des points négatifs. En France, nous avons la chance d'être dans un Etat laïc. L'Etat s'interdit d'intervenir dans les affaires des communautés religieuses. C'est bien qu'ils nous aident à nous organiser, mais il faut qu'ils s'arrêtent là.
En Grande-Bretagne a été choisi un régime totalement différent de juxtaposition des communautés. Ce modèle ne convient pas à une société homogène – homogène et diversfiée à la fois. Nous pouvons créer une telle société: je suis là, à côté de moi un chrétien, de l'autre côté un juif, nous vivons ensemble, en ayant la capacité de sentir ce que sent l'autre. Ce modèle français me semble pouvoir être un modèle exemplaire pour les autres pays européens.
Religioscope – Et le problème de réunir des courants divers au sein de l'islam? Cela implique-t-il de se mettre d'accord sur une sorte de programme minimal commun? Jusqu'où? Quelle base?
Zuhair Mahmood – C'est une chance pour l'islam. Dans les pays musulmans, nous avons la voix unique: c'est toujours telle ou telle tendance. Ici, en France, règne la diversité. La création de cette instance va nous permettre de parler les uns aux autres et de nous mettre d'accord sur une plate-forme commune, que nous pourrons améliorer au fur et à mesure. Cela nous donne aussi l'occasion d'ouvrir la porte de l'ijtihad. Il faut que tout le monde travaille et réfléchisse pour trouver des solutions.
Ainsi pourra avancer l'islam – et aussi la société multiculturelle, multireligieuse. Toutes les religions seront là, mais elles seront là en paix et se respecteront les unes les autres.
C'est donc une chance pour nous de pouvoir parler, de pouvoir discuter entre tendances de l'islam, qui représentent leur vrai poids, sans que qui que ce soit puisse prétendre être le seul.
Cela va nous pousser vers une intégration meilleure, et aussi un respect de la société vis-à-vis des musulmans. Et plus de compréhension des musulmans les uns envers les autres!
Religioscope – Un tel processus aura aussi un impact dans les pays d'origine…
Zuhair Mahmood – Tout à fait. Au sein de l'UOIF, nous croyons aussi que notre exemple peut être bénéfique pour nos amis dans les pays musulmans. En montrant que nous sommes capabales de discuter, d'inventer, de trouver des solutions à nos problèmes en paix et en fraternité.
(Propos recueillis par Jean-François Mayer)
Cet entretien accompagnait un reportage sur la Rencontre annuelle des musulmans de France au Bourget en 2002: http://religion.info/2002/05/18/musulmans-en-occident-islam-de-france-cherche-sa-voie-rencontre-annuelle-des-musulmans-de-france-au-bourget/