Du 9 au 12 mai s'est déroulée la 19e Rencontre annuelle des musulmans de France, au Parc des expositions du Bourget, près de Paris. Lors de la première rencontre, il y avait 200 participants; lors de la deuxième, 300. A la fin des années 1980, le nombre atteignait déjà 2.000. Cette année, pendant quatre jours, 75.000 visiteurs – selon les chiffres officiels – auraient fait le déplacement au Bourget. Et les grands médias nationaux français y ont donné écho. Le rédacteur de Religioscope s'y trouvait aussi: une occasion de faire, en concentré, une plongée dans l'islam en France, entre aspirations à l'intégration et maintien de son identité.
Le reportage se divise en trois parties:
- ci-dessous, un aperçu d'ensemble, avec des observations faites durant la rencontre;
- un bref article sur l'activité d'associations humanitaires islamiques, très présentes à la rencontre du Bourget;
- enfin, extraits d'un entretien avec Zuhair Mahmood, membre de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) – organisatrices de la rencontre – et directeur d'un institut de formation théologique, qui répond aux questions de Religioscope sur la situation de l'islam en France.
A la gare du Bourget, des navettes assurent le transport vers le Parc des expositions, où se tenait du 9 au 12 mai la 19e Rencontre annuelle des musulmans de France. Tous les sièges sont pris, quelques femmes restent debout. Un pieux vendeur de cassettes du Coran s'en avise, monte aussitôt dans le bus et invite aussitôt des hommes à céder leurs places aux femmes. Un peu gênés, ils s'exécutent prestement. Qui a dit que les musulmans ne respectaient pas les femmes?
Un islam de France en mutation
C'est la première observation qu'inspire une visite à la rencontre des musulmans de France au Bourget: la présence et le rôle très actif des femmes. Elles sont un peu partout, dans les dizaines de stands de la grande halle d'exposition. "En fait, elles s'engagent beaucoup plus que les hommes", confesse un responsable d'association. Beaucoup portent le foulard, d'autres pas. Et chez celles qui l'arborent, ce foulard se décline dans toutes les tonalités et tous les styles – souvent non sans coquetterie, d'ailleurs!
Deuxième observation: la langue. Particulièrement chez les jeunes, le français est le véhicule de communication privilégié. Et beaucoup le maîtrisent aussi bien que les jeunes du même âge d'origine française. Un signe parmi d'autres des mutations en train de se produire dans une population musulmane dont beaucoup de membres sont nés ici. Les interventions en arabe dans le cadre des allocutions qui ont lieu à l'occasion de cette rencontre font d'ailleurs l'objet de traductions consécutives en français.
Enfin, troisième observation, le vocabulaire: des mots typiques du discours officiel français ont été intégrés. Ainsi, dans une France où le mot "citoyen" est devenu depuis quelques années un adjectif omniprésent, les musulmans ne font pas exception: "Pour un islam authentique et citoyen", proclame une grande bannière dans la halle où, devant des milliers d'auditeurs, se succèdent les orateurs. L'idée de citoyenneté pleinement compatible avec l'islam revient constamment dans leurs propos. Un islam prôné comme celui du juste milieu: l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), cheville ouvrière de la rencontre, veut se distinguer "aussi bien des courants intransigeants que négligents", déclare son président, Lhaj Thami Breze.
De même, au stand des Etudiants musulmans de France (EMF) – un syndicat dont le pourcentage de voix est monté sensiblement lors des dernières élections étudiantes – le responsable avec lequel nous discutons se réfère constamment à l'idéal "républicain". Il souligne que les EMF, qui se veulent à la fois syndicat "au service de tous les étudiants" et association qui "aide l'étudiant musulman à vivre dans l'harmonie et la complémentarité son appartenance spirituelle et son engagement citoyen", accueille également sur ses listes de candidats des étudiants non musulmans. Le "m" (musulman) de l'intitulé de l'association est justifié un peu de la même façon que le "c" de l'appellation "démocrate chrétien" par des militants de ce dernier courant: une référence à des principes éthiques.
L'aspiration affichée est celle d'un islam adapté au contexte de l'Occident sans rien sacrifier de l'essentiel. Les voies de cette adaptation se cherchent manifestement encore. Tout d'abord, l'islam en France est loin de présenter un visage uni: comme tous les groupes religieux aujourd'hui, il est traversé par des courants contradictoires - mais s'y ajoute la nature encore récente de son implantation massive sur le territoire de la France métropolitaine.
En outre, le débat à mener sur le degré d'adaptation au contexte français est loin d'être achevé. Prenons-en pour illustration, parmi les nouveaux livres en vente dans les stands de librairie de la rencontre, un petit volume de Youssouf al-Qaradâwî, auteur très apprécié par les responsables de l'UOIF et très lu parmi les musulmans pratiquants de France et d'ailleurs. Intitulé Pourquoi l'islam? (Paris, Ed. Arrissala, 2002), il s'agit du texte d'une conférence préparée dans les années 1970 à l'intention d'étudiants américains. Certains éléments ont donc sans doute évolué depuis. Mais la publication de cette conférence pour la première fois en 2002 en français et en anglais indique qu'elle est perçue comme pertinente encore, au moins à certains égards. On y lit par exemple ce passage:
"L'islam est religion et Etat, foi et Loi, culte et commandement, Livre et épée, prière et jihâd tout à la fois, sans division aucune. C'est cela l'islam. L'islam rejette totalement cette fragmentation entre ce qu'on appelle la religion et ce qu'on appelle l'Etat: du point de vue de l'islam, tout relève de la religion, tout relève de la Loi. La vie est un fleuve unique qu'on ne peut séparer entre plusieurs éléments[…].
"C'est pourquoi les grandes idéologies rejettent-elles aussi l'idée d'une division de la vie. Le communisme et d'autres idéologies rejettent cette division de la vie et veulent gouverner la vie toute entière. Ils refusent de laisser à d'autres l'éducation, la culture ou la pensée, mais veulent contrôler toute la vie de A à Z.
"L'islam non plus ne saurait accepter de laisser des aspects de la vie lui échapper." (pp. 38-39)
Vraisemblablement ces propos doivent-ils être compris comme aspiration à un idéal; en outre, ils font manifestement référence avant tout aux pays de tradition musulmane. Publiés en France et en français en l'an 2002, ils posent cependant la question de la conciliation entre de telles aspirations et un contexte pluraliste? Est-il envisageable que pareils principes trouvent des applications à l'échelon de l'individu, et non à celui de la collectivité? Les modalités de l'adaptation au contexte occidental se cherchent et vont inévitablement impliquer des adaptations. Et même dans les pays de tradition musulmane, la pluralité des voies pourrait bien devenir de plus en plus une réalité. Nous mesurons ici l'ampleur du travail de réflexion et d'application qu'il reste à accomplir.
De nombreuses initiatives musulmanes
En tout cas, la vitalité de l'islam en France saute aux yeux. Les stands des librairies musulmanes sont pris d'assaut, témoignant d'une soif d'apprendre, et la production de livres islamiques en français explose: des dizaines de titres publiés depuis le début de l'année 2002. Le libraire (débordé) de l'un des stands avoue qu'il ne sait plus où donner de la tête. On trouve aussi le stand de la maison d'édition lyonnaise Tawhid, à la production très élégante et très engagée dans la réflexion sur l'islam en Occident. A côté des livres, on trouve aussi des enregistrements, des vidéos.
Dans la seule région parisienne, quatre instituts de formation théologique musulmans ont ouvert leurs portes ces dernières années, la plupart d'entre eux sous forme de cours du week-end ou du soir. En outre, à Château-Chinon (Nièvre) existe un Institut européen des sciences humaines (IESH), institut supérieur de théologie musulmane, qui entend former des imams et des éducateurs: la formation peut aller jusqu'à 8 ans (notamment dans le cas de convertis qui ne sont pas encore familiers avec la langue arabe). C'est probablement la longueur de ces études qui explique en partie le nombre encore très insuffisant, selon son directeur Zuhair Mahmood, de jeunes qui viennent se former dans cet Institut.
A noter aussi la naissance d'écoles musulmanes. A Aubervilliers, dans la banlieue parisienne, a été inauguré il y a quelques mois, après une véritable course d'obstacles, le premier collège musulman de France. Ce collège à classes mixtes, aux effectifs encore modestes, est né de l'Ecole de la Réussite, un travail pour résoudre les problèmes d'échec scolaire dans cette zone difficile, nous explique son directeur, Meskine Dhaou. Au programme de l'Education nationale s'ajoutent des cours de langue arabe et d'éducation islamique – mais ceux-ci seront facultatifs pour les élèves d'autres confessions, que le directeur espère voir s'inscrire un jour. En attendant, la mère d'un élève, venue apporter son aide, au stand raconte son soulagement: son fils était constamment victime de violences dans l'école qu'il fréquentait précédemment, il peut maintenant étudier dans un environnement sain. L'insécurité ne hante pas que les Français de souche…
Un autre aspect de cette vitalité de l'islam en France est l'apparition d'un nombre sans cesse croissant de sites musulmans en langue français, sites qui représentent d'ailleurs différentes tendances, mais plusieurs également qui essaient d'offrir une sorte de forum d'information et de discussion à des musulmans, en particulier des jeunes. Tel est par exemple le cas de www.islamiya.net [ce site n'existe plus - 30.08.2016], seul site à notre connaissance qui avait un stand à la rencontre du Bourget. A l'origine, nous explique Khebab, l'un de ses animateurs, se trouvaient à la fin de l'année 1998 quatre étudiants, qui souhaitaient parler de l'islam et rectifier certains malentendus à ce sujet. Puis, en 1999, la question de la Tchétchénie les sensibilisa et les amena à l'idée de créer une sorte d'agence de presse musulmane. Aujourd'hui, l'animateur du site nous assure qu'il lui serait difficile de dire exactement combien de personnes y participent: Internet permet à l'information de circuler aisément. Le public est avant tout musulman, mais l'animateur tient à souligner le rôle très actif joué également par des convertis.
Un souci d'image de l'islam
En arrière-plan de la rencontre planait quand même le choc de septembre 2001. "Tant d'efforts pour une meilleure image de l'islam compromis par un seul événement", soupire ce musulman de Neuchâtel, croisé dans les couloirs du Bourget. "Quand vous rencontrez des musulmans, vous avez toujours une crainte au fond de vous, non?", s'inquiète un Marocain venu d'Amiens. "Voyez cette paix qui règne parmi ces dizaines de milliers de personnes rassemblées!", préfère souligner un travailleur du bâtiment égyptien, qui invite le visiteur non musulman à aller boire une tasse de thé avec lui.
De façon générale, les drames qui frappent le monde musulman ne laissent pas les croyants musulmans en France indifférents. La Palestine représentait ainsi un thème très présent à la rencontre du Bourget. On pouvait y apporter un soutien à des associations de bienfaisance pour l'aide aux Palestiniens, voir des vidéos expliquant la situation humanitaire – ou, pour les jeunes, se laisser tenter par l'achat du CD-Rom Le jeu de l'intifada… Mais l'Afghanistan ou la Tchétchénie suscitent aussi l'émotion. (On lira en annexe quelques observations sur les activités d'organisations humanitaires islamiques.)
Le désir de s'expliquer et d'être compris transparaît partout. Sans sacrifier leur identité, mais encore à la recherche des voies pour préserver celle-ci tout en étant une composante à part entière de la société française, les musulmans réunis au Bourget rêvent d'être un jour vus comme des citoyens exemplaires.
Jean-François Mayer