Jean-François Mayer est historien. Responsable d’un projet du Fonds national suisse de recherche scientifique de 1987 à 1990, analyste sur les questions stratégiques et la politique de sécurité à l’Office centrale de défense (Berne) de 1991 à 1998, il est actuellement chercheur et chargé de cours en science des religions à l’Université de Fribourg, en Suisse. Directeur du projet Religioscope, il a publié de nombreuses études sur les mouvements religieux contemporains.
Boèce : Ma première question porte sur un des objets de votre discipline, la religion. Daniel Dubuisson a défendu l’idée que «la religion», en tant que « domaine distinct », autonome et séparé des autres, en tant que structure originale présentant un ensemble unique d’éléments et de relations stables, n’existe qu’au sein de la conception occidentale du terme [1]. La religion [2] serait une création tout à fait originale que l’Occident seul conçut et développa après qu’il se fut converti au christianisme. Il s’agirait donc d’une construction intellectuelle complexe qui jouerait un rôle essentiel dans la formation de l’identité. Par conséquent, il semble légitime de s’interroger sur la pertinence de son emploi hors du contexte occidental? Le chercheur ne se retrouve-t-il pas, malgré lui, enfermé dans des anneaux de Möbius dont la surface interne devient la surface externe, où le concept qui permet de se penser dans un certain monde sert à penser le monde? Si on observe une encyclopédie des religions, on découvre que sous le terme «religion» se retrouvent réunis des ensembles «cosmographiques» [3] aussi divers que le christianisme, l’hindouisme ou encore le confucianisme. Outre que ces «ismes» posent en eux-même de redoutables problèmes, cette configuration donne l’illusion d’un ensemble cohérent. L’est-il réellement? Cela ne reposerait-il pas, comme le faisait remarquer Lévi-Strauss, sur «un tête-à-tête où l’homme contemporain s’enferme avec lui-même et tombe en extase devant soi» [4]?
J-F. Mayer : Je suis peu familier avec l’œuvre de Daniel Dubuisson, je n’entends donc pas la commenter. En revanche, la question reste très pertinente, en raison tant de la diversité des cas traités que de la particularité de traditions comme le confucianisme, pour lesquelles l’utilisation du terme religion soulève effectivement des questions. Le problème ne s’est pas posé avec la même insistance en ce qui concerne mes recherches. Etant plutôt un historien des mouvements religieux dans l’Occident contemporain, je travaille dans le contexte qui est celui où le concept de religion est largement accepté et fait référence à des sphères relativement bien définies.
J’estime que l’on peut cerner le problème sous différents angles. Le premier est la tendance occidentale à la compartimentation, au développement de catégories. Force m’est d’avouer que je reste souvent surpris lorsque je rencontre des chercheurs qui se refusent à analyser les «sectes» comme des phénomènes religieux, pour la raison qu’elles représentent également un phénomène économique et politique. Or, à mes yeux, il va de soi que la religion n’est pas une catégorie étanche. Dans une approche qui est celle de tout homme pré-moderne, elle influence les différentes sphères de l’existence et entre en action avec elles. Cette idée d’une religion confinée à l’univers d’une pratique dominicale, clairement distinguée du reste de la vie humaine, n’a que peu de pertinence dans d’autres contextes.
Le second angle est de savoir si nous avons affaire à des phénomènes intrinsèquement hétérogènes. Pouvons-nous nous autoriser à dire que l’hindouisme, le christianisme, le confucianisme ou encore le bouddhisme se situent sur le même plan? Si l'on aborde la religion par le biais de définitions fonctionnelles, la réponse est positive. Elle incarne dans cette perspective une tentative de répondre à des questions fondamentales de l’être humain, lesquelles se posent sous toutes les latitudes. Dans cette optique, la mise en parallèle de ces «religions» est pertinente.
Cependant, la question va se poser non seulement pour le penseur qui réfléchit au rôle et à la définition de la religion dans l’Occident contemporain, mais aussi pour le croyant. Dans les années 1980, j’avais participé à la rédaction d’une encyclopédie des religions sous l’égide de l’Encyclopaedia Universalis. Un journal catholique avait vivement critiqué cette Encyclopédie en soutenant que l’on ne pouvait placer ainsi côte à côte le christianisme et les autres religions, car cela revenait à ignorer le caractère unique du christianisme. D’une certaine façon, cette critique mettait le doigt sur une question certes redoutable. L’approche de la science des religions nous entraîne-t-elle inévitablement dans une entreprise de démythification de religions réduites simplement à une de leurs caractéristiques: des phénomènes sociaux?
L’aspect théorique de la réflexion met en évidence de nombreuses questions. J’ai souvent observé des chercheurs se disputer autour de la notion de religion et rarement parvenir à un consensus. En ce qui concerne la religion et plus largement ce que l’on appelle le «phénomène religieux», il existe une variété de définitions incompatibles. Cela autorise d’amples réflexions qui ne manquent pas d’intérêts sur le plan intellectuel, mais ma formation d’historien m’incite à aborder les objets sous un aspect concret, c’est-à-dire une réalité inscrite dans des contextes culturels très divers, des pratiques de croyances qui cherchent à donner une réponse aux questions ultimes de l’existence.
Boèce : Quelle définition pouvez-vous proposer pour dépasser ces problèmes épistémologiques?
J-F.M. : Dans mes recherches, la question de la définition de la religion n’a pas occupé une place centrale, et il s’agit peut-être d’une lacune. Ce manque d’accent sur les définitions se retrouve d’ailleurs souvent chez des chercheurs qui analysent ce que l’on appelle, faute de mieux, les «nouveaux mouvements religieux»: la question des définitions est généralement traitée en peu de pages. Mais il y a actuellement un débat entre chercheurs, qui oblige à une réflexion critique à ce sujet.
J’utilise une définition très pratique, considérant la religion comme un ensemble de croyances, rites et pratiques, par lesquels un groupe humain estime entrer en contact avec des réalités supra-humaines et donner une réponse aux questions relatives à l’origine et à la finalité de l’existence. Toutefois, j’admets que, dans le cadre de mes recherches, je me trouve confronté à une zone grise de phénomènes que des spécialistes ont qualifiés de quasi religieux ou de para-religieux. Bien entendu, il n’existe pas de frontières nettes qui nous permettraient de déterminer les limites du phénomène en question, qui par ailleurs peut se situer parfois à cheval entre deux sphères. Un célèbre sociologue de la religion, le Britannique Bryan Wilson, a tenté de dresser une liste de vingt caractéristiques de la religion. Si un groupe répondait à plus de la moitié de ces critères, on pouvait le qualifier de religieux. J’avoue avoir des doutes quant à ce type de classification, même si je reconnais que c’est un moyen pratique de résoudre la question.
Boèce : A partir de quelle(s) limite(s) un mouvement religieux est-il considéré comme nouveau? En prenant l’exemple de la Fraternité Saint Pie X, peut-on dire qu’il s’agit d’un nouveau mouvement, alors que cette communauté s’inscrit, d’une manière évidente, dans l’héritage d’une lignée plus ancienne?
J-F.M. : L’expression même de «nouveau mouvement religieux» ne m’a jamais satisfait. Je l’utilise souvent par convention, car ce terme s’est imposé dans le débat scientifique, notamment anglo-saxon, à partir des années 1980. Il est vrai que l’on s’est trouvé dès les années 1960 et 1970 confronté à un ensemble d’émergences religieuses nouvelles par rapport aux configurations précédemment existantes. Cette expression permettait aussi d’éviter le vocable très chargé de «secte», au moment où les controverses autour de ces groupes se développaient. Certains chercheurs ont soutenu que, pour éviter le terme de «secte», il était préférable d’utiliser une expression comme «nouveau mouvement religieux». Cette démarche trouve sa source dans une réflexion sur la responsabilité du chercheur par rapport au débat social. Cependant, le fait que le spécialiste utilise un autre vocable ne suffira pas à faire disparaître le terme «secte» et je ne suis pas certain que cela soit une raison suffisante. Un certain nombre de sociologues pensent d’ailleurs que l’abandon d’un terme comme celui de «secte» n’est nullement justifié. Il n’est pas certain que l’usage scientifique de «nouveaux mouvements religieux» persiste encore durant des décennies.
Nous pourrions bien sûr comprendre le terme «nouveau» dans un sens exclusivement chronologique, en décidant par exemple qu’à partir d’une certaine période, un mouvement religieux est nouveau – ce qui n’a qu’une utilité limitée pour une catégorisation. Je vous rappelle aussi que, dans un pays comme l’Italie, on utilise l’expression «nouveaux mouvements» pour désigner, en premier lieu, des mouvements au sein de l’Eglise catholique, du type par exemple de Communion et Libération.
L’utilisation comme synonymes de «nouveau mouvement religieux» et de «nouvelle religion» est, à mon sens, problématique, bien que largement pratiquée. La première expression, d’un point de vue d’historien des religions, implique plutôt un mouvement nouveau, certes, mais pouvant se situer au sein d’une tradition préexistante. Il a une signification presque exclusivement chronologique. Alors que «nouvelle religion» signifierait l’éclosion d’un ensemble religieux potentiellement fondateur d’une tradition indépendante. En tant qu’historien, je serais plus enclin à analyser les mouvements religieux par rapport aux traditions auxquelles ils appartiennent; l’utilisation d’un ensemble «nouveaux mouvements religieux», comme s’il s’agissait d’une typologie pour circonscrire des associations religieuses intrinsèquement nouvelles, est problématique.
L’exemple de la Fraternité Saint Pie X est bien choisi, car il est impossible de parler dans ce cas d’un «nouveau mouvement religieux», dans le sens où on y observerait une innovation. Bien qu’il y ait en fait des nouveautés dans un tel phénomène: un groupe qui se réfère à l’ultramontanisme tout en refusant la soumission au pape… Dans cette contradiction, au cœur même du dilemme qui se pose aux membres de ce mouvement, on a bien une configuration religieuse nouvelle.
Néanmoins, pour désigner la Fraternité Saint Pie X, il est nécessaire de trouver un autre type de catégorie, que nous pourrions également appliquer, dans une perspective typologique et analogique, à certains mouvements protestants apparaissant sur les marges du protestantisme, ou des phénomènes comme celui des vieux-calendaristes par rapport à l’orthodoxie grecque. Il s’agirait plutôt de mouvements conservateurs de protestation, intégrés au sein d’une tradition religieuse. On n’observe pas, dans les exemples cités, une séparation totale avec l’institution-mère, ce qui explique que des fidèles restent à cheval entre les deux insertions, oscillant d’une chapelle à l’autre.
Boèce : Les «nouveaux mouvements religieux» sont-ils un objet d’étude lié à l’analyse des religions ou, au contraire, des phénomènes distincts?
J-F.M. : Cet objet d’étude existe dans la mesure où ces mouvements contemporains ont été, jusqu’à une époque récente, des mouvements sur les marges et n’intéressant que peu de chercheurs. Les mouvements néo-hindouistes, par exemple, ont longtemps été négligés par les spécialistes de l’hindouisme, surtout dans leurs exportations occidentales. Dans l’histoire des religions, il existe une tendance à considérer les religions consacrées par la poussière des siècles comme seules sérieuses et dignes d’étude. Dans les mouvements religieux contemporains, nous avons affaire à des apparitions si récentes que la plupart des historiens des religions ne sont pas prêts, peut-être d’ailleurs avec raison, à examiner sur le même plan et avec le même intérêt, leRig Veda d’une part, et le Livre de Mormon d’autre part.
Dans la pratique, les chercheurs, en particulier des sociologues, qui ont commencé à s’intéresser à ces mouvements, se sont retrouvés un peu sur les marges de la recherche académique, dans la mesure où leur intérêt paraissait quelque peu pittoresque. Dans un pays comme la France, le traitement que même des encyclopédies pouvaient réserver à ce type de mouvements était quasiment anecdotique. Certains chercheurs se sont donc intéressés malgré tout à cette floraison de mouvements religieux aux limites des grandes traditions religieuses, particulièrement dans l’Occident contemporain. Ils n’ont pas eu l’ambition de créer une nouvelle discipline, mais se sont retrouvés autour d’un champ de recherche qui n’était pas nécessairement revendiqué par les autres spécialistes des religions. Il s’est donc agi de l’émergence d’un champ de recherche semi-autonome.
Je demeure opposé à toute tentative de faire de l’étude de ce type de mouvements une discipline autonome, car une approche pertinente de ce phénomène doit les insérer dans le cadre plus large du religieux. Dans le cas contraire, nous risquons soit de créer une galerie des curiosités, soit d’octroyer à ces mouvements une caractéristique commune qu’ils n’ont pas et qu’ils auront de moins en moins dans un champ religieux occidental où les monopoles s’effritent. En collaboration avec d’autres chercheurs, je travaille actuellement à la publication d’une étude (qui doit paraître en 2003) sur le thème de la naissance de nouvelles religions. Ce livre analysera ces mouvements religieux qui peuvent potentiellement être à l’origine de l’émergence de traditions indépendantes et proposera un regard comparatif avec les religions historiques.
Boèce : L’expression «retour du religieux» désigne notamment l’efflorescence de divers mouvements religieux dans nos sociétés modernes sécularisées. Cependant, on observe que la sécularisation a notamment engendré une dissémination du religieux qui donne l’impression d’une nébuleuse insaisissable, sans contours intelligibles. Comment identifier l’objet religieux contemporain si celui-ci ne fait plus référence à un contenu normatif et circonscrit?
J-F.M. : Jusqu’à une époque récente, le fait religieux était défini en fonction d’institutions qui incarnaient ce qui était supposé être la religion normative. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ces institutions jouaient un rôle normatif même par rapport aux milieux laïcs, ou antireligieux, qui tendaient à ériger ces institutions qu’ils critiquaient en symboles de la norme religieuse. Certains périodiques anticléricaux actuels continuent demettre en scène des prêtres en soutane; ces milieux déterminent encore le religieux et la norme au travers de symboles hérités de l’Eglise dominante.
Il est clair qu’il n’existe plus de norme religieuse incontestable dans notre société moderne sécularisée. Pour identifier l’objet religieux contemporain, je reprends à la fois ma définition de la religion ainsi qu’une remarque de Mircea Eliade dans un de ses derniers entretiens. Il se demandait si nous verrions peut-être émerger dans un proche avenir des phénomènes religieux n’ayant rien à voir avec ce que nous avions compris jusqu’à présent sous le nom de religion. Il n’a pas développé cette perspective, mais je peux aisément imaginer que des innovations technologiques, par exemple, puissent donner naissance à de nouvelles expressions du religieux, nouvelles essentiellement quant à la forme.
Boèce : Ce «retour du religieux» met également en évidence le caractère paradoxal de la modernité sécularisée, qui à la fois s’attaque à la crédibilité des systèmes religieux et favorise l’apparition de nouvelles formes de croyance. Peut-on dire que la modernité [5] soit génératrice d’un nouveau «mode de croire» qui lui est propre?
J-F.M. : Cela est vraisemblable. Toutefois, je ne suis pas en mesure d’y apporter une réponse nette et définitive. J’observe que nous sommes dans un contexte de privatisation du religieux et d’interactions entre des traditions religieuses différentes, évidemment sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Cette situation peut effectivement favoriser l’émergence de «modes de croire» qui sont le produit du monde moderne avec tout ce qu’il implique à un niveau très concret : les communications, la circulation des idées ou encore la tendance de créer un marché religieux. Je demeure cependant prudent quant à l’expression «retour du religieux», car j’estime que le religieux n’a jamais disparu, mais s’est présenté sous des formes différentes. La modernité favorise en effet l’expression de nouvelles formes de croyances, l’emprunt et l’éclectisme. Ce dernier a évidemment toujours existé, mais il est porté à un degré jamais atteint jusqu’à maintenant, dans la mesure où il n’existe plus aucun obstacle social à son expression.
Boèce : Les controverses liées à des phénomènes dits de «sectes» ont incité certaines personnes à exiger un cadre juridique visant à définir l’idéal-type de la «secte». En France, en 1996, une commission d’enquête parlementaire sur les sectes a publié un texte, adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, qui, s’il écarte l’idée d’une «loi anti-sectes», propose d’identifier des associations pouvant être définies comme des sectes, à partir de dix «critères de dangerosités». Pour qu’un groupement soit considéré comme dangereux, il suffit qu’il réponde au moins à l’un de ces critères. Cependant, si l’on désigne des mouvements religieux comme nocifs, ne postule-t-on pas nécessairement l’existence de groupements «socialement tolérables»? Comment l’Etat peut-il réguler des manifestations religieuses (ou considérées comme telles) si ces dernières ne sont pas des religions institutionnalisées? Autrement dit, comment identifier juridiquement une religion?
J-F.M. : Très souvent les Etats préféreraient ne pas avoir à identifier juridiquement une religion, mais ils sont amenés à le faire, notamment à travers des décisions administratives. L’Allemagne, par exemple, pendant longtemps a eu une loi qui faisait obstacle à la dissolution d’une religion et non pas d’un parti. L’Etat moderne laïc a dû reconnaître une spécificité au religieux, avec des associations particulières dont le caractère est reconnu comme religieux, leur octroyant certains avantages ou bénéfices qui peuvent être réservés administrativement aux religions. Cela va évidemment plus loin dans des Etats non-laïcs comme la Suisse, dont, en dehors du cas genevois, la plupart des cantons ne prétendent pas à un principe de laïcité.
Ma réaction est double par rapport à ces prises de position étatiques. D’une part, il est compréhensible que des Etats modernes, dans un monde sécularisé, s’interrogent sur les réponses à apporter à un éclatement du paysage religieux, qui, même s’il n’est pas numériquement considérable, conduit à un foisonnement de petits groupes qui sont hors des cadres dans lesquels on était habitué à penser la gestion du religieux par le politique. D’autre part, la tentation de définir le «religieusement correct et incorrect» me semble problématique. Le «religieusement correct» serait représenté par les Eglises traditionnelles (dans la mesure où elles se montrent prêtes à présenter une face libérale et conciliatrice, à se plier aux règles du jeu de la modernité sécularisée); en face se situerait le «religieusement incorrect», c’est-à-dire des groupes suspects et peu sérieux. Mais c’est en fait plus compliqué; l’Etat moderne se trouverait amené à évaluer des mouvements, au sein des grandes traditions religieuses, répondant à ces «critères de dangerosité», par exemple une communauté religieuse dont l’intensité de ses débuts contrasterait avec la routine de certaines grandes communautés. Il y a, selon moi, un danger à l’intervention de l’Etat, à vouloir par exemple élaborer une sorte de «politique des sectes», car un Etat sécularisé me semble moins qualifié encore que ses prédécesseurs pour définir ce qui est religieusement acceptable ou non.
En revanche, j’admets aisément qu’au sein de cet éclatement du paysage religieux, on ne puisse raisonnablement considérer que tout ce qui se réclame de la religion est nécessairement bon. Il peut y avoir des cas de mouvements religieux criminels; religion et violence ne s’excluent pas nécessairement. Cependant, à mes yeux, les tentatives d’élaborer des lois pour certaines catégories de groupes religieux sont vouées à l’échec avant même leur aboutissement ou, si elles sont menées à leur terme, sont potentiellement dangereuses. Le danger réside dans le fait que l’évaluation du religieux se fera par rapport aux critères du séculier: il y a une certaine présomption à vouloir ériger l’Etat séculier moderne en juge et arbitre du «religieusement correct»! Cependant, l’Etat a évidemment la compétence à intervenir lorsqu’il y a abus par rapport à des lois, par exemple dans des cas d’exploitation de personnes ou de violences physiques.
Je crains simplement que l’on ne fasse du terme «secte» non seulement un épouvantail, mais - plus subtilement - un terme diffamatoire qui, une fois appliqué à un groupe, le rend automatiquement suspect et passible de juridiction d’exception. Une telle situation tendrait à niveler le religieux en ne laissant comme pratique acceptable qu’un «religieusement tiède». Il faut être conscient que tout mouvement religieux intense peut, dans la pratique, choquer nos contemporains sécularisés, mais cela n’en fait pas toujours un mouvement potentiellement dangereux. Je ne méconnais toutefois pas les défis sérieux que pose l’éclatement religieux aux Etats occidentaux; au-delà des «sectes», des enjeux apparaissent aussi par rapport à l’importation de grandes traditions religieuses, par exemple dans le cas de l’islam.
Cet entretien a été mené par Olivier Moos, le 16 janvier 2002.
Notes
[1] Daniel Dubuisson, L’Occident et la religion, Paris, Ed. Complexe, 1998.
[2] C’est-à-dire, l’idée, le mot ainsi que le domaine qu’il définit.
[3] L’expression est de Daniel Dubuisson.
[4] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, tome IV : L’homme nu, Paris, Plon, 1971, p.559.
[5] La modernité est comprise ici comme une tendance générale à l’individualisation et à la subjectivisation des croyances religieuses. Cf. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement. Paris, Flammarion, 1999.