Depuis le 11 septembre, à lire les commentaires de la presse, religion et violence paraissent former un couple inséparable. La vague des attentats suicides palestiniens a renforcé ce sentiment, d'autant plus qu'ils ont, jusqu'à une date récente, été le fait de militants issus de groupes islamistes. Mais la réalité n'est pas si simple. Et la légitimité de cette pratique suscite de vifs débats dans le monde musulman, même si le drame palestinien complique ces discussions.
Du point de vue tactique, l'attentat suicide présente de nombreux avantages, soulignait en l'an 2000 l'expert israélien Ehud Sprinzak dans un article de Foreign Policy, mettant en garde contre une interprétation mettant trop l'accent sur le caractère "irrationnel" de ces actes: "C'est une opération simple et peu coûteuse, pas besoin de prévoir des itinéraires de fuite. Un grand nombre de victimes et de gros dégâts sont garantis. Pas de crainte que les terrorristes soient interrogés et livrent des informations importantes, puisque leur mort est certaine. Et un énorme impact sur le public et dans les médias."
Quant à Martha Crenshaw (Wesleyan University, Connecticut), dans une intervention lors d'un colloque en février 2000 à Herzliya, elle faisait observer que "les martyrs ont une grande valeur du point de vue de la propagande" et que, pour ce qui est du martyr lui-même, "le salut est atteint par le sacrifice". Le sacrifice de sa vie consenti par le martyr (puisque c'est ainsi que leurs partisans considèrent les auteurs d'attentats suicides) "démontre la légitimité et l'authenticité de la cause" - sinon, qui serait prêt à donner sa vie pour celle-ci? Un homme jusqu'alors obscur sait qu'il deviendra une légende - et un modèle qui en inspirera d'autres... Ceux qui adhèrent à l'idéologie prônée par le martyr "s'identifient avec l'héroïsme et la gloire de l'acte de sacrifice de soi".
Le "record" des attentats suicides appartient aux "Tigres" tamouls
Faut-il être un croyant pour accepter de se transformer en bombe humaine? Rien ne permet de l'affirmer: le tragique "record"du plus grand nombre d'attentats-suicides commis au cours des vingt dernières années n'appartient pas aux islamistes palestiniens, mais aux "Tigres" tamouls, qui ne sont pas un mouvement d'inspiration religieuse.
Ils ont commencé à utiliser cette tactique en 1987. Avec une redoutable efficacité, puisque Rajiv Gandhi (1991) et un président du Sri Lanka (1993) comptent parmi leurs victimes. (En fait, souligne Rohan Gunaratna, expert sur les questions de terrorisme, dans un article publié par le magazine indien Frontline [cet article n'est plus acessible et n'est pas conservé par Internet Archive - 31.08.2016], les Tigres ont pour principe de ne revendiquer, pour des raisons d'image, que les opérations contres des cibles militaires, raison pour laquelle les statistiques officielles qu'ils diffusent sont inférieures au nombre réel d'actions commises.)
Les Tigres ont systématisé cette stratégie, au point de constituer des unités spéciales recevant un entraînement de commandos-suicides. 30% environ des auteurs d'attentats commis par les Tigres sont des femmes: elles peuvent plus facilement dissimuler le matériel explosif sous leurs vêtements, faisant croire le cas échéant qu'elles sont enceintes, et elles sont moins contrôlées. En fait, il semble que les recrues choisies aujourd'hui pour faire partie du corps d'élite des "Tigres noirs" (qui se préparent au suicide) soient aujourd'hui en majorité des femmes.
Un reportage publié en l'an 2000 par un journaliste de la Far Eastern Economic Review avait décrit les itinéraires typiques de quelques jeunes gens se préparant à devenir des martyrs de la cause tamoule. "C'est le plus grand sacrifice que je puisse faire, expliquait l'un d'eux. Le seul moyen par lequel nous puissions obtenir notre territoire nationale est par les armes. C'est la seule manière de nous faire entendre. Même si nous mourons." L'auteur de l'article soulignait qu'il y avait dans cette attitude un mélange de frustration accumulée et de pression psychologique: personne n'est forcé de devenir une bombe humaine, mais les jeunes sont sensibles à la propagande permanente des Tigres, qui exalte les actes des héros de la cause.
Bien entendu, les Tigres ne se considèrent pas comme des terroristes – Bruce Hoffman a d'ailleurs bien souligné la réticence des organisations terroristes actuelles à se définir comme telles, à commencer par leurs intitulés (La Mécanique terroriste, Paris, Calmann-Lévy, 1999, pp. 35-38). Dans sa déclaration pour le "jour des héros" du 27 novembre 2001 (donc après les événements du 11 septembre), le chef du LTTE expliquait: "Nous sommes une organisation de libération nationale. […] Nous ne sommes pas des terroristes. Nous ne sommes pas dérangés mentalement au point de commettre des actes aveugles de violence incités par un fanatisme raciste et religieux. Nous combattons et sacrifions nos vies pour l'amour d'une noble cause, à savoir la liberté humaine. Nous sommes des combattants de la liberté."
Monde musulman: entre islamisme et nationalisme
Il est certes vrai que les attentats suicides contemporains ont débuté à l'initiative de militants islamistes, au Liban en 1983: tout d'abord un attentat contre l'ambassade des Etats-Unis à Beyrouth en avril (63 morts), puis, quelques mois plus tard, deux explosions qui détruisirent des baraquements américains (241 victimes) et français (58 morts). Depuis, ils ont fait des émules: en Tchétchénie, des attentats suicides ont été commis depuis l'an 2000.
Du côté palestinien, c'est en 1993 que la première bombe humaine a explosé. Remarquons que ces Palestiniens se réclament de groupes différents: non seulement Hamas et le Jihad islamique, mais aussi le Fatah, qui se veut séculier. Au mois de janvier, la première femme à rejoindre les rangs des bombes humaines palestiniennes ne venait pas des rangs islamistes, mais de ceux du Fatah.
Le magazine Time a consacré son numéro du 15 avril 2002 aux attentats suicides en Palestine et souligne que les auteurs des attentats récents n'ont pas tous de fermes convictions religieuses. Plusieurs autres observateurs en témoignent: de plus en plus, l'attentat suicide devient une arme d'une lutte nationaliste. Certes, soulignent les journalistes du Time, en élaborant des justifications de ce type d'attentats, les groupes islamistes ont contribué à à le rendre populaire. Les "opérations de martyre" contre les Israéliens sont perçus comme un acte d'autodéfense nationale; et il est peu probable que les développements des dernières semaines transforment beaucoup cette perception.
Aujourd'hui, il ne manque pas de volontaires. Un journaliste du quotidien The Scotsman (9 avril 2002) a interrogé une adolescente de 16 ans qui se propose de commettre bientôt un attentat suicide. Elle n'avance aucune motivation religieuse, mais développe un discours nationaliste: "Mon peuple est tué et détruit par les Israéliens. Ils prennent notre pays et emprisonnent les nôtres. Je serai heureuse si je peux changer cela. De toute façon, il n'y a pas d'espoir pour ma vie."
Le thème du martyr(e) dans la société palestinienne est déjà antérieur aux attentats suicides et participe à l'élaboration d'un thème nationaliste avec un remploi d'un thème hérité de la tradition islamique (le shahid, martyr). Dans un article publié en 1999 parTsantsa, revue de la Société suisse d'ethnologie, l'ethnologue Christine von Kaenel-Monoud avait relevé que "la symbolique du martyre peut être comprise à plusieurs niveaux, à la fois sur un mode nationaliste et laïc, et sur un mode religieux." En effet, "les martyrs palestiniens sont les héros de la société palestinienne, qu'elle soit civile ou militaire, dans sa tendance laïque ou religieuse." Une interprétation n'efface pas l'autre, soulignait-elle dans cette analyse très fine: le martyr(e) devenant une source d'inspiration et un symbole autour duquel la société palestinienne s'unit et accède à une nouvelle identité nationale. Il s'est transformé en modèle culturel, appliqué à tous ceux qui sont tombés pour la lutte de libération national: "tout en étant une référence, le concept religieux du martyr a sans cesse été remanié et modelé par les processus sociaux qui l'ont habillé et l'habillent encore de différents langages (nationaliste, socialiste, islamiste...)." Les attentats suicides sont donc venus se greffer, comme nouvelle variante, sur ce thème déjà présent du martyr.
Le débat islamique sur la légitimité des actions: opérations de martyre ou attentats suicides?
Bien entendu, cela n'enlève rien à la réalité de justifications religieuses de l'attentat suicide, qui représentent d'ailleurs un élément non négligeable dans les fondements du discours palestinien autour de ce thème. Parmi les admirateurs du jihadisme circulent des textes comme ce dialogue de deux sœurs tchétchènes avant leur départ vers la mort:
"Nous serons au Paradis ensemble après notre martyre. Nous verrons là les martyrs qui y sont allés avant nous. Entrer au Paradis n'est pas une tâche facile, il faut des sacrifices."
Pour information, nous fournissons en annexe (sous forme de fichier PDF, 136 Ko) la transcription en anglais de cet ultime entretien entre les deux soeurs, extrait d'une vidéo jihadiste intitulée "No Surrender". Le texte est présenté exactement sous la forme dans laquelle il circule au sein de milieux islamistes.
Aux yeux des partisans islamistes de ces actions, en effet, il ne s'agit pas de suicides – ceux-ci sont condamnés par la religion – mais d'"opérations de martyre". Dans un passionnant texte publié par le New Yorker (19 novembre 2001), sous le titre "Un arsenal de croyants", Nasra Hassan relate ses observations au cours d'une patiente recherche sur les bombes humaines islamistes palestiniennes. Un survivant d'une opération ratée raconte ses sentiments alors qu'il se préparait à devenir un martyr:
"C'est comme si un mur très haut, impénétrable, vous séparait du Paradis ou de l'Enfer. Allah a promis l'un ou l'autre à ses créatures. Alors, en pressant le détonateur, vous pouvez tout de suite ouvrir la porte du Paradis – c'est la voie la plus courte vers le Ciel."
Et d'ajouter que ses compagnons et lui étaient habités par un état de ferveur permanente dans les jours qui précédaient le martyre attendu: "Ce furent les jours les plus heureux de ma vie."
Nasra Hassan rapporte que ses interlocuteurs décrivaient leurs opérations comme des "explosions sacrées", et c'est également l'expression utilisée par l'un d'eux – "nous sommes fiers de notre arsenal de croyants" – dont elle a fait le titre de son article. Si l'on y prête bien attention, la foi religieuse ne fonctionne pourtant pas nécessairement comme justification: au contraire, toutes les religions connaissent des prohibitions envers le suicide. Du point de vue de l'islam, le suicide est un péché, qui peut être passible du châtiment éternel.
Celui qui s'ôte la vie pour fuir l'existence commet un péché grave, dit la tradition musulmane. Mais la règle s'applique-t-elle à celui qui renonce à la vie pour la sacrifier au service d'une cause plus grande que lui? Le fait que des organisations jihadistes publient de longs textes justificatifs, avec arguments tirés du Coran et d'autres textes, pour expliquer pourquoi l'auteur d'un attentat doit bien être considéré comme un martyr, est révélateur d'un problème épineux: ces dernières années ont lieu de vifs débats entre théologiens musulmans pour savoir si ces pratiques sont acceptables ou non. Il ne s'agit pas simplement pour eux d'une question tactique, mais théologique. Dans les années 1980 déjà, pour des raisons doctrinales, les théologiens chiites libanais avaient été très réticents à approuver les opérations suicides.
Pour information, nous fournissons en annexe - en langue anglaise - la longue justification jihadiste du caractère légitime de l'opération de martyre menée par une Tchétchène (fichier PDF, 223 Ko).
Les avis sont très partagés, comme on a l'a vu lors des réactions qui ont suivi la déclaration au sujet des attentats suicides par le Grand Mufti d'Arabie saoudite en avril 2001 (donc avant les attentats du 11 septembre: cependant, comme le faisait alors observer l'expert israélien Reuven Paz [le lien vers les observations de Paz n'est plus accessible et n'a pas été conservé par Internet Archive - 31.08.2016], il est fort probable que le dignitaire religieux saoudien avait plus à l'esprit Ousama Ben Laden que les militants palestiniens). En fait, le Mufti s'interrogeait sur la légitimité de telles actions au regard de la shari'a et disait craindre qu'ils tombent dans la catégorie du suicide.
D'autres autorités religieuses n'hésitent pas à exprimer une condamnation nette et de principe. Ainsi, le Sheikh Ibn Uthaimeen déclare qu'attacher à son corps des explosifs et se faire exploser "est un cas de suicide" et que "quiconque commet le suicide sera placé éternellement dans le feu de l'Enfer" (s'il a agi par ignorance en croyant commettre une bonne action, on espère cependant la miséricorde divine, mais il est interdit en tout cas de lui conférer un titre de martyr). En effet, selon le sheikh, son action n'apporte aucune bénéfice à l'islam: elle ne conduira pas des gens à accepter l'islam et ne rendra les ennemis que plus déterminés.
En outre se pose même pour ceux qui seraient prêts à admettre des opérations suicides dans certains cas la question des limites: par exemple, savoir si une action qui va tuer des civils est légitime, même s'il s'agit de frapper l'ennemi. Le 13 avril 2002, le Sheikh Tantawi (Al Azhar) a déclenché une polémique en déclarant énergiquement que celui qui se fait sauter parmi les agresseurs israéliens est un martyr, mais s'est empressé de préciser qu'il ne justifiait que les attentats contre les troupes israéliennes, pas ceux contre des femmes et des enfants, mais en introduisant une distinction supplémentaire lorsque des attentats frappent des colonies de peuplement israélienne dans les territoires occupés, où il peut ne pas être possible de frapper uniquement les militaires (Associated Press, 14 avril 2002). A entendre toutes ces distinctions, on perçoit les difficultés face auxquelles se retrouvent les théologiens musulmans lorsqu'ils entrent sur ce terrain. Ce qui démontre en même temps que la justification de l'attentat suicide ne va pas sans dire.
Certaines autorités religieuses estiment que la distinction entre militaires et civils n'est pas pertinente dans le cas des actions contre Israël. Car le point sensible du débat est bel et bien la Palestine. Plusieurs érudits musulmans acceptent les "opérations de martyre" en Palestine, mais pas dans d'autres contextes.
En fait, la question palestinienne complique considérablement la discussion et empêche même des prises de distance nettes, comme on a pu encore le constater lors de la réunion des pays membres de l'Organisation de la conférence islamique (OIC) à Kuala Lumpur en avril 2002 – en dépit des appels du gouvernement malaisien, la plupart des pays présents n'avaient pas le sentiment de pouvoir condamner les Palestiniens et leur appliquer l'étiquette "terroriste", quelles que soient les méthodes utilisées. Le point 11 de la "Déclaration de Kuala Lumpur sur le terrorisme international" (3 avril 2002) souligne:
"Nous rejetons toute tentative d'associer les Etats islamiques ou la résistance palestinienne et libanaise avec le terrorisme, ce qui constitue un obstacle au combat global contre le terrorisme."
Le point 3 du plan d'action proposé par la confértence de l'OIC suggère de développer une définition internationalement acceptée du terrorisme, "qui devra être différenciée du combat ou de la résistance légitime de peuples sous domination coloniale ou étrangère". La question de la définition est en effet cruciale.
Le rôle de la religion comme source de l'attentat suicide est loin d'être aussi univoque qu'on l'imagine. Quant aux experts du terrorisme, ils ont d'autres soucis plus immédiats: en octobre 2000 déjà, un article de la réputée Jane's Intelligence Review s'inquiétait de savoir combien de temps il faudrait jusqu'à ce que la tactique de l'attentat suicide commence à être utilisée également sur des champs d'opération occidentaux…
Jean-François Mayer
Pour en savoir plus
Ehud Sprinzak, "Rational Fanatics", Foreign Policy, N° 120, sept.-oct. 2000, pp. 66-73
URL: https://web.archive.org/web/20031207151527/http://www.foreignpolicy.com/issue_SeptOct_2001/sprinzak.html
Rohan Gunaratna, "Suicide Terrorism: A Global Threat", Jane's Intelligence Review, 20 octobre 2000
URL: https://web.archive.org/web/20100217042619/http://www.janes.com/security/international_security/news/usscole/jir001020_1_n.shtml
Nasra Hassan, "An Arsenal of Believers", The New Yorker, 19 novembre 2001
URL: https://web.archive.org/web/20060813133547/http://www.newyorker.com/fact/content/?011119fa_FACT1
Christine von Kaenel-Mounoud, "Le martyr/e dans la société palestinienne", Tsantsa. Revue de la Société suisse d'ethnologie, N° 4, 1999, pp. 75-91.
URL de la revue: http://www.tsantsa.ch/fr/
(l'article lui-même n'est pas accessible en ligne)
L'entretien avec Bruce Hoffman sur religion et terrorisme publié sur le site Religioscope contenait également quelques observations sur les attentats suicides.
Voir également le document "What is jihad? What is terrorism?" (janvier 2002). Et - toujours dans notre série de documents autour de ce débat - un article d'Amir Taheri, publié dans plusieurs journaux au mois d'avril 2002, esquissant quelques réflexions critiques autour des attentats suicides.
Countering Suicide Terrorism: An International Conference, Herzliya (Israël), International Policy Institute for Counter-Terrorism, 2001 (160 p.) [actes d'une conférence tenue en février 2000 à l'Interdisciplinary Center de Herzliya - articles de qualité inégale, certains bien informés]
Site de l'ICT (Institute for Counter-Terrorism):
http://www.ict.org.il/
Enfin, sur les risques de voir se produire des attentats suicides dans des pays occidentaux, un grand quotidien américain vient de publier une enquête: David Von Drehle, "U.S. Fears Use of Belt Bombs: Mideast-Style Suicide Attacks Difficult to Counter", Washington Post, 13 mai 2002, p. A01.(Bruce Hoffman y rappelle qu'un projet d'attentat suicide dans le métro de New York avait été déjoué en 1997.)