L'affaire du jeune sikh de Montréal qui veut conserver en classe son kirpan (poignard et en même temps symbole religieux) a attiré l'attention sur la volonté de sikhs émigrés dans des pays occidentaux de maintenir leur identité. Mais c'est en même temps la poursuite de développements qui ont en Inde des racines plus lointaines.
Religioscope avait relaté l'exclusion d'un sikh âgé de 12 ans d'une école de Montréal en raison du refus de sa famille qu'il renonce au port du kirpan dans l'établissement scolaire qu'il fréquente (cliquer ici pour lire l'article du 23 février).
Retour à l'école du jeune sikh - avec son kirpan
Cette affaire a connu un nouveau rebondissement. Le mardi 16 avril, à l'encontre de la décision prise par la Commission scolaire en mars, la Cour supérieure a estimé que l'exclusion du jeune sikh compromettait son année scolaire. En outre, observe le juge, compas, ciseaux et battes de base-ball sont autorisés à l'école, alors que ces instruments peuvent fort bien être utilisés comme armes. Dans l'attente d'une décision du tribunal sur le fond, le jeune sikh peut donc immédiatement réintégrer son école.
"Une gifle pour les parents des autres élèves, pour qui l'ordonnance intérimaire du juge équivaut à permettre le port d'une arme blanche à l'école", commente Le Devoir (17 avril 2002), qui précise que les comités de parents ont adopté il y a quelques semaines une résolution à ce sujet: "Nous sommes contre tout objet de culte assimilable à une arme dans le milieu scolaire, peu importe la religion."
Il faut d'autre part reconnaître qu'il n'existe apparemment aucun cas de violence liée au port du kirpan dans le cadre scolaire, que le jeune sikh ne s'est jamais montré violent (et est l'un des meilleurs élèves de sa classe) et que personne ne savait qu'il le portait jusqu'au jour où il le laissa tomber par mégarde dans la cour de récréation en novembre 2001, ce qui provoqua une réaction de parents d'autres élèves. Mais c'est bien sûr une question de principe que le tribunal devra évaluer, probablement le 16 mai. Et elle peut avoir des implications allant au-delà du cadre scolaire.
Quand une minorité s'affirme
"Nous sommes heureux, parce que le juge ne s'est pas soucié de l'opposition de la majorité des gens [au kirpan]. Il a protégé les droits la minorité", a déclaré le père de l'enfant à l'issue du jugement (National Post, 17 avril 2002).
En effet, à lire les commentaires irrités des lecteurs du Devoir dans les heures qui ont suivi la nouvelle, l'hostilité est perceptible: "la religion doit demeurer dans l'ordre du privé", "si les immigrés veulent se sentir acceptés, ils devront s'intégrer d'une meilleure façon" - telles étaient quelques-uns des réactions "à chaud". Elles révèlent des questions plus larges à la fois sur le statut de la religion et l'expression publique des convictions religieuses dans les sociétés sécularisées, d'une part, et sur l'adaptation à un contexte religieux pluriel, d'autre part.
Dans l'immédiat, le jeune sikh est retourné à l'école sous les insultes et sous escorte policière, tandis qu'une trentaine de parents refusaient d'envoyer leurs enfants en classe. Le ministre de l'Education du Québec lui-même est intervenu pour appeler les parents au calme.
L'affaire du jeune sikh de Montréal présente des parallèles manifestes avec les débats autour du "foulard islamique" dans d'autres pays. Mais elle montre aussi que les immigrants sikhs ne se sentent pas en situation de nouveaux résidents au statut incertain et qui solliciteraient timidement la tolérance: ils n'hésitent pas à affirmer ouvertement et fièrement leur identité, et à exiger le respect de ce qu'ils considèrent comme leurs droits en tant que minorité religieuse. De la même façon, des sikhs des Etats-Unis tiennent activement à jour une page Internet sur laquelle ils recueillent systématiquement des discriminations, atteintes à leur liberté religieuse (par exemple lors de contrôles dans des aéroports, dans le climat de l'après-11 septembre) ou autres actes haineux dont des sikhs auraient été l'objet.
Sikhs britanniques: une minorité à part entière?
Ce n'est pas seulement au Canada qu'on voit les sikhs s'affirmer. En Grande-Bretagne, où la communauté sikh est très importante (400.000 à 500.000 membres selon les statistiques officielles pour l'an 2000, jusqu'à 600.000 selon d'autres sources), un groupe de sikhs se livre à un lobbying afin de ne plus être classés comme "Indiens", mais comme groupe ethnique séparé dans les documents officiels. (Des personnes originaires du Cachemire expriment des revendications semblables.)
Les responsables du Sikh Secretariat, qui se trouve derrière cette initiative, soulignent qu'il n'est pas question pour eux de promouvoir à travers cette initiative un projet séparatiste pour les sikhs en Inde. En même temps, il ne fait guère de doute que les tensions autour du séparatisme sikh, qui ont culminé dans les années 1980 (siège du Temple d'or d'Amritsar par l'armée indienne en 1984), ont contribué à renforcer ces sentiment identitaires. Il est connu, en outre, que les courants indépendantistes ont souvent rencontré des sympathies dans la diaspora. A côté de la définition d'une identité dans une situation d'émigration, ces facteurs politiques doivent donc être également pris en compte.
Sikhs en Inde: une religion séparée?
Au 19e siècle, nombre d'observateurs pensaient que le sikhisme finirait par être graduellement absorbé par l'hindouisme. Mais les courants de renouveau qui se manifestèrent dans l'hindouisme et dans l'islam du sous-continent indien - notamment face à l'offensive des modèles occidentaux et des missions chrétiennes - eurent une contrepartie dans le sikhisme, notamment avec la fondation de la Singh Sabha en 1873.
Face à des groupes néo-hindous, tels que l'Arya Samaj, qui affirmaient que "les sikhs sont des hindous", les mouvements de renaissance sikhs s'efforcèrent d'épurer leur religion des influences hindoues. Sur le plan politique, en revanche, même si certaines personnes évoquèrent la possibilité d'un Etat sikh avant l'indépendance en 1947, ce ne fut pas une attente très répandue: la plupart des sikhs se rangèrent derrière le Congrès. Après l'indépendance et les mouvements de population entraînés par la partition du sous-continent, les groupes politiques sikhs s'efforcèrent de faire du Pendjab un Etat de l'Union indienne dans lequel pourrait s'épanouir l'identité des sikhs.
Face au poids numérique de la population hindoue à l'échelle nationale, nombre des sikhs ont éprouvé le besoin d'affirmer leur identité, poursuivant ainsi dans un nouveau contexte les efforts qui trouvent leurs racines dans les mouvements de renaissance apparus au 19e siècle. Un nouveau pas dans ce sens vient d'être franchi.
En effet, le second commentaire explicatif de l'article 25 (liberté de conscience et de religion) de la Constitution de l'Inde précise que la référence aux hindous doit être comprise comme incluant les personnes professant la religion sikh, jaïn ou bouddhiste. Cette interprétation de la Constitution va, aux yeux des sikhs, dans le sens d'une dilution de leur religion au sein de l'hindouisme.
Or, la Commission de révision de la Constitution, qui a rendu le 31 mars 2002 un rapport en deux volumes avec plus de 240 recommandations, recommande de supprimer le second commentaire explicatif de l'article 25. Quant à l'article lui-même, il devrait être reformulé de façon à mentionner explicitement (et séparément) les sikhs, les jaïns et les bouddhistes à côté des hindous.
Jean-François Mayer