Le débat sur le "silence" de Pie XII durant la Seconde Guerre mondiale a été récemment relancé par le film de Constantin Costa-Gavras, Amen, adaptation de la pièce de théâtre de Rolf Hochhut, Le Vicaire. Lors de sa première présentation en 1963, cette dernière avait lancé pour la première fois le débat sur l’attitude de Pie XII, suscitant une magistrale polémique et nombre de travaux historiques. La question n’en demeure pas moins ouverte, et cette réitération des polémiques devrait attirer l’attention.
Cependant, il n’en est rien. L’important ne serait-il donc pas la matérialité des faits mais la polémique sous-tendue par des jugements moraux ou politiques? C'est pourquoi il importe d’analyser au moins brièvement cette polémique, dans son thème et dans ses acteurs, afin d’en comprendre le sens. On se tiendra dans un entre-deux, entre histoire et sociologie, en se limitant au cas français.
Agrégé d'histoire et diplômé de l'IEP de Paris, doctorant en histoire religieuse contemporaine et actuellement pensionnaire de la Fondation Thiers, Paul Airiau est l'auteur de L'Eglise et l'Apocalypse, du XIXe siècle à nos jours (Paris, Berg International, 2000) et de L'Antisémitisme catholique en France aux XIXe et XXe siècles (Paris, Berg International, 2002).
L'analyse de Paul Airiau est également disponible sous forme de fichier PDF (24 pages, 295 Ko).
I. Prophètes et prophétismes
Le prophète
La mise en cause de Pie XII peut être résumée simplement: alors qu’il savait que les nazis exterminaient les Juifs, il n’a pas publiquement protesté pour empêcher ce génocide; il a donc failli à son rôle de pape.
Au-delà de la question proprement historique, la notion de prophétisme organise l’accusation. Précisons. Le pape n’a pas eu une attitude prophétique, c’est-à-dire qu’il n’a pas joué son rôle de conscience de l’humanité, de dénonciateur des maux les plus profonds, d’instance de critique décisive. Il n’a pas été un attestateur fidèle du sacré, du fondamental, alors que, par sa relation privilégiée au divin, par sa fonction, il doit juger en son nom les réalités présentes, en dévoiler les dynamiques spirituelles, spécialement celles qui conduisent à la mort, à la souffrance et au mal. Comme le dit Costa-Gavras dans son entretien avec Dan Frank, sur le site internet du film, élargissant de fait le propos à l’Église catholique : "La religion existe à l’intérieur des communautés humaines, non pas pour accéder au pouvoir étatique, mais à un pouvoir moral, éthique. L’Église durant cette période-là, comme dans d’autres, ne fait pas ce travail. Elle pense davantage à sa survie qu’à sa raison d’être. Elle se met dans la position d’un État, doté d’une diplomatie et d’une stratégie politique, et non pas dans celle d’une instance morale supérieure."
Le "prophète" de la polémique n’est cependant pas le "prophète" du judaïsme pré-christique, qui a modelé le prophétisme tel qu’il s’est développé dans l’Occident chrétien. Rappelons l’essentiel. Le prophète adhère profondément au rôle qu’il assume: son rôle est une vocation qui lui donne une mission. Ce rôle peut être reconnu par la société qui l’institutionnalise. Le prophète a alors essentiellement une fonction de prédiction, appuyée sur le culte, et liée au pouvoir: légitimer et orienter l’action. Mais le prophète peut aussi ne pas être institutionnalisé par une relation au culte et au politique. Alors en partie marginal, il suscite une adhésion et une communauté par son simple charisme. Annonçant des malheurs, il n’est pas cru bien qu’il s’appuie sur un enseignement divin explicite garantissant la réitération du passé: l’infidélité à l’engagement pris par la communauté avec le divin conduit au malheur. Ce qui s’est passé autrefois va se reproduire. Le prophète, compris par ceux auxquels il s’adresse puisqu’il s’appuie sur leur passé, les conteste radicalement en se fondant sur l’eschatologie: l’intervention divine imminente confirmera ses propos.
On voit donc la différence entre le contenu de l’"attitude prophétique" et le prophète. Le prophète relève de la marge, sa parole est comprise mais n’a pas d’effets. Un paradoxe se dessine donc: pourquoi demander à Pie XII d’être prophète, alors que le propre du prophète est l’échec? L’important ne serait donc pas de réussir, mais de clamer, de crier, de témoigner à la face du monde? D’échouer mais de parler? Il est possible de le penser, si l’on se réfère à l’interview accordée par Costa-Gavras au journaliste Jean-Yves Riou le 14 février 2002, pour le compte de l’agence de presse Zenit:
[CG] Il faut crier sur les toits et, moi, je le fais derrière les caméras.
[JYR] Et qui a vocation à crier sur les toits, le cinéaste?
[CG] Le cinéaste, aussi. Il peut faire évoluer les choses. En fait, non, le cinéaste ne peut qu’interpeller. Son rôle consiste seulement - et c’est heureux - à poser des questions. Il peut parfois le faire maladroitement ou se tromper. Mais il offre une occasion de débats en posant des questions. C’est le rôle de l’art. Son entente avec la démocratie commence en Grèce.
On peut se demander quelle est l’utilité de la parole et pourquoi donc reprocher à Pie XII de n’avoir pas parlé? Mgr Deniau, évêque de Nevers, pose en partie cette question, lorsqu’il demande: "Face à la puissance du mal, ma protestation prophétique a-t-elle pour but de me dédouaner […] ou ce qui me guide est-il le salut des victimes, le bien des hommes, quoi qu’il en soit de mon image?" (La Croix, 12/03/2002, p. 23).
Mais ce n’est pas cette direction en partie polémique qu’il faut emprunter - d’autant plus que Costa-Gavras, dans son interview par Dan Frank, estime que "Le Vatican est un appareil de pouvoir. Il réagit à la situation comme tous les autres États, sans préoccupation théologique et encore moins éthique". Il faut en effet comprendre pourquoi a pu s’imposer socialement cette idée que l’important est la parole publique sans que compte son efficacité. Ou plus précisément, pourquoi se maintient donc l’idée d’une parole perfomatrice (qui réalise ce qu’elle dit), ou au moins potentiellement agissante, alors que toute l’expérience contemporaine témoigne d’une inefficacité radicale de la parole éthique dans le domaine politique?
Les prophètes catholiques
L’analyse peut être poursuivie en essayant de comprendre l’apparition d’une telle conception du prophétisme. Partons d’abord du catholicisme.
Dans l’histoire du catholicisme contemporain, Jean XXIII est présenté comme le pape de la rupture avec la conception d’une Église radicalement hostile aux impératifs de la conscience moderne. Si ce jugement peut ne pas rendre compte de la réalité, il rend au moins compte d’une perception collective, et c’est elle qui nous intéresse ici. Elle pointe en effet sur un élément important. Avec Jean XXIII, l’image du pape a changé, et avec elle la compréhension que l’on a de sa fonction prophétique.
Schématisons rapidement, afin de bien saisir les lignes de force. La centralisation romaine développée à partir des années 1840 et l’affirmation théorique du pouvoir universel et immédiat du pape sur l’Église ont donné au pape une importance inégalée auparavant dans le catholicisme. Ce phénomène est la réponse à la mise en cause théorique et pratique du catholicisme par le libéralisme, spécialement après 1789. En effet, celui-ci, dans ses différentes déclinaisons, entend rejeter l’influence du catholicisme dans la vie sociale. Le libéralisme philosophique affirme la primauté et l’autonomie de l’individu et du sujet, l’usage de la raison, le refus de l’autorité et de la tradition, l’impossibilité de parvenir à un accord sur la vérité et sur les questions métaphysiques; il rejette l’argument d’autorité. Le libéralisme religieux défend pour l’homme la possibilité de choisir sa religion et les contraintes religieuses qui pèsent sur lui. Le libéralisme politique pose l’origine du pouvoir dans la nation et non en Dieu, et gère le temporel sans faire appel à la métaphysique. Le libéralisme économique défend le primat de l’activité économique permettant la réalisation du sujet et la domination du monde, la liberté d’entreprendre et la maximisation du profit, en dehors de critères moraux, si ce n’est celui de la satisfaction individuelle.
La perte du pouvoir temporel papal en 1870 (prise de Rome par l’État italien libéral) a marqué une inflexion: de manière compensatrice, la dimension symbolique du pouvoir du pape a été renforcée par le biais du prophétisme. Ce prophétisme est apocalyptique. Il peut être rapproché du prophétisme analysé par la sociologie. La mission du pape, donnée par Dieu, institutionalisée dans l’Église, lui confère un charisme. Le pape-prophète dénonce les maux présents et ceux à venir: la société moderne est infidèle à ce qu’elle peut connaître par le travail de la raison, la loi divine et la loi naturelle. L’argumentaire se fonde ainsi sur la raison pour se faire comprendre, mais exploite aussi les thèmes apocalyptiques du donné révélé et patristique (l’arrivée du fils de la perdition, qui renvoie à saint Paul 2 The 2, 3) chez Pie X dans son encyclique E supremi apostolatus en 1903, l’opposition de la Cité de Dieu et de la Cité du Mal, reprise de saint Augustin chez Léon XIII dans l’encyclique Humanum genus en 1884). En même temps, il s’attache à jouer un rôle concret, notamment de médiation entre les États en conflit, afin de montrer la pertinence de son positionnement. Bref, le pape dénonce les maux spirituels et des insuffisances de la modernité, appelle à revenir aux solutions catholiques, en montre la fécondité. L’apocalyptique n’est donc pas absolue, mais est la tendance de fond, y compris dans les interventions de Benoît XV pendant la guerre (par exemple l’encyclique Ad beatissimi apostolorum de 1914).
Jean XXIII et Vatican II réalisent une vraie rupture. Certes, le prophétisme demeure apocalyptique, les maux passés, présents et à venir sont toujours dénoncés. Mais le positionnement change. Ce n’est plus au nom de Dieu et de ses droits mais au nom de l’homme et de sa dignité que le pape s’engage. Il faut défendre l’homme et tout l’homme, spécialement les pauvres et les petits, dénoncer les injustices, les atteintes à la dignité humaine. Alors qu’auparavant la dignité était intrinsèquement liée à la conformation du comportement humain à la vérité (chuter dans l’erreur et y demeurer entraînait la perte de la dignité, comme le dit Léon XIII dans son encyclique Immortale Dei en 1885), elle est désormais inaliénable car fondée sur la création et le rachat par Dieu (déclaration Dignitatis humanæ du concile Vatican II, sur la liberté religieuse). Le prophétisme devient ainsi philanthropique. Précisons bien: fondée sur Dieu (c’est Dieu qui aime l’homme et lui confère sa dignité), cette philanthropie maintient l’existence d’une vérité transcendante valable universellement. L’intransigeance face au libéralisme demeure donc.
Il n’en reste par moins qu’on passe d’une intransigeance à une néo-intransigeance, du prophétisme apocalyptique au prophétisme philanthropique, à l’image de Paul VI, dans sa dernière adresse à Vatican II. Il interpellait alors le 7 décembre 1965 les "humanistes modernes" et leur demandait de reconnaître le "nouvel humanisme" du catholicisme, car les catholiques "plus que quiconque [ont] le culte de l’homme". Jacques Maritain, l’un des principaux philosophes catholiques du XXe siècle, commentait en jugeant que "ce ne sont plus les choses humaines qui prennent en charge de défendre les choses divines, mais les choses divines qui s’offrent à défendre les choses humaines (si celles-ci ne refusent pas l’aide offerte)." (Le paysan de la Garonne. Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, pp. 13-14).
Ainsi, très vite, le nouveau prophétisme remplace l’ancien. Jean XXIII démonétise radicalement Pie XII. L’opposition de leurs attitudes, le hiérarque aristocrate face au bon paysan, prêche en faveur du nouveau pape. Les encycliques, en particulier Pacem in terris (1963), tranchent en partie par leur ton avec les encycliques antérieures. Le lancement de Vatican II, qui voit l’Église catholique réaliser une rupture profonde, au moins psychologique, avec son passé antiprotestant et antimoderne, accentue la dévalorisation. Se multiplient depuis les regrets que son attitude n’ait pas été "prophétique" (par exemple P. Pierrard, "Pie XII et les Juifs", 2000 ans de christianisme, t. IX, Paris, Le Livre de Paris-Hachette, 1994 (1985), p. 235; dépêche de l’agence ZENIT, 26/10/2000).
Prophétisme catholique et prophétisme moderne
Cette mutation de la perception du prophétisme papal s’est aussi produite à l’extérieur du catholicisme. Elle ne fut pas évidente. Rappelons simplement que Benoît XV, qui dénonçait la Première Guerre mondiale et ses causes (refus de la reconnaissance sociale de Dieu) et se voulait impartial, fut accusé de prendre parti par l’Entente et par les Empires Centraux. Les années 1930 voient un premier changement se produire. La crise économique et la remise en cause des démocraties par les totalitarismes permettent au pape d’être davantage entendu. Certes, l’encyclique Quadragesimo anno(1931) sur la question sociale n’a pas une réelle audience. Mais il n’en va pas de même en 1937 - Mit brennender Sorge, qui dénonce le nazisme, est suivi cinq jours plus tard de Divini Redemptoris, qui condamne le communisme. Pie XI commence alors à être perçu comme un prophète philanthropique, ce que son engagement en faveur de la paix accentuera. Sa mort suscite des louanges presque unanimes.
Comment comprendre qu’un pape-prophète puisse être apprécié par un système qui, par sa nature, s’oppose à ce qu’est un pape et à ce qu’est un prophète ? Avançons une hypothèse. En 1898, Émile Zola lance son "J’accuse!" pour demander la révision du procès du capitaine Alfred Dreyfus, injustement condamné pour espionnage. Le "Manifeste des intellectuels" le relaie. L’intellectuel naît alors, c’est-à-dire le savant ou le sage qui, au nom de ses compétences universitaires ou artistiques, intervient dans le débat politique pour défendre la cause du droit, de la justice, et la vérité. Le prophétisme, comme témoignage attestateur, protestation éthique publique, se rapproche de ce que l’on comprend en parlant d’"intellectuel". En dénonçant les maux contemporains, Pie XI se rapprochait de l’intellectuel, quoi qu’il se positionnât comme prophète. La publication successive de Divini Redemptoris et de Mit brennender Sorge permettait de l’interpréter selon le clivage dominant parmi les intellectuels, anticommunisme-antifascisme. Il défendait aussi la paix, proche ici du pacifisme munichois d’une majorité d’intellectuels. Et sa dénonciation de l’inéluctabilité de la guerre si les hommes ne changeaient pas se trouva confirmée, avant sa mort, par l’invasion de la Pologne. Bref, il devenait intellectuel et prophète.
Bien que Pie XII fût connu comme Secrétaire d’État de Pie XI, la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide vont empêcher que le même processus se poursuive complètement pour lui. En effet, ces deux périodes voient se mobiliser très fortement les intellectuels, en faveur d’un camp ou d’un autre. La volonté de Pie XII de maintenir inéluctablement, et quoi qu’il lui en coutât en terme d’image ou de conscience, son impartialité, son refus de choisir un camp, explique qu’il sera accusé d’en favoriser un, comme cela était arrivé à Benoît XV durant la Première Guerre mondiale, ou à Pie XI lors des tensions franco-allemandes des années 1922-1924. La propagande soviétique insiste en particulier sur son anticommunisme. Pie XII ne fonctionne donc plus que comme prophète, au sein du monde catholique. Cependant, son souci de paix est pris en compte lors de son décès.
Cependant, ici aussi, Jean XXIII supplante très vite Pie XII. Leurs différences d’apparence jouent profondément, alors que se manifestent déjà les remises en cause des hiérarchies et des distinctions sociales, notamment symboliques (par exemple recul du vêtement comme marqueur social, développement d’une société du loisir et de la jeunesse). De plus, non seulement le magistère catholique change de ton dans ses encycliques (avec Pacem in terrispour la première fois, un pape s’adresse aussi aux "hommes de bonne volonté", c’est-à-dire aux non-catholiques), mais aussi d’univers spirituel, intellectuel et anthropologique avec Vatican II. Cette remise en cause interne croise les contestations théoriques de l’humanisme occidental (Les Mots et les choses de Michel Foucault en 1966). Aussi le passé catholique perd-il alors tout crédit. Mais donnant le sentiment de se convertir à la modernité, le prophétisme papal redevient audible. La modernité, entendant des propos qui pouvaient être rapprochés des siens, intègre et en partie accepte un prophétisme papal se redéfinissant comme philanthropique. L’intervention de Paul VI à l’ONU le 4 octobre 1965, avec sa ratification des buts de l’organisation, son positionnement comme représentant d’une Église "experte en humanité" et son appel à la paix et contre la guerre, en manifeste la ratification. Le pape prophète philanthrope devient un des éléments normaux de la vie internationale.
Nuançons bien cependant. La rencontre est partielle et ponctuelle. Partielle d’abord, puisque la modernité n’intègre le prophétisme papal philanthropique que dans la mesure où il produit un discours pouvant être rapproché de l’affirmation du bonheur individuel et de la défense des droits de l’homme, notamment des droits sociaux et économiques, à un moment où la question du développement et du Tiers-Monde, avec la décolonisation, devient une question politique mobilisant les organisations internationales, les États et les associations. Ponctuel ensuite : l’accord se brise largement en 1968. De Pacem in terris à Humanæ vitæ, il n’y a que cinq ans. En effet, en refusant dans ce dernier texte la contraception, spécialement chimique, au nom d’un absolu religieux, Paul VI manifeste la néo-intransigeance catholique : la conscience demeure contrainte par le vrai qui peut être trouvé par la raison soutenue par la Révélation; tout n’est pas possible, même au nom de l’épanouissement de l’homme, surtout en son nom.
La rupture n’est cependant pas complète. Le discours social papal continue à être accueilli plutôt favorablement, spécialement lorsqu’il traite du développement ou des droits de l’homme. Le discours moral est par contre radicalement contesté. Le prophétisme philanthropique de la modernité (protester au nom des droits de l’homme) n’est donc pas celui du catholicisme, et tous deux diffèrent profondément du prophétisme apocalyptique.
Ainsi, deux prophétismes en jugent un troisième, antérieur, alors qu’ils n’ont ni le même contenu, ni les mêmes bases. L’absence d’historicisation des notions favorise encore l’opération. Il serait possible de souligner que le régime intellectuel de la modernité, qui revendique la plus grande transparence possible de la raison à elle-même, afin de pouvoir s’exercer le plus librement possible, et donc de poser les jugements les plus vrais, n’est pas ici respecté. Mais tel n’est pas le sujet. Constatons simplement que nous avons mis en évidence les caractéristiques de trois prophétismes, et en avons en partie dessiné l’histoire.
Peut-on pour autant davantage comprendre le sens de la polémique? On a surtout pour l’instant déblayé le terrain: une notion floue cache en fait trois prophétismes incompatibles car procédant de trois univers différents et divergents, mais pouvant, en certaines circonstances, se croiser. Il faut donc encore progresser dans l’analyse. Partons ici des acteurs eux-mêmes.
II. Les accusateurs de Pie XII
Producteurs et diffuseurs de sens
Plusieurs groupes alimentent la polémique contre Pie XII. Le premier d’entre eux rassemble des producteurs et diffuseurs de sens et de normes à destination de la collectivité que sont les médias et le monde culturel: Costa-Gavras, Jean-Claude Grumberg, le co-scénariste d’Amen, Oliviero Toscani, le créateur de l’affiche qui suscite la réaction des évêques, les journalistes des différents médias qui ont relayé les débats et produit des analyses en soutenant le message. Ils ont tous une situation socialement reconnue, par les institutions politiques, par leur propre milieu ou par la société. Ainsi des deux auteurs d’Amen. Costa-Gavras fut président de la Cinémathèque française de 1982 à 1987, est titulaire de décorations françaises (Arts et Lettres, Légion d’honneur, Mérite National), reçut la palme d’or du Festival de Cannes et l’Oscar du meilleur scénario pour son film Missing en 1981, et l’Ours d’or du Festival de Berlin en 1990 pour Betrayed. Jean-Claude Grumberg a vu une de ses pièces entrer au répertoire de la Comédie française en 2001 (Arnolphe d’Ottenburg), avait reçu deux Molières (récompenses théâtrales) en 1999 pour L’Atelier (de 1979), fut coscénariste du Dernier métro de François Truffaut (1980), et rédigea des scénarios pour la télévision. Oliviero Toscani s’est de son côté attiré une réelle réputation de photographe, et de photographe à scandale, avec ses réalisations engagées pour le fabriquant de vêtements Benetton.
Un trait commun caractérise ces producteurs et diffuseurs de sens et de normes. Ils sont créateurs, héritiers et propagateurs du libéralisme culturel (le choix, à partir du stock de représentations et d’idéologies disponibles, de pratiques intimes et culturelles dont la valeur et l’extension sont déterminés de manière autonome), qui s’est imposé depuis les années 1960. Ils participent à la promotion d’un nouveau modelage des comportements sociaux et culturels, où les principes et les pratiques héritées et transmises par les institutions socialisantes (famille, école, État, Églises) ne sont plus normatives. Leur développement a aussi correspondu avec la remise en cause profonde des normes morales et des principes idéologiques produits par le libéralisme laïcisateur de la fin de la IIIe République, qui pouvait trouver un accord pratique avec le catholicisme sur des principes moraux universels. Ils se sont dans le même temps en partie installés socialement contre l’Église catholique, qui était alors encore une des principales productrices de sens. Ils sont donc plus ou moins marqués par un rejet ou une critique du catholicisme, à la fois théorique et issu de leur positionnement social, et qui n’est pas forcément théorisé ou pleinement conscient.
Costa-Gavras affirme ainsi avoir voulu faire un film sur l’indifférence, celle de l’Amérique ou du Vatican (interview à l’AFP, 27/02/2002), ou un film d’éthique soulignant les silences actuels (débat sur la chaîne de télévision catholique KTO, 03/03/2002) mais il se démarque en même temps du catholicisme et met en question spécifiquement Pie XII (la chronologie "Société, religion et cinéma 1920-1945" de www.amen-lefilm.com [ce site n'est plus accessible - 31.08.2016] accorde peu de place au cinéma, mais en accorde beaucoup à la religion, et plus particulièrement à l’attitude du Vatican ; lors du débat sur KTO, il estime que le pape aurait dû se sacrifier) en insistant sur la vérité des faits utilisés dans le film (interview à l’AFP, 13/03/2002). De même, en réponse à un journaliste de Radio-Vatican lui demandant s’il était nécessaire de raviver la polémique sur Le Vicaire, il répond en soulignant le caractère radicalement pervers du génocide des Juifs et met en cause l’attitude de l’Église catholique durant la Seconde Guerre mondiale, sous la dictature argentine et lors du génocide au Rwanda (J.-M. Frodon, "La présentation à Berlin d’“Amen”, de Costa-Gavras, suscite une polémique", Le Monde, 15/02/2002, p. 32).
Nombre de journalistes qui traitent de la polémique ou analysent le film en considèrent la thèse comme évidente - Le Figaro se distinguant en relayant très largement les positions catholiques favorables à Pie XII. Le débat se place rarement à un plan cinématographique (l’adéquation des techniques utilisées et des choix de représentation avec le discours que l’on entend produire, par exemple J.-M. Frodon, "Costa-Gavras force les silences de l’Église", Le Monde, 27/02/2002, p. 32) mais à un plan moral ou affectif. Plus que la question cinématographique de la représentation de l’extermination des Juifs, l’attitude de l’Église catholique est mise en cause : "Costa-Gavras, c’est tout à son honneur, ne montre rien de l’horreur des camps. Seuls des trains vides, toujours prioritaires, qui sillonnent en permanence les campagnes allemandes témoignent que, pendant que le Vatican tergiverse, l’extermination continue…." (Noël Tinazzi, « “Amen”, ainsi soit l’extermination », La Tribune (Desfossés), 27/02/2002)
L’histoire est bien sûr convoquée pour appuyer le propos du film. Une ambivalence peut cependant être relevée. D’un côté, il est posé que Pie XII savait, qu’il s’est tu et n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire. D’un autre, l’obligation de prendre en compte la dimension fictionnelle du film, défendue par Costa-Gavras et soulignée par les évêques français et les défenseurs de Pie XII, oblige à laisser une place au travail des historiens. Mais le débat rebondit immédiatement sur l’ouverture des archives du Vatican. Ce point est depuis quelques années un des éléments du débat sur l’Église et le génocide des Juifs. Son traitement par les journalistes, voire par certains historiens, est intéressant. L’idée générale est que s’il n’avait rien à cacher, le Vatican ouvrirait ses archives; on ne peut donc faire entièrement confiance aux documents déjà publiés par ses soins; l’accès à tous les documents permettrait de faire un point définitif sur la question. Il est donc ici supposé que la vérité se trouve écrite dans des objets au statut particulier, et qu’il suffit d’y avoir accès pour savoir. C’est faire peu de cas des acquis de l’épistémologie de l’histoire: l’historien, pour interroger le passé en fonction du présent, invente des témoignages, c’est-à-dire qu’il donne à des objets du passé, quel qu’il soit, le statut de document historique, et qu’il construit à partir d’eux un discours cohérent répondant à ses problématiques.
La question n’est bien sûr pas ici de juger les médiateurs culturels au nom d’une compétence professionnelle spécifique, celle de l’historien. Il ne leur appartient en effet pas de l’avoir, puisqu’elle n’est pas fondatrice de leur fonction. Ce décalage entre deux pratiques professionnelles met en fait en relief les caractéristiques du débat en régime d’opinion organisée par la presse: l’absence de temps pour la suspension du jugement, l’absence de relation critique à son propre positionnement, l’absence d’acceptation de la complexité de l’analyse. Il amène aussi à souligner la participation récente des historiens professionnels aux débats croissants sur les questions passées aujourd’hui abordées sous l’angle moral (l’Occupation, la guerre d’Algérie). Il leur est ainsi conféré un statut d’expert, sur lequel peu d’entre eux se sont interrogés. Retenons au moins, pour le sujet qui nous intéresse, que cet expert se voit reconnu, en raison de son extériorité au sujet, ou plus précisément de son approche particulière, une autorité réelle qui lui confère une légitimité supérieure à celle de l’Église catholique pour traiter de l’attitude de cette dernière.
Le monde des médiateurs culturels peut ainsi continuer à approcher avec sa propre grille d’analyse une réalité contre laquelle il s’est construit. Il oppose ainsi à l’autorité de l’institution religieuse une autre autorité, sur laquelle la première n’a pas de prise. Cela manifeste bien que, dans le régime de la modernité contemporaine, l’Église catholique a perdu la capacité à donner un sens non seulement au monde, mais aussi à sa propre histoire et à son propre positionnement.
Les laïques
Parmi les autres détracteurs de Pie XII se retrouvent d’abord les promoteurs de la laïcité anticléricale qui animent le Réseau Voltaire. Thierry Meyssan, son fondateur et président, passé dans sa jeunesse au séminaire d’Orléans, s’est ensuite éloigné du catholicisme, et s’est engagé dans la défense des homosexuels au nom des droits de l’homme et de la laïcité (Projet Ornicar, fondé en 1989). Les relations tissées à cette occasion, parmi les milieux politiques, homosexuels et francs-maçons (T. Meyssan appartient au Grand-Orient), conduisent à intervenir dans l’élaboration du nouveau Code Pénal afin de faire disparaître la notion de "bonnes mœurs". Le Réseau Voltaire pour la défense de la liberté d’expression et d’information, la laïcité et la lutte contre l’intégrisme moral et la censure, surgit de ces activités en janvier 1994.
Agissant sous la forme de réseau d’information, bénéficiant de nombreux contacts, il étend ses activités à la sphère politique, enquêtant sur les réseaux africains de la France, luttant contre l’extrême-droite, tout en militant toujours pour l’abolition des discriminations fondées sur la sexualité - en raison de ses engagements et de l’identité de son trésorier, Michel Sitbon, notamment éditeur de sociétés de services télématiques pornographiques, des mouvements catholiques intransigeants ont accusé le Réseau Voltaire d’être un lobby de défense de la pornographie. La publication du mensuel Maintenant (01/1995-03/1996) manifeste la surface atteinte par le Réseau qui s’engage nettement contre la venue de Jean-Paul II en France en 1996, contre les Journées Mondiales de la Jeunesse de Paris en 1997. Soutien critique de la "majorité plurielle" en 1997, implanté dans le monde politique (T. Meyssan est secrétaire du Parti Radical de Gauche ; deux élus du parti écologiste Verts, Yves Frémion et Jean-Luc Benhamias, sont membre du conseil d’administration), le Réseau continue son action politique. Sa relative notoriété a permis à son président de pouvoir lancer avec succès un ouvrage dénonçant dans les attentats du 11 septembre 2001 un complot du lobby militaro-industriel étatsunien, L’effroyable imposture (Éditions Carnot).
L’engagement du Réseau Voltaire contre Pie XII se fait au nom de la laïcité, de la perversion que représente la religion. Réagissant aux protestations de Mgr Ricard, président de la Conférence des évêques de France, il déplace le débat sur le terrain historique. Son site internet met rapidement à disposition d’abord un, puis deux textes de l’historienne Annie Lacroix-Riz, extrêmement critique pour Pie XII et l’Église catholique. Quelques jours auparavant, un des messages de sa liste de diffusion dénonçait l’attitude de Pie XII pendant la guerre en renvoyant à Annie-Lacroix Riz. Cette historienne, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-VII, a participé au débat de KTO et publié une tribune libre dans Le Monde du 25 février. Elle permet d’aborder le dernier cas d’engagement contre Pie XII.
Annie Lacroix-Riz
En 1996, elle publie chez Armand Colin Le Vatican, l’Europe et le Reich. De la Première Guerre mondiale à la guerre froide, fraîchement accueilli par les historiens français du catholicisme contemporain. Elle y défend en effet la thèse d’un philogermanisme du Vatican depuis la fin du XIXe siècle, transcendant les clivages politiques, et qui, conjoint à l’antisémitisme puissant des milieux de la Curie et de Pie XII, et à l’anticommunisme viscéral, sert de base au refus du Vatican d’intervenir en faveur des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cette interprétation pourrait s’expliquer par l’utilisation presque exclusive des archives du Ministère français des Affaires étrangères (la diplomatie française juge de 1914 à 1940 que le Vatican est pro-allemand) et des sources diplomatiques anglaises et étatsuniennes, au détriment des autres sources non publiées ou des Actes et Documents du Saint-Siège pendant la Seconde Guerre mondiale, qu’A. Lacroix-Riz ne juge pas fiables. Elle pourrait s’expliquer aussi par une stratégie universitaire de scandale: A. Lacroix-Riz ne provoque-t-elle pas de nouvelles polémiques, en 1996 en affirmant que le groupe français Ugine a fabriqué du gaz Zyklon B pour les chambres à gaz, en 2000 sur le rôle des patrons français sous l’Occupation nazie (Patrons et banquiers français sous l’Occupation. La collaboration économique avec le Reich, Armand Colin)? La dénonciation d’une censure exercée à son encontre ou d’une autocensure pratiquée par les "mandarins" et les institutions assure un fort écho à ses thèses historiques. Il pourrait s’expliquer aussi par son histoire familiale, puisque son grand-père est mort à Auschwitz. Elle pourrait enfin s’expliquer par son engagement communiste: A. Lacroix-Riz est présente régulièrement à la Fête deL’Humanité, un des rassemblements annuels des communistes français ; elle participe en février 2000 à une réunion organisée par la Coordination des Militants Communistes du PCF, hostiles à l’évolution actuelle du Parti Communiste Français, revendiquant le marxisme, les objectifs révolutionnaires et la lutte contre l’Europe capitaliste; et c’est L’Humanité, le journal communiste, qui l’a soutenue dans ses polémiques sur le Zyklon B.
On retiendra d’ailleurs cette dernière explication, sans vouloir lui donner, pas plus qu’aux autres hypothèses, un statut heuristique. Mais il permet de progresser par une mise en relation rhétorique. En effet, si le marxisme se caractérise par son matérialisme, on comprend que le fond de la position d’A. Lacroix-Riz soit d’approcher "l’Eglise comme une institution pleinement matérielle, temporelle", ainsi qu’elle le dit dans un entretien au mensuel communisteRegards en février 1997. C’est justement le point qui retient Costa-Gavras, on l’a vu. On atteint ici un élément important du débat: le statut du Saint-Siège dans le monde contemporain. Passons par l’analyse de la défense catholique pour le montrer.
III. Les défenses catholiques
Deux lignes de défense
Si une pluralité de lignes catholiques peut s’observer, et mériterait elle-même une analyse, seuls nous retiendront ici ceux qui parlent en faveur de Pie XII. En effet, leur réaction est capable de montrer où le débat se pose, alors que les catholiques abondant partiellement ou totalement dans le sens des attaquants se tiennent souvent sur la ligne de ces derniers - avec une utilisation plus accentuée de l’attitude prophétique, car ce critère existe au sein du catholicisme.
La première dimension de la riposte est méthodologique, on l’a déjà évoquée: un film est une fiction, ce n’est pas de l’histoire. Aussi regrette-t-on que n’aient pas été mieux distingués, ou précisés, les divers registres. Le passage à l’histoire se fait alors facilement. À l’accusation sont donc opposés des analyses et des faits. Sont ainsi présentées les témoignages à décharge pour Pie XII: de sa secrétaire, Sœur Pascalina Lehnert, jusqu’à l’hommage de Golda Meir à la mort de Pie XII en 1958, en passant par les interventions diplomatiques et les dons de Pie XII en faveur des Juifs. L’inaction des Alliés est aussi soulignée. Enfin, la complexité de la situation, l’ambiguïté du réel, sont soulignées, ainsi que la difficulté de juger le passé à partir du présent. Ainsi, la méthodologie renvoie à l’histoire puis à l’épistémologie et à l’éthique. Cependant, ces plans ne sont pas articulés précisément, et sont seulement juxtaposés.
L’argumentation catholique se rapproche ainsi de celle utilisée par les critiques de Pie XII. Aux faits sont opposés des faits, aux certitudes d’autres certitudes. Une tentation positiviste se manifeste nettement, avec l’illusion de l’objectivité absolue, touchant les deux camps. La défense conduit ainsi les autorités catholiques à s’en remettre aux débats d’historiens, comme le demande Mgr Ricard, président de la Conférence épiscopale française, le 15 février. L’Église catholique se fait alors dépendante d’une discipline qui lui dit de l’extérieur sa vérité, afin qu’elle puisse en tirer les conséquences qui ne peuvent avoir pour elle de signification que spirituelles. Se retrouve le positionnement qui était celui de la déclaration de repentance de Drancy, en 1997, lorsque l’Église catholique française avait dit avoir péché envers les Juifs durant l’Occupation. Se retrouve ici l’incapacité de l’Église catholique à se donner à elle-même sa propre signification dans un monde qui ne lui reconnaît plus de signification. Sa situation sociale réagit sur son autoconception - ce qui n’est pas sans susciter de vifs débats internes.
Un autre positionnement, plus complexe, peut s’observer, qui a été développé par le journaliste Jean-Yves Riou. Ayant une formation d’historien (il a publié Scoutisme en crise, 1945-1987, CLD, 1987), journaliste, il a toujours manifesté le souci de vulgariser les résultats de l’historiographie du christianisme contemporain. Il a ainsi été à l’origine de la création du Carrefour d’histoire religieuse en 1991, université d’été itinérante réunissant universitaires, étudiants, journalistes, curieux, membres des clergés. Il a pour cela rencontré l’accord d’Yves-Marie Hilaire, professeur à l’Université de Lille-III (aujourd’hui émérite), et de Gérard Cholvy, professeur à l’Université Paul Valéry-Montpellier-III, qui avaient largement participé au renouvellement de l’histoire religieuse française en publiant l’Histoire religieuse de la France contemporaine (Privat, 1985-1988). Puis il lance en 1999 Histoire du christianisme Magazine, qui fait appel à nombre d’universitaires (dont Y.-M. Hilaire comme conseiller éditorial) considérés par A. Lacroix-Riz comme des "historiens catholiques, au sens institutionnel du terme" (La Pensée), pour vulgariser les acquis de la recherche. Le numéro 7 était consacré à réfuter les thèses de John Corwell dénonçant en Pie XII Hitler’s Pope. Il est ainsi en position favorable pour pouvoir prendre la tête de la réaction catholique historique à Amen. Il lance d’ailleurs le numéro 9 de son magazine dès la sortie du film, consacrant un dossier aux "trois tentations de Costa-Gavras".
Ses relations journalistiques lui permettent une large occupation des médias (agence de presse ZENIT Le Figaro avec Y.-M. Hilaire,France catholique) qui assurent à son magazine une réelle publicité. Son positionnement historique n’est pas sans rappeler celui des évêques. Il est cependant plus complexe, puisqu’il entend déplacer le débat à deux niveaux. D’abord, il ratifie pleinement la dimension morale de toute réflexion sur le génocide des Juifs, sa qualification de sujet métaphysique, et la démarche de repentance. Mais il pose qu’une telle approche ne peut se déployer pleinement qu’à condition que l’approche historique soit pertinente. Aussi développe-t-il un combat historique contre la thèse de l’inaction de Pie XII. À un deuxième niveau, il développe une réflexion sur la réaction au génocide des Juifs et sur l’attitude face à un monde désespérant. Il remet alors en question le rôle prophétique revendiqué par Costa-Gavras : "qui va dénoncer les maux de ce monde désespéré? Qui va être l’espérance des faibles, des pauvres et des victimes ? Qui va être la conscience morale? Réponse : mais le cinéaste bien sûr. L’artiste bien sûr. Nous sommes là au cœur du conflit “magistériel” qui oppose les médias, dont le cinéma, et l’Église catholique. Les médias comme référence morale, ce n’est pas crédible. Les médias jouent parfois le rôle de contre-pouvoir, ce qui est bien, mais que sont-ils d’autre qu’un miroir?" (interview dans France catholique, 01/03/2000, p. 14).
L’intransigeance maintenue
Ces deux lignes de réaction sont finalement convergentes. Au plan historique, la défense du pape met en valeur son action diplomatique efficace. Elle permet ainsi de mettre implicitement en relief la particularité de la position de l’Église catholique, seule institution religieuse à disposer, en raison de son histoire, d’une souveraineté reconnue au niveau diplomatique. Bref, les fruits de l’intransigeance sont soulignés - car qu’est-ce d’autre qu’un fruit de l’intransigeance que l’État de la Cité du Vatican, dénégation matérielle de la privatisation du religieux et de ses institutions, voulue par l’État libéral qui entendit faire disparaître la souveraineté temporelle des papes au XIXe siècle?
Ensuite, l’affirmation d’un conflit de magistère et les insistances sur les questions éthiques soulevées par Amen, soutiennent également la néo-intransigeance catholique. La capacité de l’Église à apporter du sens dans un monde qui en est privé est soulignée. Ce sens religieux est d’ailleurs seul porteur d’humanité vraie. Mgr Deniau affirme ainsi dans La Croix du 12 mars, à propos de la résistance spirituelle: "[Ceux qui s’opposèrent au nazisme au nom des valeurs chrétiennes] n’étaient pas sûrs d’avoir raison; mais, dans leurs décisions risquées, ils savaient que c’était pour eux la voie pour rester humains, ou pour le devenir."
Cette double voie dissocie ainsi prophétisme et diplomatie. Le pape ne se voit plus, dans ce cas précis, reconnaître un statut de prophète, transféré aux catholiques qui réagirent. Le prix à payer pourrait être lourd: abonder dans le sens d’une réduction du Vatican à un État politique, purement temporel. Aussi le contre-feu surgit en mettant en accusation les accusateurs: "A y regarder de près, il est curieux que l’on prête tant de puissance au Pape pour stopper des forces armées, alors qu’aujourd’hui les paroles de son successeur sur la vie ou les problèmes de société sont traitées par l’indifférence, voire ridiculisées dans nos médias." (Mgr Gérard Defois, Église de Lille, n° 5). La question est déplacée pour ne pas avoir à en supporter les conséquences.
Mais cette contradiction n’est que l’application à un point particulier d’une contradiction actuelle du catholicisme. Selon une ligne d’interprétation de Vatican II, la vérité s’impose seule, sans le secours des hommes. Aussi toutes les médiations sociologiques ont-elles été dévalorisées dans l’accès à la foi. La "rencontre personnelle" a été valorisée, sans que soient pris en compte les conditionnements sociologiques qui permettent l’effectuation d’une conversion religieuse. Cette position oublie tous les travaux de sociologie religieuse menés au sein même du catholicisme, et dévalorise tout le travail mené par l’Action catholique depuis les années 1900 pour transformer les structures afin que celles-ci puissent se révéler aptes à permettre une médiation religieuse efficace. Il n’y a pas lieu de s’intéresser ici aux causes de ce double phénomène, qui relève de la dynamique insufflée dans le catholicisme par le mouvement catholique issu de Léon XIII, ayant sa logique propre tout en réagissant avec un monde génétiquement mutant. Relevons seulement que cette position présente l’avantage d’être en consonance avec la liberté de conscience valorisée par la modernité.
Elle n’est cependant pas appliquée au Vatican, spécialement dans le cas de Pie XII, et il faut comprendre pourquoi. On comprendra mieux alors la situation du catholicisme dans la modernité.
IV. Le catholicisme dans la modernité
Le Saint-Siège
On a parlé de contradiction entre un positionnement prophétique du pape et de l’Église postulé par l’abandon du rôle des mécanismes sociaux dans le développement de l’emprise sociale catholique, avec la valorisation de l’action diplomatico-humanitaire de Pie XII. C’est d’ailleurs sur ce point que portent les critiques contre Pie XII : l’institution Vatican n’a pas été prophétique comme elle aurait dû l’être, en raison de la pesanteur de ses mécanismes tant psychologiques qu’idéologiques ou sociologiques.
Cette contradiction est structurelle du catholicisme dans la modernité. En effet, le Vatican relève, au sein de la modernité politique, d’une survivance de l’Ancien Régime politique qui voyait les institutions religieuses posséder la souveraineté. Cette position n’a pas été maintenue sans difficultés. Mais elle l’a été, dans un but précis: garantir une permanence de l’intransigeance par la pérennité de l’institution Saint-Siège portant le pape comme chef suprême et reconnu comme tel de l’Église. Le Saint-Siège relève de la stratégie papale contre le monde moderne. Sa fonction purement instrumentale, revendiquée, assure au chef catholique, par la reconnaissance internationale dont l’État de la Cité du Vatican fait l’objet, une possibilité de s’exprimer en tant qu’institution religieuse au sein même d’une modernité qui repose sur la privatisation du religieux.
Il n’est donc pas possible, pour les catholiques, de remettre en cause le Vatican en tant qu’institution sociale. Si son fonctionnement peut être critiqué, son existence ne peut être refusée. Elle a permis le maintien d’une visibilité sociale du catholicisme et a assuré en partie la permanence de son emprise. Dénoncer le Vatican, ce serait scier la branche sur laquelle on est assis, la seule base reconnue par la modernité qui permet de la contester. Assumer le Vatican, c’est aussi reconnaître l’importance de l’action structurée et organisée, le rôle des médiations sociales, le jeu toujours incertain des intérêts et des passions. Bref, c’est tenter de résoudre la contradiction en faisant jouer le prophète en partie sur le registre du diplomate ou de l’intellectuel, qui se caractérise notamment par sa capacité à modifier la réalité sociale en jouant des éléments sociaux (réseaux de relations et d’influences, journalistiques, politiques ou sociaux).
Mais en même temps, ce succès réel qu’est le Saint-Siège, patiemment construit de Léon XIII à Pie XI, et relancé spectaculairement par Jean-Paul II, piège le catholicisme.
Le catholicisme piégé
Le prophétisme permet ici aussi d’avancer. Il peut paraître paradoxal que les contestataires de Pie XII s’appuient sur des concepts catholiques pour juger le chef catholique. D’une certaine manière, c’est de bonne guerre: on retourne les concepts de l’« ennemi » contre lui. D’un autre côté, cela montre que l’Église catholique a su imposer à la modernité ses cadres de fonctionnement. Le catholicisme c’est le pape, y compris chez les non catholiques, lointaine victoire du concile Vatican I (1870), qui, définissant le dogme de l’infaillibilité pontificale, consacra et engendra une concentration de l’identité catholique dans la personne du pape. Et ce pape est prophète.
Cependant, l’imposition est loin d’être parfaite, on l’a déjà vu : la réception favorable du discours social des papes s’oppose à celle de leur discours moral, alors que, pour les papes, tous deux relèvent du même philanthropisme. La modernité a intégré le prophétisme papal selon sa logique de l’autonomie et du bonheur individuels, non selon la logique catholique. Ce qui est reconnu au catholicisme, parce qu’il peut servir à la réalisation des fins de la modernité, c’est un rôle social strictement délimité. Afin d’éviter que ne se produise une destruction des individus lors de conflits militaires ou civils ou lors de situations dont la solution politique délicate et complexe restreint l’action des États, l’Église catholique, et en fait toute religion, doit jouer un rôle de stigmatisation et d’inhibition morale des acteurs. L’institution religieuse doit être prophétique dans des circonstances précises. Elle n’a même que cette fonction: parler, plus qu’agir - ce sont les intellectuels qui agissent, ou les ONG, pas les institutions religieuses.
Ainsi, le catholicisme, qui a su en partie imposer son prophétisme à la modernité, se voit accusé par cette dernière de n’avoir pas été fidèle à ce qui le fonde. Il est piégé par son succès. On comprend ici mieux ce paradoxe qui voit des milieux qui défendent avec force la privatisation du religieux, c’est-à-dire l’illégitimité de la prise de position publique des responsables religieux dans l’espace démocratique-libéral, attaquer cependant ces mêmes responsables (ici Pie XII) parce qu’ils n’ont pas pris position. Les religions n’ont pas tenu le rôle qu’elles devaient tenir. On retrouve la logique de cette critique libérale dans les récriminations critiques bourgeoises contre les prêtres engagés en politique et soutenant les revendications ouvrières, ne garantissant pas l’ordre social en prêchant la résignation.
Les valeurs des États
L’attribution d’un rôle inhibiteur aux institutions religieuses peut aussi permettre de comprendre le silence relatif sur le rôle des États. Alors qu’ils possèdent des moyens d’exercer en faveur des populations persécutées une violence légitime efficace (la guerre), ils sont pourtant peu mis en accusation pour leur absence d’action en faveur des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, ils se présentaient alors, et se présentent encore, comme les défenseurs du droit, de la justice, de la liberté.
Il faut pour expliquer ce paradoxe relatif considérer les valeurs modernes que les États disent défendre. Dans le régime de la modernité, la politique se fonde sur la gestion concrète de l’absence d’unanimité sociale sur les fondements des valeurs ultimes. L’accord ne peut donc se faire que sur les mécanismes politiques et sociaux qui permettront la gestion de ce désaccord fondamental. Cependant, les États revendiquent des valeurs qu’ils inscrivent même dans leur textes fondateurs. Mais ces valeurs ne sont pas absolues, en ce sens qu’elle ne sont pas définies positivement par une argumentation philosophique permettant de leur donner une base permanente et définitive. Leur définition relève davantage de la négativité: les valeurs libérales et démocratiques, non démontrées, posées comme des axiomes ou des postulats, sont les conditions élémentaires permettant une vie paisible des hommes dans une société qui n’a pas réalisé d’unanimité sur ses fondements et ses valeurs. Les valeurs sont immanentes, et non transcendantes.
Même, elles sont en fait les mécanismes de régulation du désaccord social fondamental : le déploiement illimité de l’activité individuelle sauf lorsque cette activité contredit trop celle d’autrui; la reconnaissance à tout individu des mêmes droits afin qu’aucun ne puisse se réclamer de son statut juridique personnel pour contraindre autrui en sa faveur; le débat public pour traiter des divergences sur l’organisation de la société, avec l’exclusion des arguments transcendants afin qu’aucun des participants ne puisse exciper de ces arguments pour imposer définitivement sa volonté aux autres; le vote majoritaire comme formalisation et expression de l’accord trouvé pour la solution des problèmes concrets; l’inaliénabilité des droits individuels et l’existence de voies de recours afin que jamais personne ne se retrouve dans une situation qui remettrait en cause sa vie.
Droits de l’homme, justice, liberté, égalité, démocratie, ne renvoient donc pas à des vérités, mais à des méthodes, valeurs fondamentales qui ne se modifient pas. Mais les sujets et domaines auxquelles elles s’appliquent connaissent une extension réelle. Ainsi, les droits individuels, d’abord politiques, sont bientôt devenus sociaux, appliqués aux relations entre les agents économiques. Ces droits ont aussi été étendus aux domaines aujourd’hui appelés sociétaux (notamment la sexualité). La jurisprudence ou la législation ont ici joué un rôle fondamental. Mais cette évolution n’a été possible que parce que ce sont les mécanismes qui sont absolus, et non des valeurs au contenu fixé. Ils peuvent donc s’appliquer à tous les domaines de la vie.
Par conséquent, les États ne peuvent être accusés que de n’avoir pas respecté des formes, pas d’avoir manqué au contenu qui n’existe pas. Pourtant, il est possible de comprendre ces valeurs comme réelles, et non formelles, comme transcendantes, et non immanentes. Ainsi font les intellectuels. Ainsi font aussi les institutions religieuses. Ils proclament un absolu à vivre. Mais l’actualisation de cet absolu rencontre les pesanteurs psychologiques, sociales et matérielles, et la distorsion entre l’actualisation et la proclamation est souvent réelle. Intellectuels et religions peuvent donc être mis en cause pour leurs insuffisances et leurs manquements, pour la distorsion.
Prophète et intellectuel
Mais comment comprendre alors que, dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, seul Pie XII voit se concentrer les reproches? Pourquoi cette opposition des intellectuels au prophète? Il pourrait être possible de défendre l’idée que la divergence provient du fondement de l’absolu. Les intellectuels, au sein de la modernité, sont eux aussi soumis à la gestion de leur désaccord sur le fondement des valeurs. L’accord a minima peut cependant être fait non pas, comme dans la sphère politique, sur les méthodes, mais sur l’axiomatisation des valeurs traduisant les méthodes. Transcendantalisation de l’immanence d’une certaine manière, mais transcendance qui n’est pas radicalement autre. La différence est réelle avec les institutions religieuses, qui font dépendre ces valeurs de la transcendance, de Dieu. Le conflit exprimerait alors l’opposition de deux groupes aux argumentations différentes, l’un accusant l’autre pour pouvoir assurer sa position, dans le contexte favorable d’une dévalorisation des institutions religieuses.
Sans vouloir nier cette dimension, plus intéressant au plan socio-historique est la prise en compte de la situation actuelle de l’intellectuel. L’intellectuel, on l’a vu, défend des valeurs transcendantalisées en utilisant les mécanismes sociaux qu’il maîtrise (publicité, réseaux). Il peut ainsi s’engager efficacement. Or, depuis une trentaine d’année, l’efficacité de l’engagement a diminué. En effet, un déplacement s’est opéré. La mobilisation de relais et de réseaux efficaces sur le pouvoir a perdu de l’importance face à la mobilisation de l’opinion par le biais des diffuseurs de sens. De plus, avec la diminution de l’emprise des grandes institutions portant des idéologies, et le recul de la capacité normative des idéologies, l’intellectuel a vu diminuer la légitimité de son action, qui reposait sur son inscription dans une configuration de confrontation des idéologies. Enfin, le développement accru des logiques marchandes dans l’espace culturel et des médiateurs de sens, qui suppose la maximisation du profit à partir de la production de biens culturels susceptibles de plaire rapidement au plus grand nombre, s’oppose à la rationalité et à l’ascèse des intellectuels.
Si peut ainsi se comprendre le combat de nombre d’intellectuels contre la « globalisation économique », la « mondialisation » ou la "marchandisation du monde", cette analyse ouvre aussi une voie pour comprendre la mise en accusation des institutions religieuses. Que reste-t-il en effet à l’intellectuel si son action n’est pas sûr d’être efficace? La protestation publique, c’est-à-dire le prophétisme pur. L’intellectuel devient ainsi un prophète parce qu’il ne lui reste rien d’autre, et un prophète au sens strict du terme: une voix qui crie dans le désert.
Mais cette évolution provoque une désillusion radicale. On peut douter qu’elle soit supportable longtemps. Non seulement le prix psychologique à payer serait trop grand, mais un rôle social construit sur l’échec systématique ne peut être institutionnalisé, car il est à lui-même sa propre négation. Aussi faut-il masquer cette désillusion. La manière ici retenue consiste à mettre en accusation l’institution sociale dont le rôle se rapproche le plus de celui que se donne l’intellectuel devenu prophète, qui peut être compris à partir de la notion de prophétisme qu’on lui reconnaît et qu’il s’attribue à lui-même, et dont enfin la situation sociale objective dévalorisée favorise la stigmatisation. Le pape correspondant à ces critères devient ainsi le bouc émissaire de la désillusion de l’intellectuel : il fixe en lui l’échec inacceptable que l’on projette sur lui.
Ainsi le pape paie-t-il le prix de son succès, de la relative transigeance catholique avec la modernité et de la crise de l’intellectuel. Il n’en reste pas moins que ce prix n’aurait peut-être pas été payé si n’avait été en question le génocide des Juifs.
V. L’ère des minorités?
La fin de la nation
Pie XII est en effet fortement attaqué parce qu’il apparaît lié à la destruction consciente et méthodiquement organisée d’une catégorie de la population sur des critères théoriquement exclus par la modernité (le biologique, le collectif inorganisé rationnellement), mais qui lui sont en fait intrinsèquement liés (l’ère des masses et l’ère de la race sont proprement modernes). Cette connexion n’existait pas avant le début des années 1960. Mais elle s’est alors réalisée. Plusieurs éléments y ont concouru. On a vu le rôle des mutations internes au catholicisme. Il faut prendre en compte deux autres éléments.
En premier lieu, la mémoire juive de la Seconde Guerre mondiale s’est alors affirmée. Jusqu’alors supplantée par la mémoire politique et nationale, elle a surgi dans les années 1960. L’État d’Israël, jusque là focalisé sur sa viabilité (tant militaire qu’économique), se "réapproprie" alors la destruction des Juifs d’Europe. Plus que la création en 1953 de la distinction de "Juste parmi les nations", qui récompensait les non Juifs qui avaient aidé les Juifs à échapper à la déportation et à la mort, c’est la capture et le procès d’Eichmann (1961) qui permettent de faire passer au premier plan dans la conscience israélienne, et plus largement juive, voire mondiale, l’extermination des Juifs. La même année, Raul Hilberg publie la première édition de sa somme The destruction of the European Jews. Le colloque de la revue Judaism tenu à New-York en 1967, pose quant à lui les fondements de la réflexion sur la singularité du génocide des Juifs.
En second lieu, la nation, qui était jusqu’alors le cadre premier de l’inscription de la modernité politique, a commencé à être remise réellement en question. La guerre froide valorisait les affrontements idéologiques transnationaux tout en suscitant des formes de limitation de la souveraineté nationale dans le domaine militaire par le biais des organisations de coopération. Le développement du rôle de l’ONU, avec l’augmentation du nombre d’États en raison des décolonisations, soutenait l’idée d’enjeux planétaires qu’une nation n’était pas à même de résoudre. La construction européenne limitait la souveraineté des États qui y participaient et sa réalisation faisait passer au premier plan le souci de la paix plus que celui de la suprématie d’une nation sur les autres, alors mis à mal par la décolonisation. Enfin, l’arrivée massive de populations immigrées dans des pays en reconstruction et en expansion économique remettait en cause, sans que l’on s’en rende compte puisque l’on ne croyait pas leur installation définitive, l’unité culturelle patiemment construite depuis plus d’un siècle et fondant la nation. Le nationalisme perdait ainsi de sa pertinence politique, quoi qu’ait tenté De Gaulle en France.
Ce recul du nationalisme, la mémoire juive du génocide et les interrogations sur le totalitarisme réagissent ensemble. Alors que la nation était l’instrument privilégié de construction d’une unanimité sans référence à des valeurs transcendantes, une prise de conscience des perversions suscitées par l’attribution à la nation de la valeur collective absolue au prix de la négation des droits inaliénables d’une partie des nationaux ou des étrangers se produit. Un basculement se réalise alors. La nation, organisée comme corps de citoyens égaux et d’individus aux libertés garantis unis par la fraternité, fondement de la modernité politique, est remplacée dans ce rôle par le génocide des Juifs.
Bien sûr, cette mutation ne se fait pas d’un seul coup. Une première rupture se produit à la fin des années 1960. Le Général de Gaulle s’efface alors, d’abord symboliquement en démissionnant en 1969, puis physiquement en mourant en 1970. Or il avait été l’un des principaux défenseurs d’une valorisation de la nation et d’une mémoire positive de l’Occupation. L’interrogation sur cette période prend alors une place croissante dans la mémoire française, et particulièrement chez une génération trop jeune pour avoir pu s’engager, alors que la conscience de la particularité du génocide des Juifs s’impose désormais. L’effacement des conflits entre systèmes idéologiques rivaux à partir des années 1980 permet à la mise en relation systématique du génocide des Juifs et de l’histoire de France de devenir obsédante.
Le paradigme génocidaire
Avec ce remplacement progressif de la nation par le génocide des Juifs, la positivité de la première laisse la place à la négativité du second, devenu le symbole absolu de l’homo homini lupus est, l’antithèse radicale de la modernité politique. Celle-ci est donc fondée désormais non plus sur un projet, mais sur un rejet dont les effets se manifestent de plus en plus depuis une trentaine d’années. La législation française est ici claire : loi de 1972 sanctionnant les opinions racistes ; loi de 1990 pénalisant la négation des crimes contre l’humanité. Le génocide des Juifs, par le biais du "crime contre l’humanité", notion juridique inventée pour le réprimer et dont il est la matrice, s’est ainsi imposé comme le fondement d’une justice et d’une morale internationales, bien difficilement construites cependant. Cette dimension symbolique ou paradigmatique du génocide des Juifs se manifeste clairement désormais dans la vie internationale, qu’il s’agisse du Rwanda ou de l’ex-Yougoslavie.
Ce phénomène n’a pu se produire que parce que le génocide est désormais apprécié de manière transcendante. La notion de "crime contre l’humanité" portait en elle une dimension morale, par sa formulation qui renvoie à l’humanité, c’est-à-dire à une définition stable et valable universellement dans le temps et dans l’espace de ce qu’est l’homme, qui a tardé à jouer à plein mais s’est indéniablement imposée. Les valeurs de la modernité tendent ainsi à se transcendantaliser, et cette transcendantalisation à s’imposer comme norme internationale. L’influence de la philosophie politique anglo-saxonne joue ainsi, de même que les débats sur le totalitarisme, ou encore la dimension messianique donnée à la démocratie libérale par les USA, voire la France. Cette dimension désormais morale et transcendante du génocide des Juifs, devenu le "pilier d’un type nouveau de religion séculière"explique la résurgence des débats, si l’on en croit l’historien Pierre Nora ("Pierre Nora, historien, directeur de la revue Le Débat, 'Tout concourt aujourd’hui au souvenir obsédant de Vichy'", Le Monde, 01/10/1997, p. 8).
Mais la protection internationale des minorités demeure encore surtout un vœu pieux. Le cynisme et le réalisme des relations internationales s’imposent, car la dimension internationale contraint l’action. Cette contrainte, réelle pour les États, l’est encore plus pour les intellectuels. Malgré le développement de réseaux internationaux (colloques, revues, traductions, etc.), l’efficacité de l’action des intellectuels dans d’autres pays que les leurs est très restreinte, voire nulle. La seule posture immédiatement accessible et à l’effet visible, socialement et psychologiquement valorisante, est donc celle du prophète, du dénonciateur public, du pétitionnaire ou du manifestant. Ainsi, y compris au plan international, l’intellectuel n’est plus ce qu’il était.
Minorités et victimes
L’institution du génocide des Juifs comme fondement symbolique négatif de la vie collective suscite aussi de nouvelles affirmations à caractère projectif. Représentant parfaitement la négation d’une minorité, il concourt bientôt à la réaffirmation des identités et des droits inaliénables des minorités, jusque contre la majorité. Non seulement aucune minorité ne doit être persécutée ou discriminée pour sa dimension minoritaire, en raison de la potentialité mortifère de toute discrimination ou persécution, mais même ses membres doivent bénéficier pour ce qui fait leur caractère minoritaire des droits inaliénables des autres citoyens et individus. Ainsi, tout groupe reconnu comme minoritaire, quel que soit son fondement (linguistique, biologique, sexuel), peut obtenir la validation de sa dimension minoritaire, au nom de la non-discrimination.
Cette valorisation se produit aussi à partir de l’affirmation de la valeur de la victime, très largement revalorisée depuis une trentaine d’années (il n’est que de constater la place acquise désormais par les victimes dans les procès d’assises). Il permet en effet d’obtenir réparation pour des préjudices subis par soi-même ou ses ancêtres, et d’accéder ainsi à l’égalité avec ceux qui n’ont pas souffert. Sans faire jouer le rapport de force, qui suppose une intégration sociale réelle, la proclamation du statut de victime permet aux petits et aux humbles, à ceux qui ne sont pas entendus, d’accéder à un statut assurant une valorisation. Cette reconnaissance du statut s’opère par la proclamation publique, par l’appel à l’opinion. L’affirmation et l’exposition de sa souffrance peut susciter l’adhésion par l’identification possible de tout un chacun à la victime, par le biais d’une réaction psychologique immédiate qui oblitère la réflexion critique.
Le nouvel enjeu n’étant plus les principes, mais les victimes, la proclamation de ceux-là est remplacée par la défense de celles-ci - le lien entre les deux peut exister bien sûr, renforçant même l’efficacité de la présentation comme victime. Ainsi pourrait se comprendre la tendance prophétique des intellectuels. La proclamation des principes étant peu efficace, puisque ces derniers sont difficiles à fonder malgré leur transcendantalisation accrue et à faire reconnaître et appliquer, la défense des victimes prend leur place. Mais, ne se faisant pas sur le plan rationnel et intellectuel, seul demeure pour les défendre le prophétisme, comme parole performatrice, proche in fine de l’auto-exposition de la victime.
Ainsi, Pie XII concentre en sa figure nombre des éléments qui structurent aujourd’hui nos sociétés: la recomposition du rôle de l’intellectuel à l’action peu efficace, les incertitudes du catholicisme néo-intransigeant dans un monde qui se vit et se veut post-chrétien au bénéfice des producteurs et diffuseurs de sens, la dimension symbolique et fondatrice en politique acquise par le génocide des Juifs, le rôle des minorités et des victimes, la difficile incarnation des valeurs modernes infondées mais transcendantalisées. Nombre de ces points relèvent d’une recomposition des sociétés, non encore achevée, si tant est que cela puisse l’être un jour. Aussi Pie XII focalise-t-il les débats, et les focalisera-t-il encore longtemps sans doute, tant que la recomposition ne sera pas achevée. En débattant sur Pie XII, c’est donc de nous que l’on parle. Encore faudrait-il le savoir.
Paul Airiau, Pensionnaire de la Fondation Thiers
Sources
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Site internet officiel de Amen:
www.amen-lefilm.com
Les encycliques peuvent être consultées en anglais, italien, espagnol et français, dans la majorité des cas, sur le site internet du Vatican:
http://www.vatican.va/holy_father/index_fr.htm
(une page pour chaque pape, une page pour chaque type de document (encycliques, discours, etc.).
On peut aussi les trouver sur www.christicity.com (rubrique "Ma foi", sous rubrique "Les encycliques").
Le discours de Pie VI à la dernière séance de Vatican II se trouve en anglais à:
www.ewtn.com/library/PAPALDOC/P6TOLAST.HTM
La déclaration Dignitatis humanæ se trouve en français à
www.portstnicolas.org
Les articles d’agences de presse, de journaux et d’hebdomadaires ont été consultés à partir du site par abonnement:
www.europresse.com
Leur consultation directe sur le site internet des journaux est rendue le plus souvent impossible par la pratique de la majorité des journaux de faire payer les articles anciens. Il est cependant parfois possible d’y avoir accès en utilisant un moteur de recherche performant (www.google.com) et en tapant des expressions ou des mots clés appropriés et associés (par exemple Costa-Gavras et Grumberg, Amen et Pie XII, génocide et Pie XII, silence de Pie XII). Parmi les exceptions:
L’Humanité (www.humanite.presse.fr)
ZENIT (www.zenit.org).
Parmi les articles utilisés, outre ceux cités dans le texte:
- Le Figaro : Jean-Yves Riou, "Quand l’histoire contredit la fiction", Yves-Marie Hilaire, "Pie XII redoutait plus Hitler que Staline!", Alain Barluet, "Dans la vallée des Justes", Stéphane Denis, "Deni Creator", 26/02/2002; "Costa-Gavras: “C’est mon opinion”", 27/02/2002, Marie-Noëlle Tranchant, "Amen de Costa-Gavras. Une machine de guerre", Le Figaroscope, 27/02/2002, p. 18; Armelle Heliot, "Jean-Claude Grumberg, auteur dramatique et coscénariste d’“Amen”. La dérision pour seule arme", Le Figaro, 07/03/2002, p. 29.
- Le Monde : "L’Église et la Shoah", 27/02/2002, p. 20; Bertrand Poirot-Delpech, "Le culte du logo", 20/02/2002, p. 18; Patrice de Beer, "La faute de Pie XII face à la Shoah", 02/03/2002, p. 16.
- Libération : Ange-Dominique Bouzet, "Amen ravive les plaies de l’Église sur l’Holocauste", Antoine De Baecque, Marie-Anne Matard-Bonucci, historienne, spécialiste de l’antisémitisme, "Dès 1942, le Vatican savait", Didier Peron, « Au cœur d’une douloureuse anmbiguïté", Edouard Waintrop, "Pie XII ou la collaboration passive", 27/02/2002.
- L’Express: Jean-Pierre Dufreigne, Marion Frestraëts, "Pie XII et les nazis: le film choc", 21/02/2002, pp. 8 sq; Jean-Pierre Dufreigne, "Amen. de Costa-Gavras" et "Digne de foi", L’Express, 28/02/2002, pp. 44 ; Marion Festraëts, "Amen. Au-delà du film - La réponse de L’Express", 14/03/2002, p. 86.
- Le Point: François-Guillaume Lorrain, "Costa-Gavras au sein de l’enfer", 22/02/2002, p. 101 sq.
- La Croix: Paul Thibaud, "“Amen”, une rhétorique réductrice", 28/02/2002 ; Nicolas Seneze, "La chaîne KTO se penche sur le film 'Amen’", 04/03/2002, p. 25.
- autres: Annie Coppermann, "Le silence du pape", Les Échos, 27/02/2002 ; p. 49, 62; Jean Roy, "Costa-Gavras, pour que le pire perde", L’Humanité, 27/02/2002, p. 20.
Sur le réseau Voltaire et T. Meyssan:
- site internet du réseau: www.reseauvoltaire.net
- Projet Ornicar: http://membres.lycos.fr/kademos, dont le site donne en fichier PDF le premier rapport moral du Projet Ornicar; des éléments aussi surwww.reseauvoltaire.net, en recherchant dans les archives du magazine Rebel
- O. Drape, "Les “militants” de la laïcité et leurs organisations"
www.centredeformation.net/actu/mil_laic.htm
(texte du Centre de Formation à l’Action Civique et Culturelle selon le Droit Naturel et Chrétien, héritier de la Cité catholique, organisme catholique d’obédience intransigeante).
- N. Weill, "Thierry Meyssan : de la lutte contre la calotte à la politique mondiale"
http://interactif.lemonde.fr/article/0,5611,2850--267441-0,FF.html.
Sur Annie Lacroix-Riz:
- ses analyses de l’attitude Pie XII:
http://www.reseauvoltaire.com/article7605.html
www.lemonde.fr/article/0,5987,3232--264195-,00.html
- ses problématiques: www.regards.fr/archives/1997/199702/199702cit04.html
- son engagement communiste: http://www.chez.com/initiativecommuniste/
www.chez.com/initiativecommuniste/journal/doc/IC9_0701.doc (fichier à télécharger ou à ouvrir depuis son emplacement, et rechercher le numéro 3)
- "L’historienne par qui le scandale du Zyklon B est arrivé dans l’Hexagone, l’universitaire Annie Lacroix-Riz répond à nos questions"
http://www.humanite.presse.fr/journal/archives.html
(date de l'interview: 21/12/1999)
Sur Oliviero Toscani:
www.olivierotoscani.com
http://www.the-artists.org/ArtistView.cfm?id=D9900EF2-C762-11D4-A93800D0B7069B40.
Sur Jean-Yves Riou:
- "L’aventure chrétienne en magazine", France catholique, 11/06/1999, pp. 14 sq.