Connaisseur des minorités musulmanes en Asie, Michel Gilquin - associé au Centre Jacques Berque de Rabat et travaillant également avec l'IRASEC (Institut de Recherche sur l'Asie du Sud-Est Contemporaine), à Bangkok - avait déjà offert aux lecteurs de Religioscope une synthèse sur les musulmans du Sri Lanka. Dans ce nouveau texte, il se penche sur une autre communauté musulmane peu connue du grand public: les Rohingyas du Myanmar (Birmanie). Comme on le verra, leur situation est précaire.
Connue pour être une mosaïque d’ethnies, la Birmanie - Etat fédéral que la junte au pouvoir à Rangoon a rebaptisée, en 1989, Myanmar - est également un patchwork de confessions: à côté des bouddhistes, très largement majoritaires, on trouve des chrétiens, principalement dans les ethnies Chin ou Karen, et des musulmans.
Comme dans beaucoup d'autres régions de l'Asie, si ethnicité et religion se superposent souvent, les aléas de l'Histoire etles déplacements de population ont toutefois quelque peu brouillé cette équation simpliste.
L'Islam en Birmanie est en effet, pour une large part, la culture d'une population ayant ses racines sur un territoire où elle était implantée, l'Arakan, aux confins du Bangladesh, mais aussi le référent d'un archipel de petites communautés, issues d'ethnies diverses, parfois installées à l'époque coloniale, et saupoudrées dans tout le pays.
Les conditions de vie imposées aux musulmans permettent d’établir un double constat: d’une part, il s’agit de placer sous tutelle une population frontalière dont les liens avec le Bengale musulman est ancien, et, à ce titre, ce contrôle et cette répression s’inscrivent dans le schéma général de domination des ethnies minoritaires situées dans les régions périphériques ; d’autre part, il s’agit de "casser", là où elles se trouvent, les particularités de communautés qui apparaissent comme rétives aux injonctions d’un pouvoir centralisateur et homogénéisateur qui veut asseoir l’hégémonie du nationalisme birman (2/3 des habitants du pays sont d’ethnie birmane). A l’oppression que subit l’ensemble des composantes de la société birmane, s’ajoute là une discrimination implicite et les exemples abondent où les autorités, bien que se déclarant officiellement non responsables des incidents, ont attisé, voire déclenché de violents heurts interconfessionnels, n’hésitant pas à déguiser en bonzes des agents provocateurs. Il est, en outre, notoire que, à chaque vague de rapatriements de réfugiés, qui interviennent épisodiquement lors d’accords avec Dacca ou Bangkok, nombreux sont les musulmans écartés de ces retours sous le prétexte avancé par les autorités birmanes que leur nationalité (citoyenneté) serait sujette à caution.
Les musulmans de l’Arakan : les Rohingyas [1]
L’Arakan, Etat occidental de Birmanie, qui fut un royaume indépendant où régnèrent des sultans de 1430 jusqu’en 1783, se trouva, à cette date, conquis par l’empire birman en pleine expansion [2] . Par la suite, à partir de 1825, il connut la domination britannique qui finit par s’étendre sur l’ensemble de la Birmanie actuelle. Divisant pour régner, les autorités du Colonial Office, qui rattachèrent l’ensemble des territoires nouvellement sous leur contrôle à leur Empire des Indes (ils n’en furent détachés qu’en 1937), s’employèrent à opposer ethnies et confessions. En outre, des Bengalis ou des musulmans originaires d’autres régions du sous-continent s’installèrent en petit nombre, dans le commerce ou dans les emplois subalternes de l’administration coloniale. Ce phénomène migratoire, exagéré par les nationalistes birmans depuis la lutte pour l’indépendance, leur a toujours servi d’argument pour considérer les musulmans - dans leur globalité - comme des auxiliaires du colonialisme britannique. De là à les considérer comme "étrangers" suspects de déloyauté à l’égard de la Birmanie, il n’y avait qu’un pas, que beaucoup de Birmans, y compris démocrates, n’ont pas hésité à franchir. L’Arakan actuel étant, pour une part, peuplé de bouddhistes, appelés Rakhines, la tentation de récuser l’autochtonie des habitants musulmans a pu se faire jour, bien que ceux-ci, jusqu’en 2000 [3], aient toujours revendiqué, non une séparation mais une autonomie authentique au sein d’une Fédération de Birmanie respectant de manière démocratique leur spécificité culturelle et confessionnelle.
Ce poids des contentieux de l'Histoire explique la défiance dont sont victimes les musulmans de l'Arakan. Dans le langage courant, les musulmans sont ainsi désignés par le vocable de "kala", qui suggère une altérité géographique, une extranéité. Ce n'est donc pas la junte au pouvoir à Rangoon qui a inventé, ex nihilo, des comportements hostiles - ou, à tout le moins, très marqués de préjugés - vis à vis de la minorité musulmane du pays. Cependant, après son désaveu par les urnes en 1990 et en s'accrochant malgré tout au pouvoir pour poursuivre la prédation du pays, elle s'est employée à faire de la minorité musulmane un bouc émissaire commode pour détourner sur elle les frustrations et la colère d'une population qui subit le travail forcé et la misère grandissante.
Oppression et exode
C’est ainsi que, au début de la décennie 1990, soit peu après l’annulation des élections, une vague de répression prenant la forme d’une entreprise de "nettoyage ethnique"s’est abattue sur la population musulmane de l’Arakan, concentrée surtout dans la partie septentrionale de cet Etat: cela a entraîné l’exode de 250.000 à 280.000 réfugiés vers le Bangladesh voisin, bien en peine de les accueillir, leurs conditions de vie dans des camps de fortune étaient épouvantables. L’UNHCR est toutefois parvenue, dans une opération qui s’est achevée vers 1996, et en acceptant des compromis fort controversés [4], à pouvoir faire rapatrier environ 90% d’entre eux ; il en reste encore 21.000 dans deux camps proches de Cox’s Bazar, dans la partie méridionale de l’ancien Pakistan oriental, sans parler, selon diverses sources convergentes, de plusieurs dizaines de milliers de clandestins qui ont de nouveau franchi la frontière.
[Sur la situation des Rohingyas réfugiés au Bangladesh, l'ONG Médecins sans Frontières (MSF) vient de lancer un signal d'alarme: cliquer ici pour des précisions.]
Car ceux à qui on a imposé le retour se voient dénier les droits élémentaires, sont soumis au travail forcé et discriminés par rapport aux Rakhines. Leur statut de citoyens de Birmanie leur est généralement contesté, en fonction d’un décret de 1982 [5] . Une milice constituée par la junte, la Nasaka, fait régner la terreur, confisquant des terres et commettant de multiples exactions: assassinats, viols, tortures sont monnaie courante… De véritables raids destructeurs sont opérés sur des villages qui apparaissent suspects, comme en ont encore été victimes six à proximité de la capitale de l’Etat, Sittwe (que les musulmans appellent Akyab) le 4 février 2001. En dépit des restrictions pour circuler, certains Rohingyas tentent parfois de s’exiler plus loin, mais de façon plus discrète et sur une base individuelle : de façon chronique, et bien que ce pays refuse les immigrants depuis la crise de 97, parviennent en Malaisie des candidats au droit d’asile, les derniers en date s’étant, il y a quelques semaines, barricadés dans un bâtiment des Nations Unies de Kuala Lumpur…
Certes, d'autres minorités ethniques de Birmanie sont également victimes du pouvoir en place à Rangoon et guerroient depuis des décennies contre l'armée du pouvoir central: Shans, Karens, Kachins, Môns, avec des cessez-le-feu sporadiques en fonction d'accords militaires toujours précaires. Celles-ci fournissent leur lot de personnes déplacées, la plupart trouvant refuge dans les zones frontalières de Thaïlande.
Mais, contrairement aux Rohingyas, elles sont, institutionnellement du moins, reconnues comme des groupes ethniques ayant des droits théoriques.
L'exaspération suscitée par une telle situation, où est déniée jusqu'à l'identité d'une population, ne peut que nourrir une radicalisation identitaire, où le référent à la culture et à la foi musulmanes occupe une place centrale. Les autorités ne s'y trompent pas en détruisant assez régulièrement des mosquées et en ayant remplacé les enseignants musulmans par des enseignants bouddhistes. Pour autant, rien n'indique l'émergence de groupes dont la radicalité aurait pris la forme d'un Islam politique de nature néo-fondamentaliste; sans doute, le profond ancrage dans la ruralité de cette population, composée pour l'essentiel de petits paysans et de quelques pêcheurs, explique pour une part cette absence de dérive; en outre, l'influence éventuelle des néo-fondamentalistes bangladeshis n'a pu guère s'exercer, ceux-ci ayant manifesté davantage d'indifférence que de solidarité avec leurs coreligionnaires persécutés du pays voisin.
Les rumeurs selon lesquelles le réseau Al Qaida d’Ousama Ben Laden serait implanté parmi des membres de la résistance rohingya ont été propagées dès la fin septembre 2001 par les hommes du Nasaka, entraînant la fermeture totale de la frontière durant 3 jours (du 13 au 16 octobre) et justifiant une répression accrue. Ces rumeurs, sans fondements, participent de la diabolisation de la résistance rohingya, dont les activités militaires restent très réduites, essentiellement quelques coups de main à partir du Bangladesh. Selon Thet Lwin Oo, porte-parole du Muslim Information Committee of Burma (MICB), si les militants de l’ARNO ou d’autres groupes avaient bénéficié d’un entraînement quelconque ou d’un soutien de la part d’Al Qaida, la zone frontalière aurait connu une activité de guérilla de grande ampleur, ce qui n’est pas le cas.
Pogromes islamophobes
Dans le reste de la Birmanie, les diverses communautés musulmanes [6] servent aussi de cibles désignées pour dévier les mécontentements de la population. Sans être aussi dramatique que celui des Rohingyas, leur sort s’est considérablement détérioré depuis les dernières années: de véritables pogromes ponctuent leur existence, avec une fréquence qui s’est accélérée. Présentés comme des incidents intercommunautaires spontanés, alors que la présence de provocateurs est presque toujours attestée, et alors que police ou armée se gardent d’intervenir, ils se soldent régulièrement par des destructions de mosquées, des tentatives de conversions forcées, des incendies systématiques de maisons et de boutiques et, bien sûr, entraînent morts et blessés. C’est dans les villes que ces pogromes éclatent le plus souvent, à partir de prétextes futiles: en mars 1997, les grandes cités de Rangoon, de Pegu, de Mandalay et de Moulmein furent le théâtre de ces incidents sanglants. Plus récemment, en mai et juin 2001, Pegu et d’autres villes du nord comme Taungoo, Yadashe et Nyaunglebin, connurent de nouveau une vague de violence islamophobe, se soldant par une centaine de morts. Les informations ne parvenant que tardivement et difficilement depuis un pays où les étrangers ne peuvent circuler librement, l’inventaire de toutes ces violences n’est que parcellaire. Au lendemain du 11 septembre, c’est la région de Prome, à l’Ouest de Pegu, qui a de nouveau été ensanglantée et un couvre-feu instauré le 10 octobre 2001.
Dans les campagnes, l'armée, directement, s'en prend aux musulmans, leur extorquant leurs pauvres biens, exigeant qu'ils se convertissent au bouddhisme, religion d'Etat, et les poussant à fuir: dans l'Etat Karen, par exemple, où vivent quelques petites communautés musulmanes (les "Black Karen"), cette politique est si systématique que l'on a pu constater, parmi les nouveaux arrivants karen dans les camps de Thaïlande les derniers mois de 2001, que 1/3 étaient musulmans, sans commune mesure avec leur proportion dans la population de cet Etat.
Dans quelques rares cas, dont se sert la propagande du régime, et pour des raisons d'alliance tactique entre les groupes mafieux qui se partagent le pays, certaines communautés échappent (provisoirement?) à la vindicte islamophobe: c'est le cas de la petite communauté hui (musulmans chinois) de l'Etat shan qui a pu édifier une mosquée à Tachilek.
Cette exception ne saurait masquer la réalité globale: celle d’un pays totalitaire où l’on cherche à éradiquer, dans le silence[7] des médias mondiaux et des chancelleries, une culture minoritaire, musulmane en l’occurrence. Rohingyas et autres musulmans du Myanmar sauront-ils, en dépit des préjugés respectifs, s’allier avec les démocrates et les autres minorités opprimées du pays pour enfin que naisse une Birmanie démocratique ? Rien n’est, hélas, moins sûr… et la conjoncture internationale, où le soupçon pèse sur les musulmans, quels qu’ils soient, ne facilite pas cette perspective.
Michel Gilquin
Notes
[1] L’ancien nom de l’Arakan, à l’époque de l’arrivée des commerçants arabes au VIIIèmesiècle, était Rohang : aussi les musulmans sont appelés Rohingyas, tandis que les bouddhistes sont désignés comme Rakhines. La junte a également rebaptisé l’Arakan… Rakhine State!
[2] Environ à la même époque (1767), les armées birmanes saccagèrent totalement Ayutthaya, alors capitale du Siam.
[3] L’ARNO (Arakan Rohingya National Organisation), mouvement le plus radical né en 1988 de la fusion de plusieurs groupes, réclame désormais l’indépendance de l’Arakan.
[4] Voir le rapport de la FIDH d’avril 2000, Répression, discrimination et nettoyage ethnique en Arakan, sur le site www.fidh.org. (Ce rapport existe en français au format PDF, 480 Ko -cliquer ici pour le décharger.)
[5] Le 16 octobre 1982, la nouvelle législation imposa aux musulmans rohingyas de prouver que leurs ancêtres étaient établis en Birmanie avant l’occupation britannique! Faute de quoi, la citoyenneté leur est déniée ; le système juridique de citoyenneté en Birmanie est complexe: trois catégories sont distinguées: citoyens "normaux", associés et naturalisés. Ces dispositions visent également la majeure partie des Sino-Birmans.
[6] Les statistiques fournies sont douteuses et, dans ce pays opaque, on ne peut guère se fier qu’à des recoupements d’estimations: certains sources rohingyas indiquent 7 millions de musulmans dans le pays, mais ce chiffre semble exagér; quant aux 4% officiels, ils sont, à l’évidence, sous-estimés. Rappelons que la population totale de Birmanie est de 47 millions d’habitants.
[7] Seules, certaines ONG militent pour que soit brisé ce mur de silence. Rappelons que l’accès des étrangers aux régions des minorités ethniques est interdit.