Parmi les minorités qui inquiètent le régime communiste chinois figurent les Ouïgours musulmans du Xinjiang - région que les militants de la cause ouïgoure préfèrent désigner sous le nom de "Turkestan oriental". Connaisseur des minorités musulmanes en Asie, Michel Gilquin est associé au Centre Jacques Berque de Rabat et collaborateur de l'IRASEC (Institut de Recherche sur l'Asie du Sud-Est Contemporaine), à Bangkok. Après avoir présenté sur Religioscope une synthèse sur les musulmans du Sri Lanka et une analyse de la situation des Rohingyas de Birmanie, il poursuit son tour d'horizon de l'Asie orientale en nous familiarisant avec les enjeux autour du peuple ouïgour.
Le Journal (Maroc) - 23 février 2002 - Déjà, Marco Polo avait remarqué divers signes de l’influence de l’Islam à la cour de Chine. C’est dire l’ancienneté de cette présence dans l’Empire du Milieu: venant par les fameuses routes de la soie à travers l’Asie centrale dès le Xème siècle, le message coranique a essaimé, faisant naître des communautés musulmanes un peu partout. On en trouve ainsi notamment dans le Ningxia, le Shensi, le Kansu et, plus au sud, dans le Yunnan. Ces minoritaires sont communément appelés Hui ou, en français, Dounganes. On aurait tort cependant de les confondre avec un peuple, le peuple ouïgour, qui occupe un vaste territoire bordé du Kazakhstan, de la Kirghizie, du Tadjikistan, de l’Afghanistan et des Cachemires sous contrôles indien et pakistanais, ainsi que de la Mongolie. Ce pays, sur les cartes, est désigné sous le nom de Xinjiang, c’est à dire "nouvelle frontière"; mais ses habitants récusent cette appellation et lui préfèrent le nom de Turkestan oriental. Parlant une langue turcique, les autochtones ouïgours n’ont guère à voir avec les Han, ethnie dominante en Chine. Bien que cette région de Chine bénéficie d’un régime officiel d’autonomie ("région autonome ouïgoure du Xinjiang") censé protéger langue - en alphabet arabe - et coutumes, cette marche du géant asiatique connaît, comme le Tibet voisin, une entreprise systématique de sinisation. Jadis largement majoritaires dans leur pays, les Ouïgours tendent à devenir minoritaires, du fait de la colonisation de peuplement Han: ainsi se trouve légitimé l’emploi abusif du terme de "minorité ethnique"qui leur est appliqué et qui tend à en faire une des composantes parmi les autres musulmans sous l’autorité de Pékin.
Cette politique d’implantation ne pouvait que susciter une résistance; celle-ci, moins médiatisée que celle des Tibétains, a connu, dans les années 1990, un nouvel essor.
A la question identitaire s’ajoute le caractère géostratégique de la zone, qui en fait un enjeu de taille pour l’avenir de la Chine: commandant un accès au Toit du Monde, c’est-à-dire au château d’eau du XXIème siècle que forme la cordillère pamiro-himalayenne, c’est aussi un immense réservoir d’hydrocarbures dans le bassin du Tarim [1] et le passage obligé de futurs oléoducs. Enfin, c’est dans sa partie orientale que se situe le polygone nucléaire de Lop Nôr, où sont effectués les essais chinois.
Emergence d’un sentiment national
Les populations locales, tôt sédentarisées dans les oasis, mélange d’ethnies diverses, ne sont passées sous contrôle chinois qu’en 1759, mais, compte tenu de la rivalité entre Russes, Chinois et Britanniques dans cette zone, ce n’est qu’en 1884 que le Turkestan est devenu véritablement une province de Chine. En dépit de l’existence d’Etats éphémères sur des portions de ce territoire au XIXème siècle, tel l’Etat musulman de Kashgarie (1866-1876), la conscience de constituer une nation spécifique n’existait pas: l’attachement à l’Islam -un Islam, notons-le, marqué par le soufisme et une grande liberté accordée aux femmes - résumait le marqueur identitaire principal, transcendant les localismes. Région-carrefour imprégnée par les échanges durant des siècles, l’érection d’un référent de type national ne s’imposait pas. Avec la naissance de l’Union soviétique, puis celle de la République Populaire, sa fonction de lieu de brassage ethnique, de trait d’union entre deux aires de civilisation s’est considérablement amoindrie. Puis, dans ce qui était devenu un avant-poste chinois face à l’empire rival septentrional, a commencé à germer, avec les empiètements successifs de la présence han, le sentiment d’une identité spécifique où se mêlent inextricablement l’adhésion à l’Islam et l’utilisation des langues turciques: ainsi, avec les Ouïgours proprement dits, les communautés kazakh (7% de la population), ouzbek, kirghize, se reconnaissent-elles dans une revendication globale élargie d’"ouïgourité", la petite communauté tadjike persanophone restant plus réservée.
Dans les années 50, l’installation de Hans a entraîné des révoltes locales puis, en 1962, une forte répression a produit un exode de plusieurs dizaines de milliers de Ouïgours [2] vers le Kazakhstan et d’autres républiques soviétiques. La diaspora ouïgoure dans ces républiques devenues indépendantes en 1991 compterait aujourd’hui entre 500.000 et un million de personnes et son activisme nationaliste n’est pas sans inquiéter Pékin. L’implosion de l’URSS, accompagnée des affirmations nationales, l’essor des revendications démocratiques en Chine, brisées avec l’écrasement de la Place Tien-An Men en 1989, contribuent à une relance des aspirations nationales ouïgoures qui se traduisent par le désir de voir naître un Turkestan oriental indépendant. Dès lors, le séparatisme devient une des plus sérieuses menaces internes pour le régime de Pékin qui réagit à la fois en tentant de promouvoir le développement de cette région stratégique (mais en y favorisant les emplois destinés aux Han qui s’installent) et par une suspicion systématique à l’égard des autochtones. Séparatisme, nationalisme ouïgour, islamisme, et, bientôt, terrorisme, deviennent des synonymes disqualifiants dans le lexique pékinois traitant d’une région insoumise où, bien que les dirigeants - formels - d’Ouroumchi, la capitale, soient des locaux, conformément à l’autonomie octroyée, les dirigeants du Parti communiste dans la province - pouvoir réel - sont des Han.
Difficile cohabitation avec les Chinois
Le Xinjiang est peuplé de presque 18 millions d’habitants dont environ 40% sont des Ouïgours stricto sensu, 40% des Han, les 20% restants se répartissant entre diverses ethnies (Kazakhs [3], Kirghizes, Tadjiks, etc…), la plupart musulmanes. La cristallisation sur facteur religieux dans la revendication nationale a donc une extrême importance, puisque c’est lui qui emporte la majorité. En dépit d’une politique démographique moins restrictive pour les minoritaires, l’afflux d’immigrants han (estimations: 300.000 par an) met toutefois en péril à moyen terme cette suprématie numérique et menace de modifier irréversiblement la composition démographique de la région.
Outre la fragmentation du territoire, où certaines zones sont exclusivement peuplées par des Han dans des colonies de pionniers ou dans les grands complexes industriels, la cohabitation dans les villes à peuplement mixte (Ouroumchi, Yining, Korgas...) entraîne fréquemment des tensions, les deux populations se côtoyant mais ne se mélangeant pas. Tous les indicateurs montrent en outre que le niveau de vie des Han est supérieur à celui des Ouïgours.
Cette situation de type colonial débouche sur une crispation identitaire chez les autochtones et à des mobilisations de divers types.
La résistance et la répression
Le spectre de l’islamisme est souvent agité à propos du combat des Ouïgours. La présence attestée de dizaines de volontaires auprès des talibans d’Afghanistan (généralement expédiés là-bas à partir de madrasas pakistanaises et ignorant les enjeux) favorise une équation douteuse selon laquelle le mouvement séparatiste serait composé de fanatiques, de "mauvaises gens" selon la terminologie chinoise: version sinisée de la lutte du "Bien contre le Mal". Certes, l’oppression vécue entraîne une crispation sur l’identité religieuse, et la défiance vis-à-vis de l’Islam officiel de Chine encourage une lecture littéraliste des textes sacrés, avec le handicap ajouté d’une faible maîtrise de l’arabe. Remarquons également, au passage, que l’adhésion à cette conception universaliste (islamique) traduit paradoxalement la fragilité du sentiment national et représente un moyen de transcender certaines impasses [4].
La focalisation sur la seule composante islamiste radicale, qui tend à inventer un fondamentalisme qui n’avait pas cours dans la région, n’est pas innocente. Elle vise à discréditer toutes les autres composantes de la résistance à la sinisation, certaines prenant des formes de résistance armée et d’autres adoptant des voies de mobilisation pacifique, tel le mouvement des meshrep, assemblées villageoises pour la défense de la culture et des mœurs locales, qui fut interdit en 1995. Le déficit démocratique dans la société chinoise a conduit à une radicalisation des modes de résistance. Les émeutes [5] de Yining (Kuldja en ouïgour) en février 1997 furent l’expression de l’exaspération des Ouïgours de ne pas se faire entendre par d’autres moyens. Depuis lors, attentats et embuscades se sont succédé sans discontinuer, avec vraisemblablement des provocations (explosion de bombes "à l’aveuglette") destinées à justifier la répression.
Les événements du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ont été une aubaine pour les autorités de Pékin: les protestations des organisations de défense des droits humains, telles Amnesty International ou Human Rights Watch dénonçant la répression du peuple ouïgour, ont été balayées d’un revers de main sur l’autel de la coalition anti-terroriste internationale. Quelques jours avant le sommet de Shanghaï en octobre 2001 entre les présidents Jiang Zemin, Bush et Poutine, cinq "séparatistes"étaient condamnés à mort à Kashgar: ils n’étaient que les derniers d’une longue série…
L’efficacité de la répression des autorités infirme en réalité l’existence d’un mouvement de résistance structuré et unifié: selon Dru Gladney, professeur à l’Université de Hawaï et spécialiste de l’Islam en Chine, il s’agirait bien plus d’une mouvance de groupes atomisés, divisés et sans chef reconnu, bien qu’en exil, où l’on peut dénombrer au minimum cinq organisations, se détache la personnalité de Erkin Alptekin, qui fut président de l’Organisation des peuples et nations non représentées (à l’ONU), l’UNPO.
L’alliance qu’a su nouer la Chine avec les républiques d’Asie centrale ex-soviétique [6] vise à conjurer la menace séparatiste; ses efforts pour être reconnue comme membre à part entière de la coalition anti-terroriste [7] par Washington lui donnent à penser qu’elle a désormais les mains libres pour poursuivre sa politique de sinisation de son Far West. Jeu dangereux, car la région tout entière risque à terme à devenir une nouvelle poudrière, avec les effluves habituels de pétrole convoité...
Michel Gilquin
Notes
[1] Le Wall Street Journal évaluait les réserves de pétrole à 8,2 milliards de tonnes et celles de gaz à 2,5 millions de mètres-cubes (18.02.1993). Voir Hamid Khamraev, "La géopolitique du pétrole", in Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée orientale et le Monde turco-iranien(CEMOTI) n°25, 1er semestre 1998.
[2] D’après deux universitaires d’Almaty, H. Iskhatov et K. Akhmedova, entre 1954 et 1962, 300.000 personnes ont émigré.
[3] Des négociations entre Almaty et Pékin sont en cours visant à faciliter un éventuel "rapatriement" des Kazakhs de Chine.
[4] En effet, la solidarité musulmane n’est pasune réalité sur le terrai : les relations entre Ouïgours et musulmans Han ("Hui") implantés sont souvent orageuses!
[5] Selon les sources ouïgoures, la répression aurait fait une centaine de morts.
[6] Dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS).
[7] N’a-t-elle pas, pour ce faire, minimisé l’affaire des micros de l’avion présidentiel?